Le réalisme spéculatif et Pierre Huyghe
La philosophie moderne se fonde sur la relation entre l’homme et le monde, le sujet et l’objet, sans concevoir ces termes l’un sans l’autre. Ainsi, pas d’objet sans sujet, pas de sujet sans objet. Le réel est relation, pour soi, jamais en soi. Cette conception hérite de Kant qui établit que nous n’avons accès qu’à la corrélation de la pensée et de l’être, et jamais à l’un de ces termes pris isolément. Avant lui la philosophie pense la substance, après lui la corrélation. L’enjeu est de penser au mieux, au plus juste, non plus Dieu, l’atome, l’idée, l’individu, mais le langage, la conscience. Conscience et langage deviennent en effet les deux lieux de la corrélation au XXe siècle, la première donnant lieu à la phénoménologie et la seconde à la philosophie analytique. Ces deux objets sont uniques en ce qu’ils sont des objets-mondes, comprenant à la fois tout en eux et tout en dehors d’eux, ne pouvant être qu’en s’ouvrant vers le monde et en en interdisant l’accès : « Ils ne renferment le monde en eux que parce que, à l’inverse, ils sont tout entiers en lui. Nous sommes dans la conscience ou le langage comme dans une cage transparente. Tout est dehors mais il est impossible d’en sortir. » (Wolff) L’ensemble des connaissances s’en trouve bouleversé, car la garantie de la vérité se situe dans l’accord entre les consciences et non plus l’adéquation entre la pensée et l’être, qui reste insaisissable. « La vérité scientifique n’est plus ce qui se conforme à un en-soi supposé indifférent à sa donation, mais ce qui est susceptible d’être donné en partage à une communauté savante. » (Meillassoux) Le réel en tant que tel, l’en soi, c’est-à-dire le sans moi, sombrent dans un inconnu inconnaissable, un non-savoir absolu, lieu de foi ou d’émoi, existant peut-être ou peut-être pas, ne pouvant en tout cas être objet de savoir, même philosophique, que ce soit pour déterminer s’il existe ou non ou pour définir ses caractéristiques. Un néant borde un monde transparent.
Le réalisme spéculatif, mouvement constitué entre 2006 et 2007, se positionne contre une telle conception qu’il nomme « corrélationisme » ou « philosophie de l’Accès humain ». Quatre philosophes en sont les initiateurs : Ray Brassier, Iain Hamilton Grant, Graham Harman et Quentin Meillassoux. Ils partent d’un même refus du corrélationisme mais prennent ensuite des chemins différents : Harman croise Husserl et Heidegger pour écrire une phénoménologie sans sujet, fondée sur l’objet, Meillassoux radicalise le corrélationisme au point de l’inverser, Grant s’inscrit dans la suite de Schelling et Deleuze, et Brassier se consacre au naturalisme scientifique, ne reconnaissant pas de faille entre la réalité et les conditions dans lesquelles la science la connaît. Chacun tente à sa manière de formuler un savoir du non-savoir, une connaissance de l’inconnaissable. Ils discernent des formes dans le néant, obscurcissent la transparence du monde, ouvrent la cage de la conscience et du langage aux quatre vents du Grand Dehors irrémédiablement perdu par les modernes, ce « Dehors absolu des penseurs précritiques : ce Dehors qui n’était pas relatif à nous, qui se donnait comme indifférent à sa donation pour être ce qu’il est, existant tel qu’en lui-même, que nous le pensions ou non ; ce Dehors que la pensée pouvait parcourir avec le sentiment justifié d’être en terre étrangère – d’être, cette fois, pleinement ailleurs. » (Meillassoux)
En prenant pour objet l’en soi ces penseurs reformulent la métaphysique tout en s’ancrant dans le physique, qu’il prenne la forme de la nature de Grant, de l’objet de Harman, de la science mathématique de Meillassoux ou de celle naturaliste de Brassier. C’est pourquoi ils se définissent à la fois comme réalistes et spéculatifs.
Concentrons-nous sur Meillassoux, inventeur du terme corrélationisme, initiateur du réalisme spéculatif. Dans Après la finitude, essai sur la nécessité absolue de la contingence, il pense la zone de non-savoir laissée par Kant par et pour la science. En effet celle-ci interpelle la philosophie en pensant un temps et un espace sans l’homme, précédant même l’apparition de la vie. Comment le corréalationniste peut-il rendre compte d’une telle science ? Il en fait un non-sens, écoutant prudemment l’énoncé du scientifique pour l’invalider : à « l’événement x s’est produit tant d’années avant l’émergence de l’homme » il ajoutera « pour l’homme ». Il pense seulement déplacer le point d’énonciation de l’énoncé sans changer son contenu, mais ce déplacement situe le contenu dans un monde de suppositions et de chimères dont seul a conscience le philosophe éclairé à la différence du scientifique illusionné. La science est nulle et non avenue parce qu’elle pense un temps impensable, un temps autre que celui de la conscience, antérieur à elle. « Un Temps non seulement antérieur à la donation, mais essentiellement indifférent à celle-ci, puisque la donation aurait très bien pu ne jamais émerger si la vie n’était pas apparue. » Meillassoux se propose de penser la science qu’escamote le corrélationnisme : « c’est là l’énigme qu’il nous faut affronter : la capacité des mathématiques à discourir du Grand Dehors, à discourir d’un passé déserté par l’homme comme par la vie », car elles ont réussi « ce que la philosophie moderne nous enseigne depuis deux siècles comme l’impossible même : sortir de soi-même, s’emparer de l’en-soi, connaître ce qui est que nous soyons ou pas. »
En vérité, le corrélationisme se donne depuis sa naissance comme serviteur de la science, alors qu’il en est une formidable dénégation. Kant en pensant les conditions de la science moderne la vide de sa portée et son impact. Il a dit réaliser la révolution galiléo-copernicienne en philosophie, il a en fait mené une contre-révolution ptolémaïque, car « la révolution galiléo-copernicienne n’a (…) d’autre sens que le dévoilement paradoxal de la capacité de la pensée à penser ce qu’il peut y avoir, qu’il y ait pensée ou non » tandis que la pensée kantienne enferme l’homme dans la camisole blanche de sa pensée, la cage transparente de son regard, qui deviennent toujours plus étroites à mesure que le Grand Dehors de la science s’étend et s’ensauvage, passant des données a priori de la perception à la conscience, au langage, à la culture, à l’époque, au genre etc. La science moderne permettait de penser l’absolu rationnellement, ce qu’interdit la philosophie moderne, plaçant l’absolu dans un au-delà du savoir, abandonnant la métaphysique qu’elle avait pour objet pour laisser place à la religion, devenant « la servante libérale de n’importe quelle théologie, fût-ce une athéologie » et le fondement théorique de tous les fanatismes. « Loin du jugement habituel qui voit dans la modernité occidentale un vaste mouvement de sécularisation de la pensée, nous pensons que le trait frappant de la modernité consiste bien plutôt en ceci : le moderne est celui qui s’est enreligé à mesure qu’il se déchristianisait. Le moderne est celui qui, dans la mesure où il ôtait au christianisme toute prétention idéologique (métaphysique) à la supériorité de son culte sur tous les autres, s’est livré corps et âme à l’égale légitimité véritative de tous les cultes. »
Dépassant Kant par un retour à Descartes, Meillassoux établit un réel absolu et en dérive la portée absolue des mathématiques. Cependant Descartes fait de son principe absolu Dieu et de la propriété absolue l’étendue : par la critique kantienne le principe est disqualifié comme métaphysique et la qualité comme sensible. Meillassoux élabore donc un cartésianisme postcritique. Reprenant la structure de la pensée cartésienne, il en change les termes. Revenons sur son raisonnement.
La métaphysique dogmatique, dont Descartes est l’un des représentants, a pour fondement la preuve ontologique et le principe de raison. La première soutient qu’un étant parce que tel ou tel doit absolument être, qu’il est nécessaire par sa seule essence. Ainsi chez Descartes, c’est parce que Dieu a pour essence d’être parfait qu’il doit nécessairement exister. Le second postule que toute chose a une raison d’être et pense donc une raison ultime qui soit raison de toute chose comme d’elle-même. La métaphysique dogmatique pense donc au moins un étant comme nécessaire (preuve ontologique) et culmine dans la thèse que tout étant est nécessaire (principe de raison). La critique kantienne rejette preuve ontologique et principe de raison, révélant l’infondé de l’une et l’autre en démontrant que tout étant est inséparable de la pensée de cet étant et n’existe donc que pour nous et non en soi.
Toutefois le corrélationisme doit se défaire d’un second contradicteur. La métaphysique dogmatique et son réalisme quelque peu naïf représentent l’ennemi extérieur, facile à désarmer. Ensuite vient la métaphysique du sujet et son réalisme corrélationnel, l’ennemi intérieur, plus dangereux, qui fait d’un absolu non un étant ou le réel mais la corrélation elle-même, la relation entre sujet et objet, hypostasiant un terme intellectif, conscientiel ou vital : c’est la représentation de la monade leibnizienne, le sujet-objet objectif, c’est-à-dire la nature de Schelling, l’Esprit hégélien, la Volonté de Shopenhauer, la volonté de puissance (ou les volontés de puissance) de Nietzsche, la perception chargée de mémoire de Bergson, la Vie de Deleuze, etc. Contre une telle pensée le corrélationnisme doit renforcer ses positions. Tandis que Kant affirme qu’il y a de l’en soi et qu’il est non-contradictoire, le corrélationisme fort pose que l’en soi peut être ou ne pas être et, s’il est, peut être contradictoire ou ne pas l’être. La corrélation est factice, il est impossible de savoir si elle est nécessaire ou contingente, impossible donc d’en faire une métaphysique du sujet. Le corrélationisme faible de Kant pose la limite extérieure et le corrélationnisme fort de, par exemple, Wittgenstein et Heidegger la limite intérieure qui l’une et l’autre excluent l’en soi du savoir.
Contre la métaphysique de l’étant et du sujet, par le primat de la corrélation et la facticité du corrélat, les corrélationismes faible et fort interdisent tout accès au Grand Dehors, par l’intérieur ou l’extérieur. Comment sortir ? Comment l’atteindre ? En portant le corrélationisme fort jusqu’à ses ultimes conséquences. En départageant un en soi et un pour nous, celui-ci présuppose que toute chose pourrait être autre ou ne pas être, qu’elle a la possibilité de dévier du donné. Ainsi, face à l’impensable de la mort, il ne favorise ni les théories réalistes (il y a Dieu, il n’y a rien), ni les théories idéalistes (rien ne change, je ne peux penser mon non-être), ni les théories spéculatives (les diverses possibilités sont des possibilités réelles). Toutes sont également possibles. Il absolutise alors du possible, il suppose du possible non-corrélationnel sans lequel la corrélation serait impossible, car elle donnerait prise aux diverses métaphysiques, aux affirmations sur ce qui est absolument. Son scepticisme à l’égard d’une connaissance de l’absolu repose une pensée de l’absolu, une pensée du possible absolu. Ce n’est qu’en absolutisant le possible de l’en soi, de l’après la vie, de mon non-être ou être-tout-autre que je peux invalider tous les dogmatismes, mais par là même j’établis un absolu : l’absolu de la possibilité pour toute chose d’être, de ne pas être ou d’être autre, l’absolu de la contingence y compris pour les invariants, pour moi et le monde. Ainsi la facticité du corrélat d’outil désabsolutisant devient l’absolu même : seule n’est pas factice cette facticité, ce que Meillassoux nomme la factualité. C’est la nécessité pour tout étant de ne pas être nécessaire, de pouvoir ne pas être ou être autre, la nécessité absolue donc de la contingence.
La corrélation, le partage entre en soi et pour moi marque depuis Kant notre irrémédiable finitude, blessant notre conscience, hantant nos représentations. Elle devient avec Meillassoux notre ouverture à l’absolu, notre accès au Grand Dehors, notre voie vers un au-delà de la finitude. Quelles sont les conséquences d’un tel renversement ? Une pensée de l’absolu qui ne soit pas métaphysique et que Meillassoux nomme spéculation, qui refuse la preuve ontologique et le principe de raison pour poser 1) une nécessité absolue sans rien qui soit d’une nécessité absolue, un absolu sans étant absolu et 2) un principe d’irraison, l’affirmation que rien n’a de raison d’être, que la seule nécessité est d’être privée de raison d’être. Meillassoux se dépare de la condescendance des philosophes modernes envers les questions métaphysiques et les considère comme de véritables problèmes, mais elles « ne le sont qu’à une condition précise et hautement contraignante : saisir qu’aux questions métaphysiques qui nous demandent pourquoi il en est ainsi et non autrement la réponse « pour rien » est une réponse authentique. Ne plus rire, ou sourire des questions : « D’où venons-nous ? Pourquoi existons-nous ? », mais ruminer le fait remarquable que les réponses « De rien. Pour rien. » sont effectivement des réponses. Et découvrir, de ce fait, que ces questions étaient effectivement des questions — excellentes, de surcroît ». Ainsi, « il n’y a plus de mystère, non parce qu’il n’y a plus de problème, mais parce qu’il n’y a plus de raison ».
Le monde révélé par la spéculation est un Chaos. Le sensible nous donne l’impression d’un ordre, d’une nécessité causale régissant les choses, que rien ne justifie et que même tout contredit en pensée. Vainement le métaphysicien a recours à Dieu, le sceptique à l’accoutumance, le critique à la représentation. Ils ne trouvent pas de raison à cette nécessité car il n’y en a pas et elle pourrait aussi bien ne pas être. « Il n’y a pas de Raison ultime – ni pensable, ni impensable. Il n’y a rien en deçà ou au-delà de la manifeste gratuité du donné – rien, sinon la puissance sans limite et sans loi de sa destruction, de son émergence, de sa préservation. » Le réel n’est alors rien d’autre qu’une forme extrême de Chaos. « Il s’agit (…) d’abandonner la croyance, commune au platonisme et à l’antiplatonisme, que le devenir serait du côté de l’immuable, pour dénoncer au contraire, via l’intuition intellectuelle, l’illusion fixiste du devenir sensible : l’illusion qu’il y aurait des constantes, des lois immuables du devenir. Le spéculatif nous désenglue de la fixité phénoménale des constantes empiriques en nous élevant jusqu’au Chaos purement intelligible qui la soutient de part en part » : « Une puissance plutôt menaçante – quelque chose de sourd, capable de détruire les choses comme les mondes ; capable d’engendrer des monstres d’illogisme ; capable aussi bien de ne jamais passer à l’acte ; capable certes de produire tous les rêves, mais aussi tous les cauchemars ; capable de changements frénétiques et sans ordre, ou, à l’inverse, capable de produire un univers immobile jusqu’en ses moindres recoins. »
Cependant le chaos est limité par sa propre nature, régi par la nécessité d’être et de rester chaos. La contingence étant seule à être nécessaire, le chaos ne peut établir un étant nécessaire ou un étant contradictoire au risque de ne plus être lui-même. En effet un étant nécessaire, en étant seulement soi, serait privé de la possibilité d’être autre ou de ne pas être et un étant contradictoire, en étant soi et autre, serait privée de la possibilité de s’altérer, de devenir autre. Les deux contreviennent à la nécessité absolue de la contingence, dénaturent le Chaos. Ils n’existent pas. La spéculation diffère donc grandement du corrélationisme : lui affirme que n’importe quel énoncé métaphysique peut être vrai, elle qu’un énoncé métaphysique ne peut jamais être vrai ; lui (sous sa forme forte) assure que l’en soi est impensable car potentiellement contradictoire, n’obéissant à aucune logique, elle qu’il est nécessairement non-contradictoire et donc potentiellement pensable ; lui (toujours sous sa forme forte) avance que l’en soi peut être ou ne pas être, que c’est invérifiable et que seul est certain le pour nous, elle « qu’il est absolument nécessaire qu’il y ait de l’en-soi, qu’il ne peut s’abîmer dans le néant, tandis qu’au contraire la sphère du pour-nous est essentiellement périssable, puisque corrélative de l’existence d’êtres pensants et/ou vivants ».
De l’absolu ainsi défini Meillassoux dérive la portée absolue des mathématiques et donc la validité du discours scientifique sur les temps ancestraux. Tout énoncé mathématique n’est pas nécessairement vrai mais absolument possible car il décrit un étant en droit contingent, mais susceptible d’exister dans un monde sans homme, que cet étant soit identifié à un monde, une loi, ou un objet. Il concerne des étants possibles, contingents, mais pensables comme indifférents à la pensée pour exister.
Je voudrais croiser le discours de Meillassoux avec un autre, très différent, celui Tristan Garcia qui ne fait pas preuve de la même virtuosité théorique et rhétorique et conçoit Forme et objet, un traité des choses comme un livre d’innocence et de naïveté où la pensée se cherche comme elle cherche son objet. Au départ, il y a un sentiment mêlé : un amour sincère des choses et une peine devant leur accumulation, une crainte devant l’épidémie des choses qui nous gagne et une fascination pour les choses en tant que telles, ni plus ni moins qu’elles-mêmes. La réflexion permet de nous défaire de la part d’ombre de ce sentiment en élaborant « un modèle nouveau de découpage des choses, des choses autour de nous, des choses en nous, de nous parmi les choses ». Elle se veut une pensée des choses et non une pensée de la pensée des choses. La choséité est le problème et non les conditions ou modes de donation de la choséité.
Comme chose, Garcia retient tout : « Pensée, Dieu, homme, morceau de musique, gène, bouture d’accacia. » Le réel est égal au possible et à l’impossible, au virtuel et à l’imaginaire. « Ce ne sont pas les choses réelles qui nous intéressent, mais les choses réelles – et de ce fait les autres également. » Il les considère de deux manières. D’abord sans intensités ni préférences, sans hiérarchie parmi les entités du monde, polarisation autour de substances ou postulation de principes transcendantaux. Chaque chose en vaut une autre. C’est « une ontologie plate » ou « l’ontologie possible d’un monde plat ».
« Nous maintiendrons qu’aucune détermination classique – y compris le fait d’être non-contradictoire, celui d’être individué, d’avoir une identité ou une unité – ne se trouve comprise dans le concept le plus large, le plus vide, le plus formel possible de « chose ». Nous considérerons comme inessentiel tout ce qui peut qualifier une chose, tant que nous n’aurons pas convenablement identifié ce qui la définit en tant que chose (…). De ce fait, notre premier objet sera l’être des choses non pas inconditionnées, mais indéterminées, mais dé-déterminées. »
Ce premier angle de vue constitue le livre I intitulé Formellement. Il sert de plan de coupe de tous les emboîtements, de tous les ordres qui dessinent le relief de l’univers physique, biologique, animal, humain, des artefacts, des œuvres d’art, des réseaux économiques de la production, de l’échange et de la consommation, des différences de classes, de genres, d’âges ; il offre un intercalaire nécessaire, une ligne de référence par rapport auquel pourraient être pensés, discutés, jugés les rapports concrets de tout ce qui possède un contenu déterminé. Ce monde plat est un possible qui permet de se repérer parmi la hiérarchie et l’accumulation qui l’une et l’autre empêchent autant la pensée que l’action, le voir que le savoir, la vie se trouvant paralysée par la complexité objective.
Ensuite s’associe à cette ontologie formelle de l’égal une ontologie objective de l’inégal, développée dans le livre II intitulé Objectivement. Garcia y propose « une encyclopédie de l’univers et des objets en relief, des problèmes pratiques de découpage, de valorisation des champs cosmologiques, biologiques, anthropologiques, culturels, artistiques, sociaux, historiques, économiques, politiques ». À travers diverses problématiques (espace-temps cosmologique, évolution du vivant, humains et animaux, différence entre œuvres d’art et autres objets, classification par valeurs, genres ou moments), il traite du même problème : « Déterminer à quel prix un concept de chose est encore possible – qui ne se fige pas en substance, qui ne se volatilise pas en pure puissance. » Soit, comment découper le devenir sans transformer les objets en objets en soi, en substances, ni les dissoudre dans la pure événementialité, la puissance, le devenir ? « Comment conserver des choses, tout simplement — ni trop fermées sur elles-mêmes ni trop évanescentes ? »
Dans l’un et l’autre livre, une conviction le porte, celle « qu’aucune chose n’est réductible à rien ». Elle n’est donc ni le néant ni autre chose, mais quelque chose d’irréductible. « Une telle proposition signifie à la fois qu’aucune chose ne peut être absolument réductible à néant, parce qu’elle est morte, passée, fausse, imaginaire, inexistante ou contradictoire, par exemple, et qu’aucune chose n’est absolument réductible à une autre » , ce qu’il appelle « la chance ontologique de toute chose ». Il en déduit un nouveau modèle de distribution de l’être. Dans l’ontologie substantielle, la circulation de l’être se faisait entre un être premier se supportant lui-même et supportant des êtres seconds (accidents, prédicats, qualités). L’être premier fonctionnait en circuit fermé, il est sa propre source où se jettent les fleuves des êtres seconds. Les êtres sont donc hiérarchisés. La philosophie antique et classique, de Platon et Aristote à Kant et Hegel, adopte ce modèle, ainsi que le confucianisme ou le bouddhisme. Dans l’ontologie vectorielle, l’être est distribué par des événements, des puissances, des intensités, autant de vecteurs qui sont premiers et ne trouvent jamais d’arrêt, de butoir, de consistance objective. Les objets ne sont alors que les figures tracées par la rencontre de divers trajets, une illusion ou une construction, en tout cas un effet second. La philosophie moderne et contemporaine, celle de Nietzsche, de Bergson ou de l’évolutionnisme, adopte ce modèle. Garcia en élabore un troisième, ni substantiel, ni vectoriel, car dans les deux cas la chose est manquée, elle est ou trop présente ou pas assez. Son ontologie chosale « représente des choses qui seraient bel et bien dans le monde sans être en elles-mêmes pour autant »
« L’être entre dans la chose, l’être en ressort. Et une chose n’est rien d’autre que la différence entre l’être entré et l’être sorti. Ainsi, le circuit de l’être n’est jamais arrêté. Dans la chose, il n’y a jamais la chose elle-même. Et la chose n’est pas en elle-même mais en dehors d’elle-même. Pour autant, l’être n’est pas « pollinisé » événementiellement, par des vecteurs : il possède un point d’arrêt objectif et les choses qui correspondent au cercle indiquant le décalage, la différence, la non-adéquation entre la flèche d’entrée et la flèche de sortie, sont bel et bien inscrites, imprimées dans le monde. »
Ni en nous comme le soutenait l’ontologie vectorielle, ni en elle-même comme le soutenait l’ontologie substantielle, mais dans le monde, la chose se situe entre ce qu’elle comprend et ce qui la comprend, elle est la limite entre ce qui est dans elle et ce dans quoi elle est. Ainsi, « pour que toute chose ait un sens, il faut qu’elle en ait deux », qu’elle refuse le devenir extatique comme la plénitude de soi pour maintenir un double au relatif et à l’universel. C’est pourquoi Garcia voit double, en forme et en objet, les choses vides d’elles-mêmes, sans identité, dé-déterminées et les choses pleines les unes des autres, ordonnées encyclopédiquement.
Meillassoux pense un monde chaotique où aucune chose, aucune loi, aucun invariant du sujet ou du monde n’a de raison d’être pour le soutenir, où la seule nécessité est l’in-nécessité universelle et Garcia croise un monde plat, égal, neutre, et un monde accidenté, hiérarchisé, intensifié pour l’ordonner selon une ontologie chosale. Par ces approches différences, le réalisme spéculatif permet de toucher un réel en soi, un réel tel quel.
Un artiste, Pierre Huyghe, y puise sa création. Fidèle à sa poétique, il ne révèle le réel que pour le prendre à revers. Le réalisme spéculatif croise chez lui le réalisme magique pour offrir le monde sans l’homme, étrange et étranger, en une féerie inquiétante. L’artiste ne se fait pas l’illustrateur de ce mouvement philosophique, ne présente pas le réel pensé par les philosophes, cet en-soi irréductiblement autre, mais le laisse devenir image, s’imaginer, dériver vers la fiction. Huyghe recrée le monde hostile et incertain, ouvert à tous les possibles, sans raison ni foi de Meillassoux et celui neutre, traversé d’intensité, sans identité, constitué d’objets scindés de Garcia, en leur donnant une forme sensible, une qualité onirique, hallucinatoire.
L’ancestral de Meillassoux prend forme dans De-extinction (2014). Sur un fond sonore dense, rappelant l’actionnement de rouages, Huyghe enregistre grâce à des micro- et des macro-caméras des insectes pris et figés dans de l’ambre constituant le plus ancien spécimen connu d’accouplement, saisis et immobilisés dans cet acte accompli il y a trente millions d’années.

El Dia del ojo (2012) explore une possibilité de l’évolution, une voie qui n’a pas été prise mais pourrait encore l’être. Dans un aquarium souterrain, encastré dans les fondations du musée de Tamayo, des poissons aveugles circulent autour de pierres volcaniques flottant à la surface. Isolés dans des grottes et séparés par des millions d’années d’évolution, ils ont perdu l’usage de l’œil mais un croisement entre espèces pourrait le faire réapparaître.
Zoodram 2 (2010) interprète en une féerie la pensée d’un naturaliste, Uexküll. Celui-ci abandonna toute perspective anthropocentrique et déshumanisa radicalement l’image de la nature dans son étude du milieu animal. « Là où la science classique voyait un monde unique, qui comprenait à l’intérieur de lui-même toutes les espèces vivantes hiérarchiquement ordonnées, des formes élémentaires jusqu’aux organismes supérieurs, Uexhüll suppose au contraire une infinité variété de mondes perceptifs, tous également parfaits et liés entre eux comme sur une gigantesque partition de musique, quoique non communicants et réciproquement exclusifs. » (Agamben) Dans Zoodram 2 se retrouvent les « mondes inconnaissables » chers à Uexhüll, ceux des êtres minuscules et mineurs, des invertébrés et des incolores, les plus étranges et étrangers à nos yeux. Huyghe les a réunis pour observer l’enchâssement de leurs mondes, l’entrecroisement de leurs perceptions. Il offre l’expérience d’un monde fondamentalement différent et indifférent au nôtre. Le regard s’y enrichit de son altération. Le rose qui teint le paysage est franchement artificiel, mais son artificialité signifie une nature hyperbolique, celle qui se trouve dans les vives couleurs des fleurs d’été ou des poissons au plus profond de la mer.

Le spectateur devient le phénomène mineur et périphérique d’un spectacle qui ne lui est pas destiné et poursuit son cours avec ou sans son regard, avec ou sans son existence. La science depuis Galilée et Copernic ne cesse d’excentrer davantage l’homme, le privant à la fois de sa position d’élection et de sa différence de nature. Il devient un des nœuds dans la trame du monde, égal à la poussière et à l’écume, aux songes et aux comètes : « Au lieu de placer des âmes dans le sable ou les pierres, c’est dans l’âme humaine que l’on découvre quelque chose de sableux ou de pierreux. » (Harman) La philosophie entérine cet excentrement par le réalisme spéculatif et l’art par Huyghe. L’homme, artiste ou spectateur, est expulsé du centre de l’œuvre dans la création et la réception, mais sans en être exclu. Il y est intégré comme une constituante parmi d’autres, une part des possibles de l’œuvre, une de ses intensités. La question n’est plus alors celle de l’interactivité ou de l’intersubjectivité mais de l’interaction. L’homme change l’œuvre dans la mesure où elle le change et si elle est splendidement indifférente à lui, il est fortement interpellé par elle, puisqu’elle intéresse non seulement son sens esthétique, mais tous ses sens et même sa survie. Huyghe décrit ce nouveau spectateur comme un témoin. Celui-ci se caractérise par un éloignement – ce qu’il voit ne lui est pas destiné, ne s’adresse pas à lui – et une vulnérabilité – ce qu’il voit ne se déroule pas dans l’ailleurs de la fiction ou de l’art mais ici dans sa réalité, risquant de le mettre en danger. Le spectateur n’est donc pas à l’abri de l’œuvre, au contraire il y est exposé. Huyghe transfère la passivité de l’objet dans l’exposition au sujet : les deux subissent leur exposition l’un à l’autre. Name Annoncer (2011) inaugure une telle esthétique : au seuil d’un espace d’exposition, quelqu’un demande le nom de la personne s’y rendant, ouvre la porte et l’annonce à l’espace qui semble vide pour celui qui manque d’attention. Le spectateur est ainsi exposé dès son arrivée. Alors seulement aux regards des autres, mais il peut aussi l’être à une personne infectée par la grippe dans Influenced (2011) ou à des araignées réfugiées dans les coins, des fourmis traversant en ligne les murs et le sol dans Umwelt (2011) et C. C. Spider (2011). Le sens esthétique est l’une des qualités distinctives de l’homme, l’art l’une de ses créations propres. Or ici l’homme se définit dans l’art, dans l’espace esthétique, par ce qu’il partage avec le reste des vivants : il est un échafaudage de cellules, un organisme mouvant, un animal aux aguets.
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