Analyse de la postmodernité
Ces derniers mois, j’ai critiqué tour à tour l’emprise du lacanisme sur le soin psychique, le renoncement à la raison, aux notions de vérité et de réalité, la diabolisation de la science, de la modernité et de l’Occident, les atteintes à la liberté de pensée qui surenchérissent en agressivité et une rhétorique identitaire qui nie l’évidence tout en créant d’intangibles dogmes. Autant de phénomènes qui peuvent se comprendre comme la manifestation d’un courant de pensée, le postmodernisme, appliqué à la vie. Une telle interprétation permet notamment de rendre compte de la régression vers l’ignorance et l’intolérance au sein de la gauche et dans les milieux artistiques et intellectuels.
Le postmodernisme critique la modernité et le modernisme, soit les Temps modernes, leurs idéaux de progrès et d’universalité, leur défense des droits humains, leur foi scientifique et le mouvement intellectuel et artistique du premier XXe siècle qui se confronte aux enjeux et aux risques de la modernité et tente de les articuler. Venant après la Seconde Guerre mondiale, dans les années 1960 et spécifiquement en France, cette philosophie est désabusée, sceptique, revenue des grands récits, que ce soit ceux de la religion, de la tradition, du positivisme ou du marxisme. Après les fascismes et leurs massacres, elle remet en question tout sens de l’histoire, critique l’ambition scientifique et ses applications techniques, le capitalisme et l’Occident en général.
Elle reste difficile à définir puisqu’elle considère la définition même avec suspicion. L’ensemble du langage lui inspire une profonde méfiance. Elle ne croit pas à sa capacité à atteindre le réel, mais seulement à renvoyer d’un mot à l’autre, comme les images de l’art ne pourraient plus que renvoyer de l’une à l’autre, se falsifiant au point d’effacer toute véracité, dans l’impossibilité de rendre compte d’un monde dont l’authenticité est irrémédiablement perdue. D’où le langage volontiers abscons et alambiqué de cette philosophie : l’obscurité est honnête en ce qu’elle nous rappelle que le réel nous échappe, tandis que la clarté est trompeuse puisqu’elle nous impose une réalité, la sienne, et nous fait croire qu’il s’agit du réel.
Ce discours s’accompagne souvent d’amertume, de ressentiment, de plus ou moins de nihilisme, mais il manie aussi l’ironie, la parodie, toutes les possibilités du second degré. Plus d’immédiateté ni de plénitude possible, rien qu’une expérience fragmentaire, falsifiée, frustrante. L’art remplace l’original par la copie, la création par l’emprunt, la pensée ne construit rien, mais déconstruit sans fin, le sens est perdu et s’il en reste, il doit être mis en crise, toute relation est aliénation, tout désir de savoir ambition de pouvoir, etc. Pensée que j’ai jugée déprimante lorsque je l’ai découverte, très peu vitalisante, bien éloignée du gai savoir et de la puissance d’agir, qui ne correspondait pas à mon expérience ni ne m’apprenait grand-chose sur le monde.
Je l’ai donc étudiée de mauvaise grâce et je préfère admettre tout de suite ma partialité. Il faudrait aussi établir des différences : si Lacan ne me fournit qu’une idée pour des pages et des pages d’ennui profond, dans un style pédant, précieux, bref, pénible, la pensée de Derrida détient un puissant pouvoir de suggestion et son langage chatoyant d’obscurité a un charme certain, préservant la mobilité du sens dans la fluidité du texte, sans le fixer dans aucun mot. S’ajoutent Foucault, Baudrillard, Lyotard, Deleuze et bien d’autres.
Le postmodernisme a rencontré un franc succès aux États-Unis, sous le nom de French Theory. Là-bas, il a été appliqué à la société, mis en pratique, notamment la déconstruction du discours de Derrida et la remise en question du biopouvoir de Foucault, ce qui a donné de nouvelles disciplines : post-colonial, critical race, gender, queer, disabilities, and fat studies et ces disciplines ont donné un activisme qui lutte aujourd’hui pour la justice sociale (Social Justice ou SocJus) en se fondant sur l’identité communautaire. Ses membres sont donc qualifiés, par leurs détracteurs, d’identitarians et leur discours domine la gauche de bien des pays, y compris en France. Ils se considèrent woke : éveillés, conscients et cherchent à éveiller, conscientiser les autres, par des méthodes de plus en plus totalitaires. Policiers du discours, décidant de ce qui doit être dit et comment, ils n’autorisent pas le débat, puisque le débat est en soi une atteinte à leur identité.
L’ouvrage d’Helen Pluckrose et James Lindsay Cynical Theories. How Universities Made Everything about Race, Gender, and Identity – and Why This Harms Everybody traite des tenants et des aboutissants de ce mouvement, en distinguant trois époques : celui de la postmodernité proprement dite, en France, des années 1960 au milieu des années 1980, puis celui de son application à la société dans les universités américaines au sein des différentes disciplines susmentionnées, du milieu des années 1980 aux années 2000, et enfin, depuis 2010, sa réification dans un activisme qui prend ces théories pour des vérités révélées que tous doivent reconnaître, respecter et pratiquer.
Les auteurs commencent par jeter de la clarté sur l’obscurité de la pensée postmoderne. Ils ne veulent pas donner à leurs lecteurs l’intelligence de toutes les subtilités de la postmodernité, mais leur permettre de comprendre l’origine de ce discours qui amène aujourd’hui à des affirmations surréalistes du type : le sexe est une construction sociale et non une réalité biologique, le langage est une violence, la raison une oppression, la science une croyance occidentale, seuls les blancs peuvent être racistes, toute interaction révèle une relation de pouvoir, etc.
Selon la postmodernité, la vérité n’existe pas. Le doute propre à la modernité se trouve radicalisé au point de faire de toute pensée une croyance, sans correspondance avec le monde. Le discours ne peut pas atteindre la réalité. Il ne crée un savoir que pour exercer un pouvoir au sein de la société. Le langage devient ainsi tout-puissant : il façonne notre réalité, puisque nous n’y avons accès qu’à travers lui, peut-être même que nous n’avons accès qu’à lui et non à la réalité. Le seul moyen de changer la réalité, c’est alors de changer le langage, qui devient un lieu moral et politique, où entrent en jeu les rapports de force de la société. Pour les renverser, il faut effacer les définitions et leurs oppositions : plus de contradiction, ni même de distinction, entre subjectif et objectif, vérité et erreur, naturel et artificiel, humain et animal, humain et machine, arts et sciences, normal et pathologique, etc. Toutes les affirmations se valent également selon leur contexte de formulation. L’aspiration à l’universalité est remplacée par le relativisme des cultures, tout comme l’individu n’est plus que le résultat de sa construction sociale et dérive des groupes qui le constituent.
Pluckrose et Lindsay résument ainsi le principe du postmodernisme : aucun savoir objectif n’est possible, mais la société est constituée de systèmes de pouvoir qui décident ce qui peut être connu et comment. Principe qui amène à l’effacement des catégories, à la toute-puissance du langage, au relativisme culturel et à la perte de l’individu et de l’universel pour l’identité de groupe.
Cependant, le postmodernisme tourne à vide, puisqu’il ne croit pas au réel, se prive d’imaginaire, n’espère pas en l’action, ni en l’amour et ne perçoit rien dans sa primeur et sa plénitude. Ne lui restent que l’ironie amère, la disruption intempestive, la déconstruction jusqu’au néant. Son interprétation par le pragmatisme américain le renouvelle alors et le prépare à une grande postérité. Appliqué à la vie, les axiomes postmodernistes donnent : la supériorité du ressenti sur la vérité, soit de l’expérience subjective sur la preuve objective, l’examen au millimètre du moindre discours pour y déceler des micro-agressions et le jugement selon nos valeurs actuelles de toutes les représentations passées, l’Occident placé au pinacle des oppresseurs, son savoir et son éthique (donc des droits humains comme l’égalité et la liberté et des sciences comme les mathématiques et la physique) considérés comme des mythes locaux indûment importés ailleurs et l’émancipation de l’individu réalisée par la reconnaissance des groupes qui l’englobent (il n’est plus qu’une poupée russe sans essence si ce n’est les catégories qui le subsument).
Ainsi, un esprit colonialiste dira que seuls les Européens peuvent accéder à la raison et exercer la science, un esprit moderniste, donc universaliste, que tous les humains en sont capables, un esprit postmoderniste que la raison et la science ont servi aux Européens pour assurer leur pouvoir et asservir les non-Européens et un esprit appliquant le postmodernisme (comme dans les post-colonial studies) que la raison et la science sont le propre des Européens et doivent être écartés pour valoriser d’autres manières de savoir, non européennes. La critique postcoloniale retrouve donc l’attitude coloniale, ce qui bien sûr dessert les pays anciennement colonisés.
Il ne s’agit pas ici d’étudier leur réalité variée par une approche empirique rigoureuse qui permettrait leur (re)connaissance, mais de traiter des discours à leur propos, par une déconstruction interminable, volontairement dépourvue d’objectivité et d’impartialité, et qui perpétue en conséquence les lieux communs. À ce propos, comment peut-on ignorer l’histoire au point de dire que la raison et la science seraient le privilège de la culture européenne ? Le mythe, autrefois comme aujourd’hui, ce n’est pas la raison et la science, c’est que la raison et la science seraient le propre de l’Europe.
Pluckrose et Lindsay prennent l’exemple d’une atteinte aux droits humains dans un pays qui fut colonisé : les chercheurs en post-colonial studies auront du mal à la reconnaître en ce que la législation des droits humains est considérée par eux comme une forme de colonisation et, s’ils la reconnaissent, ils en donneront la responsabilité à la colonisation, sans jamais prendre en compte la tradition du pays en question, notamment religieuse. Considérations souvent mal reçues par la population concernée, d’autant qu’elles viennent d’un des pays les plus impérialistes, les États-Unis. Les auteurs relèvent aussi leur manière de réécrire l’histoire, non pour enlever le biais du colonisateur qui l’a racontée, mais pour y ajouter celui de leur idéologie postcoloniale. Ils ne cherchent pas à s’approcher au mieux de la réalité de ce qui fut, parce qu’ils ne croient pas qu’on puisse l’atteindre, mais à l’emporter dans la guerre des discours, le langage perpétuant pour eux l’emprise des puissants.
Les queer studies appliquent quant à elles le postmodernisme au genre, au sexe et à la sexualité : le langage nous écrit dans la réalité, il nous contraint à entrer dans ses définitions et nous devons nous en affranchir par sa subversion jusqu’à l’absurde. Toute appartenance à une catégorie est perçue comme une oppression opérée par la société, plus précisément une normalisation, que le mouvement queer vient troubler et transgresser. La norme peut être descriptive (ce qui est le plus souvent) ou prescriptive (ce qui devrait être dans tous les cas). Les queer studies confondent à dessein ces deux niveaux : ce qui concerne la majorité (le plus courant au sein de la population) devient forcément une oppression pour la minorité (le plus rare au sein de la population) ; et la libération de la minorité ne s’accomplira pas dans sa reconnaissance et son acceptation par la majorité, mais par la déconstruction de la manière dont majorité et minorité se définissent afin qu’il n’existe plus ni majorité ni minorité. La norme étant cisgenre, hétérosexuelle et mâle, il ne faut pas chercher à rendre tout aussi normales les conditions femelle, transgenre et homosexuelle, mais rendre tout anormal, par hybridation et mélange, au point que les notions mêmes de cis et trans, hétéro et homo, mâle et femelle n’existent plus.
Judith Butler est à l’origine de ce mouvement – la philosophe la plus étudiée dans les universités américaines, qui a aussi reçu le prix de la pire écriture universitaire. Elle a hérité du style sans grâce de ses prédécesseurs, cultivant une obscurité qui garde son auditoire sous emprise. En effet, quand le savoir est transmis, il affranchit le disciple, celui-ci quitte le maître, qui n’a plus rien à lui enseigner, et va confronter son apprentissage à la réalité. Au contraire, quand le savoir ne cesse d’être retenu et différé, l’élève reste sous l’égide du professeur et lui demande à tout propos la permission de penser, sans s’aventurer seul dans le monde.
Grande lectrice de Foucault, Butler lui emprunte la notion de biopouvoir : le pouvoir instrumentalise le savoir, en particulier la science, afin de s’étendre et se renforcer. Comme la théorie et la pratique médicales ont entretenu des idées fausses et néfastes sur les sexes et les sexualités et les ont pathologisés (la féminité comme hystérie, l’homosexualité comme perversion, l’intersexualité comme devant être corrigée par une réassignation à un sexe), la biologie serait intrinsèquement et irrémédiablement une violence exercée par les puissants, les dominants. Les queer studies ne croient donc pas en la science (sauf quand elle illustre leurs théories) et n’y voient qu’un discours d’oppression, alors même que la biologie a servi récemment la cause des femmes et des homosexuels : en comprenant mieux la spécificité de la femme, sans la décalquer depuis l’homme, et en prouvant que l’homosexualité était un fait de nature, inné et entièrement normal, qui se retrouve chez d’autres animaux que l’humain. De même, si elle était écoutée, on ne maltraiterait pas les enfants dysphoriques ou non conformes en leur prescrivant systématiquement la transition.
Pour Butler, tout est construction sociale, construction oppressive qui doit donc être déconstruite, surtout les oppositions binaires (idée qui vient de Derrida). Sa théorie se fonde sur un démenti non seulement de la science, mais de la réalité la plus simple. S’il est évident que tout n’est pas inné, que la culture doit être prise en compte dans notre compréhension de l’humain, il est tout aussi évident que tout n’est pas acquis et que la nature ne doit pas être oubliée. D’autre part, femmes et hommes, homosexuels et hétérosexuels, cisgenres et transgenres ne veulent pas, pour la plupart, voir leur identité être abolie, surtout quand ils ont lutté pour l’accepter et la faire accepter.
Le mouvement queer souhaite nous donner une leçon d’ouverture d’esprit, en nous imposant sa nouvelle norme : l’anormalité, sans prendre en compte nos résistances légitimes. Il veut à tout prix politiser l’intimité, ce qui va à l’encontre de nos sociétés qui distinguent le privé du public, et j’ai montré dans mes derniers articles comment leur activisme sabote les causes qu’ils disent défendre : les droits des trans, des homosexuels et des femmes, en outrepassant largement les revendications des premiers, en niant les orientations sexuelles des seconds et en effaçant tout simplement l’existence des dernières.
Le postmodernisme a gagné le féminisme au-delà des queer studies. Pour résumer, les féministes libérales cherchent à donner des droits et des libertés égales aux femmes et aux hommes, les féministes matérialistes (marxistes) considèrent les femmes comme une classe exploitée par les hommes, les féministes radicales cherchent à renverser le patriarcat, percevant la domination masculine au-delà des champs sociaux économiques, dans le corps et la sexualité. Les libérales préfèrent ajuster les institutions existantes, tandis que les matérialistes et les radicales veulent les réinventer, mais les trois types de féministes s’accordent sur un idéal de justice réalisé par une inscription dans la loi.
Le féminisme postmoderne se démarque des précédents. Selon lui, la différence entre hommes et femmes est construite et doit être déconstruite. Le véritable sujet, c’est donc l’institution sociale de la différence, soit le genre. Ainsi, les woman studies sont rebaptisées gender studies et s’intéressent davantage aux discours et aux représentations qu’aux conditions réelles de l’inégalité et à leur possible résolution. Ce féminisme adopte pour se définir le concept d’intersectionnalité, élaboré par Kimberlé Crenshaw en 1989. Afro-Américaine, Crenshaw souligna à juste titre que les féministes, souvent blanches et aisées, ne prenaient pas en compte la situation des femmes noires qui se trouvaient à la croisée de plusieurs discriminations (de sexe, de race et de classe).
Cependant, l’intersectionnalité a largement dévié de son sens premier, comme le déplore Crenshaw elle-même. Elle ne sert plus à lutter contre l’oppression, mais à mener une politique identitaire, qui substitue à la notion d’oppression celle de privilège : privilège de blanc, mâle, hétéro, cis, mince, voyant, entendant, etc. Les privilèges sont aussi nombreux que les identités. Des gender studies sont issues les disabilities studies et les fat studies, où s’appliquent les mêmes grilles de lecture : la norme étant la minceur et l’absence de troubles (mentaux ou physiques), la grosseur et le handicap ne sont plus seulement défendus afin que la société les accueille sans discrimination, ni étudiés afin de mieux comprendre leur origine : ils deviennent une identité revendiquée et tout soin apporté par la science est une violence visant à l’effacer. Je doute que les intéressés se reconnaissent dans ce genre de déclarations. D’autant que l’anxiété et la dépression font partie de ces identités à protéger.
Le postmodernisme se trouve ainsi réifié dans un activisme agressif, issu de ces différents champs d’études. Il a perdu le second degré, l’opacité et le scepticisme radical des fondateurs. Il parle clair et net, ne tolère pas la dissension ni le dialogue, décrète ce qui doit être sans se soucier de ce qui est et cherche à censurer toute contradiction. Il exige que nous reconnaissions comme des vérités irréfutables des théories infalsifiables, élaborées par quelques philosophes français obscurs et désabusés, appliquées à la vie de manière pour le moins hasardeuse par des chercheurs américains et qui maintenant devraient être considérées comme la seule manière de bien agir et bien penser. Bref, le postmodernisme est devenu exactement ce qu’il critiquait : un métarécit, une nouvelle idéologie dominante.
Selon la politique identitaire, l’oppression ne trouve aucune résolution, puisqu’elle vient d’un privilège qui tient du péché originel et que rien, aucune mesure légale, sociale ou économique, ne pourra effacer. La discrimination se retrouve partout, chez tous, surtout de manière inconsciente. Tout homme est sexiste, tout blanc raciste, tout voyant plein de préjugés contre les aveugles, etc. Même s’il prétend le contraire, souhaite s’améliorer ou réparer ses torts, sa faute est ineffaçable et il est le seul à la porter. En effet, en définissant le privilège comme l’alliance du préjugé au pouvoir, la politique identitaire identifie par raccourci le préjugé au privilège et affirme en conséquence qu’aucune femme ne peut être sexiste, aucun non-blanc raciste, etc. Or l’absence de réciprocité ne saurait porter à l’égalité.
Plus généralement, leurs conceptions alimentent la culpabilité comme la victimisation. Elles n’invitent pas à la résilience ni à la compréhension, mais entretiennent la division et oublient commodément la réalité économique. La classe n’est mentionnée qu’en passant, comme une identité parmi d’autres et nullement décisive, dans la longue liste des avantages ou désavantages. Ainsi la gauche abandonne en toute bonne conscience les classes populaires. Pluckrose et Lindsay remarquent que les officiers de la SocJus employés dans les entreprises et les organisations afin de vérifier la représentation et le respect des minorités sont issus d’une haute classe sociale, ont reçu une éducation supérieure et touchent un salaire trois fois supérieur au salaire moyen aux États-Unis.
La politique identitaire est intenable sur le long terme. Elle est divisée par sa multiplicité et très limitée dans son propos. Les identités discriminées se discriminent entre elles. Qui choisir ? Qui est le plus discriminé ? Toutes les discriminations se valent-elles ? Et n’y a-t-il pas contradiction entre les queer and gender studies qui abolissent les définitions de soi et les post-colonial and critical race studies qui les rendent indépassables, alors même que le sexe est une réalité bien plus stable et incontournable que l’ethnicité ? Tout nouveau-né appartient à l’un ou l’autre sexe (sauf cas extrêmement rares et qui entraînent complications), tandis qu’il mélange les populations elles-mêmes mêlées dont sont issus ses deux parents. Mais cela ne dérange pas les identitarians. Rappelons-nous qu’ils ne croient pas à la réalité (pur produit de notre discours) ni à la logique (instrument des puissants pour perpétuer leur emprise). De plus, leur coupage de cheveux en quatre n’amène pas à des mesures concrètes contre des discriminations réelles, il encourage plutôt la recherche des discriminations les plus imperceptibles qui seraient les plus oppressives, notamment dans le langage (plus réel que la réalité, selon les postmodernistes, lieu du savoir et donc du pouvoir). D’où cette obsession pour l’écriture inclusive, les termes inclusifs, les énumérations inclusives, les représentations inclusives.
Les identitarians annoncent qu’ils s’expriment au nom des opprimés, mais si ceux-ci tiennent un autre discours que le leur, ils les font taire, en répliquant qu’ils ont intériorisé l’oppression et souffrent de quelque syndrome de Stockholm. Bien des femmes trouvent que l’écriture inclusive ne défend pas leur cause et qu’elle révèle une méconnaissance profonde de la langue française (d’ailleurs, elle s’accompagne souvent d’une orthographe douteuse). De même, le terme de race revient dans notre vocabulaire par l’intermédiaire des États-Unis et dérange presque tout le monde, y compris ceux qu’il devrait représenter. En français, il a une longue histoire d’eugénisme, du sang noble au mythe aryen en passant par la hiérarchisation des peuples de Gobineau. Il a toujours servi à inventer l’inégalité, justifier l’exploitation qui en découle, et ce jusqu’à l’extermination. Après le génocide des Juifs, il a été proscrit du langage, si ce n’est pour dénoncer son usage, dans les termes racisme et raciste. Par ailleurs, il ne recouvre aucune réalité biologique, l’espèce humaine ne contient pas de races, les scientifiques parlent de populations, car la variation est mineure. Comme dans le cas des femmes, bien des concernés ne se reconnaissent pas dans le terme voulu inclusif de racisés, qui est raciste en ce qu’il oppose les blancs à tous les autres, réduits dans leur diversité, et semble établir des degrés de citoyenneté. Une femme le formulait en commentaire d’un article adoptant ce terme : « Je ne suis pas racisée, je suis noire. » On pourrait débattre de ces questions d’orthographe et de vocabulaire, mais quand les concernés ont quelque chose à redire à ce langage censé les représenter, les identitarians ne se remettent pas en question et leur font la leçon. Le seul discours accepté, c’est celui du postmodernisme. La modernité et son idéal d’universalité ? Au mieux, une vieille lune, au pire, la cause même de la xénophobie et de la misogynie (alors que celles-ci ne se limitent ni à l’Europe ni aux Temps modernes).
Les vraies avancées en justice sociale n’ont pas été faites par ce mouvement, comme le rappellent Pluckrose et Lindsay : les droits de noirs, des femmes et des homosexuels ont été reconnus au cours du XXe siècle par des mouvements qui s’inspiraient des principes modernes d’universalité, de liberté et d’égalité, dont les arguments étaient imparables en ce qu’ils étaient fondés en raison, celle-ci étant reconnue comme le critère du juste. Or ces acquis sont récents, inachevés et menacés, non seulement par l’extrême droite, mais par cette gauche qui ressemble au fascisme qu’elle prétend combattre : elle préfère la débauche d’émotion à l’exercice de la raison, justifie le recours à la censure et à la violence et renonce à l’universalité pour l’identité. Il ne fait pas de doute non plus que ces deux extrêmes s’alimentent et se radicalisent l’un contre l’autre, laissant peu de place entre eux au dialogue éclairé, à la pensée soucieuse du vrai.
Il est indispensable de critiquer la raison, de contrôler les techniques, de pratiquer la science avec conscience, de chercher une alternative à notre modernité qui aliène l’individu et épuise la planète. Il est tout aussi indispensable de reconnaître, non pas que les idéaux de liberté, d’égalité et de fraternité sont injustes et mensongers, mais que nous avons souvent échoué à les réaliser – bien que parfois, aussi, réussi. Le postmodernisme, surtout dans sa version actuelle, ne mène à rien. Sa déconstruction a tourné à la destruction. Son nihilisme foncier éclate au grand jour. Ne pas croire en la science ne permet pas de la critiquer. Ne pas croire en la liberté ne permet pas de la garantir. Ne pas croire à la réalité ne la dispense pas d’exister. Et trop croire au langage ne dissipe pas ses leurres. Ceux qui professent cette philosophie aujourd’hui font souvent preuve d’une ignorance embarrassante des sciences de la nature comme des sciences de la culture (notamment de l’histoire). Ils discréditent les disciplines qu’ils pratiquent en les réduisant à un discours idéologique et sabotent les causes qu’ils prétendent servir en perdant de vue à la fois la personne et l’humanité.
Assez, il est temps de dépasser le postmodernisme. Sans ajouter de post au post. Laissons la langue tranquille. Ce serait un bon début.

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