Autre contradiction qui traverse notre culture, celle de la raison et de la passion, du rationnel et de l’irrationnel, de la pensée et du sentiment, de l’imaginaire et du réel.
Déjà, existe-t-elle ? Les sentiments comme les sens affinent, nuancent, éveillent notre intelligence. L’imagination, par ses prédictions et ses abstractions, nous permet de connaître le réel. L’irrationnel offre sa terre aux fondations du rationnel. La raison exprime une forme de passion, un profond désir de domination. Inversement, le réel nourrit l’imaginaire, la pensée conditionne perception et émotion, le rationnel constitue l’irrationnel en s’en distinguant.
Cette contradiction ne doit donc pas être réduite à une lutte figée entre deux figurants nettement délimités, le plus souvent investis des rôles du bon et du méchant, celui-ci étant, selon les valeurs et le vécu de chacun, l’obscurantisme de la passion débordante ou au contraire la cruauté de la raison sèche.
Il est vrai que, dans la vie, elle se présente souvent sous la forme d’un choix simple : faire usage d’un raisonnement logique étayé par des faits ou d’associations libres alimentées par des intuitions, adopter une approche objective fondée sur les rapports entre les objets ou subjective s’appuyant sur le rapport entre soi et l’objet, être attentif aux faits sans rien en inférer ou chercher à tisser entre eux un sens qui les dépasse, etc.
Il est impossible de tenir ensemble ces deux positions, puisqu’elles s’excluent l’une l’autre. Cependant, il est possible de les adopter l’une après l’autre, de les alterner. Possible et même nécessaire. Ne pas se donner corps et âme à l’une d’entre elles, changer de meneur dans la danse qui nous emporte, maintenir notre équilibre dans leur entrelacs. Il n’y a pas de méchant dans l’histoire. Ni la raison ni la passion. Le danger ne vient que de négliger l’une d’entre elles. La passion tourne à vide ou la raison s’épuise, ce qui revient au même état d’exhaustion, de non-sens, de violence.
Aujourd’hui, vivant avec un physicien, fréquentant des scientifiques, mais gardant mes anciennes amitiés parmi philosophes et artistes, je suis frappée par le succès postromantique d’une revanche de l’irrationnel, de la méfiance envers la science, accompagnée d’une régression impressionnante de la culture scientifique, d’un manque de rigueur et de cohérence qui gagne les raisonnements des sciences humaines même les plus simples – et il semble que moins ils ont de rigueur, plus ils ont de succès, du fait de leur facilité sans doute. Longtemps, j’ai été charmée par l’idée d’une philosophie qui reviendrait à ses racines poétiques, présocratiques, escaladant la crête entre vivre et savoir, et je le reste encore. Mais, maintenant, je suis effrayée par la médiocrité d’une pensée qui renonce à son exigence la plus haute, la plus belle et peut-être même (encore un de ces retournements) la plus irrationnelle : celle de la vérité.
Peut-être que j’exagère, que cela vient des milieux que je côtoie, de leurs discours si inégaux en qualité, qui préfèrent souvent l’idéologie à l’idée. Bien qu’ils se réclament de la science lorsqu’elle leur sert, ils aiment lui donner la responsabilité de toutes les aliénations de la modernité. Elle a beau sauver des vies, voyez-vous, elle blesse leurs sentiments. Les pauvres, vraiment. À vrai dire, il arrive qu’elle me blesse aussi, et je ne partage pas la vision du monde de mon compagnon, mais les blessures font partie de l’aventure. On ne cherche pas sans quelques éraflures.
Le mal n’est pas du côté de l’intelligence, d’une lumière trop crue, d’un scalpel trop aiguisé, d’un savoir qui nous déserterait de nos rêves, et pas non plus du côté de la bêtise, de l’ignorance, d’une pensée se complaisant dans son immaturité, comme voudrait nous le faire croire la pensée éclairée. Le mal est des deux côtés, dans la bêtise et son manque d’attention, de compréhension, mais aussi dans l’intelligence et son mépris, sa suffisance. Le mal se situe dans l’abus de faiblesse, soit dans la raison qui écrase la passion autant que dans la passion qui écrase la raison ; et en cela, comme disait Simone Weil, la barbarie est universelle. Elle n’appartient à aucune civilisation, aucune religion, aucun type de personnalité ; et le bien consiste à réduire cet abus, qui existe forcément, en nous comme autour de nous, à le réduire à défaut de pouvoir l’abolir, et non à le renverser afin d’en créer un nouveau. La science, disent-ils, désenchante le monde. C’est la barbarie qui désenchante le mien, c’est la laideur de sa brutalité, et elle peut prendre la figure d’un soi-disant réenchantement.
Née sous le signe du dragon et du Sagittaire, comme on me le rappelle plus souvent qu’il ne sied, destinée aux Chimères, je reste une fille des Lumières, le disciple de Descartes et Voltaire, de Galilée et Kepler, et j’en suis fière. Je préfère écouter les étoiles plutôt que de couvrir leurs murmures de mes histoires, ce qui ne me dispense pas d’entendre la voix auprès du feu, les contes qui me révèlent d’autres constellations, un ciel tout intérieur. On peut aimer, rêver, sentir, réenchanter, sans renoncer à la vérité, à sa précision, son exigence, sa forme de cruauté, oui, mais mon cœur a l’étoffe de la soutenir. Si je l’en préservais, il ne battrait pas plus fort. Au contraire, je l’envelopperais de pansements qui, à terme, l’étoufferaient. Car notre noyau n’est-il pas cette vérité pure ?

Note : Au sujet de Descartes, sur qui tout le monde s’acharne sans l’avoir jamais lu, la science a depuis longtemps dépassé ses distinctions et le considérer comme son représentant encore aujourd’hui révèle une profonde ignorance. D’autre part, sa pensée est bien plus subtile qu’on ne le croit. Un passage du Discours de la méthode, qui amènera à reconsidérer les lieux communs à son propos : « On pourrait s’étonner que les pensées profondes se trouvent dans les écrits des poètes plutôt que des philosophes. La raison en est que les poètes se servent de l’enthousiasme et exploitent la force de l’image. Comme dans le silex, il y a en nous des semences de science : les philosophes les tirent au jour par le moyen de la raison, tandis que par les moyens de l’imagination, les poètes les font jaillir et jeter une plus claire lueur. »
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