« Dans bien des cas, nous pouvons démontrer que s’ils semblent incompréhensibles, c’est pour la bonne raison qu’ils ne veulent rien dire. » (Sokal et Bricmont, comme toutes les citations suivantes.)
En lisant Impostures intellectuelles de Sokal et Bricmont, la première impression est qu’il ne s’agit pas d’un ouvrage contre la philosophie, mais d’un très bon ouvrage de philosophie et bien meilleur que ceux des postmodernes qu’il critique. Les auteurs s’attaquent à deux tendances du postmodernisme : son type d’argumentation (jargon obscur qui veut impressionner la galerie plutôt qu’informer et former le citoyen, entre exhibition d’érudition à des fins d’intimidation et phrases tout à fait dénuées de sens, importance accordée aux jeux de mots plutôt qu’aux faits auxquels ils font référence, au point de douter que des faits même existent, transposition systématique des notions des sciences exactes dans les sciences humaines, sans aucune justification d’une telle théorisation ni vérification de ses résultats, recherche absurde d’un changement de paradigme parallèle entre des champs aussi différents que sciences exactes et sciences humaines) et sa conception du monde (une révérence mêlée de méfiance, aussi irrationnelles l’une que l’autre, envers la science, un relativisme culturel qui devient relativisme cognitif, la conviction qu’il n’existe que des croyances subjectives et aucune vérité objective).
Les deux tendances s’associent sans se superposer : le style de pensée vient de philosophes et psychanalystes français et le relativisme cognitif des universitaires américains, mais elles finissent par se retrouver dans le même milieu et par se rendre service. En effet, si, comme le dit le relativisme cognitif, la science est une fiction (un récit, un mythe) parmi d’autres, on peut, comme le veut le style postmoderne, lui faire dire n’importe quoi.
Dans les matières où ils sont spécialistes (physique et mathématiques), Sokal et Bricmont révèlent l’incompétence des postmodernes, leurs erreurs flagrantes comme leurs extrapolations fantaisistes, en analysant les textes de Jean Baudrillard, Luce Irigaray, Julia Kristeva, Jacques Lacan, Bruno Latour, Paul Virilio, Gilles Deleuze et Félix Guattari (et nous pourrions en ajouter bien d’autres). Si les auteurs ne se risquent pas à juger de leur philosophie (sauf celle de Latour), ils montrent que cette incompétence (qui n’a d’égale que leur arrogance) fait naturellement douter de la validité de l’ensemble de leur œuvre. Leur style de pensée, que ne règlent ni la raison ni la réalité, s’avère foncièrement frauduleux et leur conception du monde découle d’a priori invérifiables qui invalident la possibilité même d’une connaissance.
Ce n’est pas seulement leur qualification dans telle ou telle discipline qui est en cause, mais leur qualification dans leur propre discipline et plus généralement leur habilité à penser, leur prétention à se prononcer sur la réalité, à constituer un savoir, quel qu’il soit. Ils se révèlent incapables (eux ou leurs exégètes) de transmettre leur philosophie d’une manière accessible au profane, comme c’est le cas dans toutes les sciences, y compris les plus ardues et abstraites ; car leur parole n’est qu’une forme sans contenu, forme extrêmement maniériste et travaillée élaborée autour du rien, ce qui donne une impression de complexité alors que leur pensée est au mieux banale, au pire absente. Confrontés aux critiques, ils ne cessent de répéter « c’est plus complexe », mais cette complexité, personne n’est capable de l’exposer, parce qu’elle ne tient qu’à la manière de dire, qu’à la lourdeur emberlificotée de leur style. La difficulté, ici, n’est que de l’esbroufe.
Dans la même idée, Sokal et Bricmont relèvent un de leurs artifices rhétoriques qu’ils nomment le subterfuge de l’ambiguïté : « Nous avons rencontré pas mal de textes ambigus qui peuvent être interprétés de deux façons différentes : comme une affirmation vraie mais relativement banale, ou comme une affirmation radicale mais manifestement fausse. Nous ne pouvons nous empêcher de penser que, dans un bon nombre de cas, ces ambiguïtés sont délibérées. En effet, elles offrent un avantage certain dans les joutes intellectuelles : l’interprétation radicale peut servir à attirer les lecteurs ou auditeurs relativement inexpérimentés ; et si l’absurdité de celle-ci est mise en évidence, on peut toujours répondre qu’on est mal compris, et se rabattre sur l’interprétation banale. »
D’après les auteurs, plusieurs raisons expliquent l’apparition du postmodernisme.
1. L’oubli ou le mépris de l’empirique. Certes, les faits ne suffisent pas à élaborer une théorie, mais sans eux aucune théorie n’est confirmée. La méthode scientifique se définit par une interaction complexe entre théorie, expérience et observation, et si on ne prend en considération que la théorie, on traite la science comme un texte, ce qu’elle n’est pas, en lui empruntant termes et expressions sans en comprendre les enjeux et la portée, et l’on réduit ainsi la science à un récit parmi d’autres.
2. Le scientisme en sciences humaines. Le scientisme est défini ici comme « l’illusion que des méthodes simplistes mais soi-disant “ objectives ” ou “ scientifiques ” peuvent permettre de résoudre des problèmes fort complexes ». Les sciences humaines en ont abusé en sociologie quantitative, dans l’économie néoclassique, le behaviorisme, la psychanalyse et le marxisme. Un ensemble d’idées qui ont une validité dans un cadre donné ont été étendues au-delà de toute raison et sans chercher à les tester et les corriger en fonction de leurs résultats. Le postmodernisme réagit contre ce scientisme des métarécits, notamment contre le structuralisme et le marxisme, mais il finit par douter de la science en général, en confondant les prétentions scientifiques des idéologies, nullement fondées, et la science elle-même. « Puisque telle ou telle méthode (simpliste) à laquelle on a cru dogmatiquement ne marche pas, alors rien ne marche, toute connaissance est impossible ou subjective, etc. » Ce qui est troublant, c’est que les postmodernes adoptent tour à tour les positions scientiste et antiscientifique et parfois les deux en même temps (mais sans doute pensent-ils que la logique est aussi une science dépassée).
3. Le prestige des sciences exactes. Les spécialistes que sont Sokal et Bricmont ne cherchent pas ici à interdire aux philosophes l’entrée de leur discipline ni à empiéter sur le terrain d’expertise de leurs confrères. Animés par un intérêt sincère pour les sciences humaines, dont témoigne tout leur ouvrage, ils cherchent à promouvoir une interdisciplinarité éclairée, rigoureuse, dûment informée, qui ne confond pas tout et n’utilise pas le prestige des sciences exactes comme argument d’autorité afin de résoudre des problèmes aussi complexes à formaliser et à vérifier que ceux des sciences humaines.
4. Le relativisme au sein des sciences humaines. Certaines disciplines comme l’anthropologie et l’ethnologie ont montré la nécessité d’adopter le relativisme culturel, ce qui a permis, entre autres, de dépasser l’eurocentrisme, d’interroger le mythe du progrès et d’écarter les dérives scientistes de la science. Mais le postmodernisme passe du relativisme culturel au relativisme cognitif, ce qui ne rend pas service aux cultures non européennes et revient même à les traiter avec condescendance.
5. La formation en sciences humaines, qui nous élève dans la vénération du texte et la révérence envers l’auteur, au lieu de nous éduquer à la recherche de la vérité. La forme compte alors bien plus que le fond. Comme le remarque Bouveresse, le jugement de valeur se fait selon un critère esthétique et non plus cognitif. Sokal et Bricmont soulignent quant à eux que la théorie prime ainsi sur l’expérience, dans la mesure où la matérialité du texte l’emporte sur sa référence au réel (ou le signifiant sur le signifié).
Venons-en aux conséquences de ce mouvement, toujours selon Sokal et Bricmont, en ajoutant mes interprétations. « L’effet du postmodernisme est triple : une perte de temps en sciences humaines, une confusion culturelle qui favorise l’obscurantisme et un affaiblissement de la gauche politique. »
Pourquoi rencontre-t-il un tel succès à gauche alors que, par son esprit obscurantiste et réactionnaire, il s’oppose aux valeurs des Lumières qui ont jusqu’ici guidé cette mouvance politique ?
1. Les mouvements sociaux des années 1960-1970 – féminisme, antiracisme, droits des homosexuels – ne se retrouvaient pas dans la gauche traditionnelle (le marxisme sous-estimant leurs luttes) et ont trouvé récemment dans le postmodernisme une philosophie qui répondait à leurs aspirations. L’association s’est faite de manière plus sociologique que logique, dans les universités américaines.
2. Le désenchantement de la gauche, qui ne parvient pas à inscrire dans la réalité ses idéaux de justice et d’égalité et se réfugie donc de plus en plus loin de cette réalité, et quoi de plus loin de la réalité que le postmodernisme ? Elle abandonne ainsi le combat pour se gargariser de discours, ce qui lui donne une bonne conscience à peu de frais, et se confine dans une pensée élitiste, considérablement éloignée des soucis du peuple qu’elle est censée représenter.
3. La science désignée comme cible facile. Comme le pouvoir semble intouchable, l’on attaque la science qui est instrumentalisée par lui. Certes, elle peut et doit l’être, comme institution et dans ses applications techniques, mais elle reste par définition une compréhension méthodique du monde par la raison et l’épreuve de la réalité. Rien n’est plus radical dans la société que cet esprit critique qui remet en question les traditions et le conservatisme. Le postmodernisme ne fait ici que servir les dominants, heureux de voir les dominés se désarmer : ils gardent seuls la maîtrise de la connaissance et de ses retombées et personne ne vient remettre en question l’irrationalité de l’inégalité. Ils peuvent aussi se gausser facilement du ridicule de ces théories absconses et absurdes et discréditer ainsi toute la gauche.
Cependant (et je quitte ici Sokal et Bricmont pour parler en mon nom), c’est sans doute en s’en prenant à la rationalité que le postmodernisme a rencontré son succès décisif. Certains se dispensent de penser et ils ont trouvé là une excuse parfaite à leur paresse, mais notre époque souffre aussi d’une rationalisation excessive de toute la vie sociale et subjective, appelant à une surcompensation, un abandon total à la déraison.
Il est évident que la raison est notre meilleure arme contre l’oppression, que le désenchantement n’est qu’une forme de lâcheté et que les luttes contre les discriminations ne doivent pas être abandonnées. Sur ce sujet, l’on peut parfaitement se positionner contre le postmodernisme et pour les droits des femmes et des minorités, même si peu de postmodernes le comprennent. Ils interprètent toute critique contre la réduction identitaire aux catégories de genre et de race comme un renoncement à ces luttes. Il faut dire qu’ils ont perdu depuis longtemps le sens des réalités et l’agilité de pensée auxquels nous habituent la confrontation aux faits et l’exercice de la logique. Par exemple, ils ne voient pas du tout qu’en adoptant cet identitarisme étroit, ils finissent par être aussi sexistes et racistes que leurs adversaires et qu’à terme leur relativisme absolu cautionne le racisme et le sexisme, qui deviennent des conceptions aussi valables que l’antiracisme et l’antisexisme. Ainsi ils ne voient pas qu’en permettant à tout homme de s’identifier femme, ils portent atteinte aux droits des femmes. Cécité étonnante, sommeil de la raison dont rien ne saurait les réveiller.
Cependant, je ne pense pas que la vie se résume à la raison ; et nous pourrions accepter le postmodernisme pour ce qu’il est : une forme de religion, une secte mineure et récente. Le problème est qu’il ne se présente pas pour tel. Il n’est pas enseigné comme de la théologie, une manière de faire sens avec sa foi, mais comme une science, une connaissance sur l’humain et la société, qui amène à terme à intervenir sur l’humain et à organiser la société en fonction de ses principes. Il s’impose par des mesures et des lois dans nos institutions et ses avatars deviennent, selon certains, une religion d’État. Il serait temps de lui donner la place qui lui revient.
Plus d’une fois, Sokal et Bricmont montrent comment les œuvres postmodernes fonctionnent comme des textes sacrés, entraînant des exégèses interminables sur ce qui en serait le sens, s’adressant à des élus qui maîtrisent la même rhétorique et perpétuent ses artifices, exigeant du lecteur une compréhension qui n’emprunte pas les canaux de la raison et s’apparente à la révélation. Ils n’argumentent pas, ni conceptuellement ni factuellement, mais impressionnent par des paraboles et l’autorité de leur parole.
Bien que tous les croyants doivent avoir les mêmes droits, il est permis de juger du contenu des croyances et d’en préférer certaines. De ce point de vue, le postmodernisme se révèle une religion particulièrement pauvre. Elle n’ouvre pas à l’immanence ni à la transcendance. Son mysticisme laïc célèbre le culte de la personnalité, celle de l’auteur ou de son lecteur, sans aucune révélation sur ce qu’on appelle le sacré, ce qui nous anime, nous dépasse et nous transporte. Dieu, ici, c’est soi-même. En même temps, elle ne repose pas sur l’expérience intérieure mais sur l’allégeance au groupe et se montre en cela agressivement prosélyte. Ceux qui ont vécu cette expérience intérieure savent par ailleurs que l’irrationnel, comme le rationnel, se fonde sur une réalité, tandis que le postmodernisme se fonde sur le refus de la réalité.
Enfin, cette religion nouvelle corrompt le langage, dissolvant l’essence de notre humanité et le ciment de nos sociétés. Elle nous empêche par son relativisme et son subjectivisme absolus de lutter contre toutes les formes de barbarie et de nous réclamer des valeurs humanistes qui nous ont affranchis. Dans son ordre, tout se vaut, tout est permis, il n’existe qu’un interdit : celui de juger, ce qui consacre le droit du plus fort et flatte les instincts des pires individus. Dans ses formes les plus extrêmes, sa doctrine se résume à : moi, moi, moi, et après moi le déluge. Religion du néolibéralisme ?
Je ne considère pas les religieux et les croyants comme des obscurantistes. Beaucoup d’entre eux ont l’avantage d’avoir appris à distinguer entre l’irrationnel et le rationnel et entre les domaines (dans la société et en eux-mêmes) qui se rattachent à l’un ou à l’autre. De toute évidence, le postmodernisme encourage à confondre les deux de la pire manière : en faisant appel à la déraison là où, précisément, devrait décider la raison.
« Finalement, souvenons-nous qu’il y a bien longtemps, il était un pays où des penseurs et des philosophes étaient inspirés par les sciences, pensaient et écrivaient clairement, cherchaient à comprendre le monde naturel et social, s’efforçaient de répandre ces connaissances parmi leurs concitoyens et remettaient en question les iniquités de l’ordre social. Cette époque était celle des Lumières, et ce pays était la France. »
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