À ceux qui s’intéressent au débat entre genre et sexe, je recommande l’essai d’Helen Joyce Trans: When Ideology Meets Reality. Jusqu’ici, je n’ai rien lu de plus impartial, informé et argumenté sur la question. Comme l’annonce le titre, l’ouvrage ne s’intéresse pas à la légitimité de la transition, à sa réussite ou son échec, mais à l’idéologie du genre imposée par le transactivisme qui affirme que le sexe doit être remplacé par le genre. D’après cette idéologie, hommes et femmes, nous le serions selon notre ressenti et par notre déclaration, et non selon notre incarnation et par la force des choses.
Irlandaise, formée en mathématiques, journaliste chez The Economist, l’autrice traite le sujet avec rigueur et franchise, elle s’en tient aux faits et à la logique, modestement, courageusement, et l’on retrouve la liberté d’esprit des féministes britanniques, archipel qui a toujours été à l’avancée des droits des femmes, y compris aujourd’hui lorsqu’ils se trouvent menacés par des revendications extrémistes et pour le moins fantaisistes. Elle expose l’histoire des idées et des pratiques autour de la différence des sexes et de la transsexualité, rapporte les procès et les débats qui ont fait date, ainsi que des témoignages de première main ou relevés dans des mémoires, elle donne le nom des militants, des médecins, des organisations, permet de se repérer dans les références et les prises de position des uns et des autres. Bien sûr, elle ne se positionne pas contre les trans et se montre au contraire inquiète de l’effet que ce transactivisme aura sur eux à terme, puisqu’il leur fait une très mauvaise publicité et dessert leurs intérêts, notamment dans le traitement de la dysphorie de genre, mais elle ne se positionne pas non plus contre les hommes en décrivant de manière simpliste cette attaque contre les droits des femmes comme une revanche masculiniste – et je rappelle que les hommes en pâtissent aussi, notamment les garçons qui souffrent de dysphorie, moins nombreux mais aussi maltraités que les filles, et victimes autant qu’elles de la misogynie, puisque c’est la féminité qu’on ne tolère pas chez eux.
Partons de l’histoire. Dans les civilisations occidentales, le sexe féminin fut longtemps interprété comme un sexe masculin manquant, inachevé, inversé. Il n’y avait donc qu’un sexe, comportant un modèle performant et l’autre défectueux. Mais les progrès de l’anatomie ont amené à reconnaître la différence radicale des sexes et Charles Darwin en a rappelé l’importance dans sa théorie de l’évolution. Celle-ci repose sur une double sélection, naturelle et sexuelle : elle dépend de la survie dans l’environnement et du succès auprès des partenaires. Ainsi, l’évolution des hommes et des femmes est commune tout en étant différente puisque leur fonction n’est pas la même dans la perpétuation de l’espèce. Que d’autres espèces fonctionnent autrement ne change pas la nôtre. Oui, les crocodiles ou les poissons-clowns décident de leur sexe selon la situation et les vers de terre sont hermaphrodites : et alors ? Les arbres ont des feuilles, les libellules des yeux à facettes et la poule pond des œufs ; en quoi leur état contredit ma propre constitution : que j’ai des bras et des jambes, deux simples yeux, mes règles tous les 26 jours et une gestation d’environ 9 mois ?
De même, les désordres dans le développement du sexe, qui donnent les conditions variées de l’intersexualité, ne remettent pas en question la binarité du sexe et sa fixité. Tous les développements comportent la possibilité d’un dérèglement, celui-ci n’amène pas à douter en retour du déroulement régulier de ce développement. Que certains naissent avec quatre doigts à une main ne change pas le fait que les humains ont cinq doigts par main, qu’un enfant naisse aveugle ne change pas le fait que les humains disposent de la vue ; et l’intégration des aveugles et des mal voyants n’implique pas de retirer toute référence à la vue ou de nier son existence. Pour information, la binarité ne pourrait être contredite que par l’existence d’un troisième gamète (cellule reproductrice) qui ne serait ni l’ovule ni le spermatozoïde. Du jamais vu.
« Le dimorphisme sexuel – les deux sexes, mâle et femelle – apparut sur terre pour la première fois il y a 1,2 billion d’années. Les mammifères – des animaux comme les humains qui portent leurs petits dans leur ventre, au lieu de déposer des œufs – remontent à 210 millions d’années. Durant ce laps de temps, aucun mammifère n’a jamais changé de sexe […]. Les hommes et les femmes ont donc évolué selon des processus de sélection différents pendant un temps extrêmement long, et ces processus ont modelé leurs corps et leurs esprits respectifs d’une manière décisive qui doit être prise en compte pour leur santé et leur bonheur. »
Cependant, au début XXe siècle, un nouveau modèle est proposé par des sexologues européens, au premier chef Magnus Hirschfeld, qui n’accorde pas la moindre pensée aux théories de Darwin, ne s’intéresse pas à l’origine des sexes ni à la perpétuation de l’espèce. D’après lui, les sexes ne désignent pas deux catégories distinctes mais un éventail de possibles qui va, comme en dégradé, du mâle à la femelle. Nous serions tous bisexuels, dans le sens où nous appartiendrions tous plus ou moins aux deux sexes, en nous situant sur ce spectre du sexe, et nous pourrions au cours de la vie nous approcher ou nous éloigner de l’un et de l’autre pôle (mâle et femelle), l’homosexualité et le travestissement présentant des exemples de position entre-deux. Hirschfeld inaugure le transsexualisme entendu comme pratique médicale de changement de sexe, impliquant la prise d’hormones et l’intervention chirurgicale. Si Dora/Rudolph Richter est son premier patient, Lili/Einar Wegener, le protagoniste du film The Danish Girl, est plus connu. Lui-même homosexuel, travesti à l’occasion, Hirschfeld a défendu la décriminalisation de l’homosexualité et la libération des femmes et ne semblait nullement mal intentionné – ni envers ses patients dont il désirait soulager le mal-être, ni envers les femmes et les homosexuels. Néanmoins, il accompagne sa pratique médicale d’une conception erronée de la différence des sexes qui, à terme, portera atteinte à leurs droits.
Les mémoires de Wegener, son patient, révèlent un sexisme qui se retrouve aujourd’hui dans l’idéologie du genre. Considérant ses personnalités féminine et masculine, il remarque : Einar est « ingénieux, avisé, intéressé par tout – un homme réfléchi et prévenant » et Lili est « indélicate, frivole, une femme très superficielle, qui adore les robes et les plaisirs… insouciante, illogique, capricieuse, femelle. » Depuis qu’il veut devenir femme, il ne veut plus être artiste, comme si une femme ne pouvait être artiste, et il décrit le plus grand désir d’une femme comme suit : être protégé de la vie par son mari. Cependant, il est évident que son désir d’être femme est sincère et qu’il souffre de ne pouvoir le vivre pleinement, ou seulement brièvement – il mourut un peu plus d’un an après l’opération.
Wegener est vite oublié dans les désastres des années 30 et 40. Après guerre, Christine/George Jorgensen connaît une plus grande postérité. Américain, traité par le médecin danois Christian Hamburger, il annonce à la presse avoir changé de sexe – ce que n’affirme pas son médecin, qui ne se prêtera plus à ce type d’opérations. Harry Benjamin, praticien allemand vivant à New York, prendra la relève, en s’inspirant des travaux de Hirschfeld. Ses précédentes mésaventures montrent qu’il a tout d’un charlatan, mais le traitement que la médecine plus classique réservait alors à la dysphorie de genre n’était pas meilleur : considérés comme fous, les dysphoriques étaient soumis aux électrochocs et à l’ingestion forcée d’hormones de leur propre sexe.
Jorgensen présente un exemple classique de success-story à l’américaine, de réalisation de soi, littéralement de self-made (wo)man. Par ses interviews et les récits de sa vie dans la presse se répand l’idée que le sexe peut être changé, qu’un tel changement serait justifié par une condition intersexuelle méconnue et que le sexe ne se départage pas selon la binarité mâle/femelle mais se déploie en une gradation, comme un spectre de couleurs.
Un des patients de Benjamin, Reed/Rita Erickson, héritier d’une grande fortune, finance ses recherches et crée une fondation qui porte son nom : Harry Benjamin Foundation, devenue en 2006 The World Professional Association for Transgender Health (WPATH) et restée la référence en la matière. Un psychologue participait au cercle de recherches de Benjamin : John Money. Sa conception très singulière de la différence des sexes vint s’ajouter à celle de Hirschfeld. Selon lui, le sexe désignerait les rôles féminin et masculin au sein de la société et dépendrait de notre socialisation dans l’un des deux rôles lors des trente premiers mois de l’existence. Il décrit le rôle social par une somme de stéréotypes, comme les hommes forts et raisonnables, les femmes faibles et émotionnelles.
Pour comprendre une telle conception, il faut la rapprocher de sa pratique médicale : le traitement (ou plutôt la maltraitance) des intersexuels à l’époque. Il encourageait à retirer les organes génitaux mâles sous-développés des nouveau-nés intersexués, afin d’en faire des filles, en les élevant comme telles. De cette pratique barbare vient l’expression d’assignation de sexe à la naissance, et elle devrait rester réservée à ceux qui en ont été les victimes. Mais Money expérimenta aussi sa théorie du sexe comme socialisation sur des jumeaux au développement sexuel normal, les Reimer, castrant l’un des deux (David) dont le pénis avait été endommagé lors de la circoncision et l’élevant comme une fille. Il abusa d’eux psychiquement et physiquement, les obligeant à interagir entre eux comme homme et femme pour leur éducation sexuelle, puis il présenta son expérience comme une réussite et influença le traitement à venir des enfants dysphoriques en forgeant la notion d’identité de genre. En vérité, le jeune David sombra dans la dépression à l’adolescence, apprit son vrai sexe par ses parents et décida d’y revenir, de vivre en tant qu’homme. Lui et son frère se suicidèrent à l’âge adulte.
Benjamin inclut la définition de Money dans sa conception du sexe (soit le rôle social, le stéréotype de genre intériorisé par l’éducation) et résume ses théories dans The Transsexual Phenomenon, où l’on retrouve l’idéologie actuelle, en contradiction avec tout ce que nous savons de la psychologie de l’enfant, de l’évolution des espèces et de la biologie en général. En parallèle, des réformes légales permirent de changer de sexe sur ses papiers d’identité. Peu à peu, par l’intermédiaire des patients, des médecins, des journalistes et des législateurs, être femme ne signifia plus être un humain femelle mais occuper le rôle de la femme au sein de la société et dans les relations sexuelles (soit soumission et passivité) et se sentir intérieurement une femme (fragile, frivole, sensible, etc.). Autrement dit, le sexe n’indique plus le rôle dans la reproduction de l’espèce – et toutes les caractéristiques psychophysiques qui en découlent –, mais la position dans l’acte sexuel, la partition des tâches et l’identification au stéréotype. C’est déjà l’idéologie du genre, qui ne porte pas encore son nom.
Elle se poursuit ensuite dans la dissociation complète de l’esprit et du corps. L’esprit disposerait d’un sexe et le corps d’un autre, et si les deux ne correspondent pas, celui de l’esprit (qualifié de genre) prime sur celui du corps. Cette croyance amène à nier purement et simplement la matérialité que nous partageons tous au nom d’une spiritualité individuelle invérifiable. Sous sa forme la plus radicale, plus besoin d’opération, ni d’hormones, puisque le corps ne compte pas. La transition elle-même est transphobique. Le terme de trans peut le devenir. On ne doit pas se présenter d’une certaine manière pour être accepté dans un sexe ou dans l’autre, seuls comptent notre ressenti et notre déclaration, exiger quelque modification que ce soit équivaudrait à une agression, une intrusion dans l’intimité. De plus, la transition laisse entendre qu’on passe d’un sexe à l’autre, alors qu’on revendique ici avoir toujours été du sexe dont on se réclame et ce sont les autres – les médecins, les parents, les professeurs, les camarades – qui se sont trompés.
Cette idéologie entretient savamment la confusion entre genre et sexe afin de substituer le sexe par le genre. Si le sexe est clair pour tout le monde (mâle et femelle), le genre est plus difficile à définir : d’abord notion grammaticale désignant le neutre, le féminin ou le masculin dans le langage, il entre dans le champ de la psychologie avec les notions d’identité de genre, d’expression de genre et de dysphorie de genre et dans le champ de la sociologie par l’intermédiaire des critiques féministes des rôles genrés et des stéréotypes associés aux sexes. Donc, d’un côté, le genre permet de dénoncer l’aliénation des femmes par les hommes et de l’autre de justifier la libre identification des hommes aux femmes, tout en politisant outre mesure le langage.
Ce concept se referme comme un piège sur les féministes qui l’ont choisi. Par son double sens, il enseigne implicitement aux femmes que leur libération passera par la libre identification des sexes, c’est-à-dire par leur disparition en tant que classe et catégorie, et sans doute que leur misogynie inconsciente les encourage à le croire. Il serait si simple pour les femmes de décider, comme ça, par simple déclaration, de ne plus l’être. Cette idée se fond parfaitement dans le féminisme dit de la 3e vague, qui conçoit l’émancipation non plus comme une lutte commune pour réformer la société (les congés maternité, les refuges contre les violences, l’accès à l’avortement et à la contraception, etc. acquis par la 2e vague et le droit de vote et de propriété par la 1e) mais comme une revendication individuelle du libre choix (le droit pour chacune de faire ce qu’elle veut, y compris de la prostitution et de la pornographie, voies parmi d’autres de l’empowerment, alors qu’il s’agit rarement de choix dans ces cas-là).
J’ai déjà évoqué le rôle des universités dans cette histoire des idées, celui en particulier du féminisme postmoderne, des études de genre et de la théorie queer, Judith Butler en tête. Plus de réalité, rien que du discours, le ressenti remplace la raison, la logique n’offre aucune garantie de vérité, elle ne révèle que les rapports de force entre les interlocuteurs et l’émancipation ne se réalise pas par la modification des lois et des usages mais par la décision individuelle d’un quidam qui vient troubler les identités de son entourage. Selon Judith Butler, sexe et genre sont synonymes et également construits et imposés par la société. La déclaration du sexe par le médecin est un acte performatif, comme les vœux du mariage, et ensuite nous performons le sexe/genre qu’il nous a assigné comme un rôle au théâtre. Notre sexe/genre n’est pas une vérité, subjective ou objective, mais le spectacle du rôle social que nous avons endossé.
Ainsi les termes mâle et femelle sont aussi vides de sens que ceux d’homme et de femme. Par exemple, le pénis peut être un organe femelle et il y a des hommes qui naissent avec un vagin. Notre manière d’interpréter le pénis comme un organe mâle et le vagin comme un organe femelle et d’en inférer le sexe vient de nos biais d’Occidentaux bornés, de notre formatage par la société cishétéronormative où nous sommes nés. Ouvrons-nous à d’autres définitions, je propose celle d’Andrea Long Chu dans Females, homme qui s’identifie femme : « Everybody is female, and everybody hates it. Femaleness is a universal sex defined by self-negation… I’ll define as female any psychic operation in which the self is sacrificed to make room for the desires of another…[The] barest essentials [of femaleness are] an open mouth, an expectant asshole, blank, blank eyes. » C’est mieux ?
J’ai du mal à comprendre Butler. Non qu’elle soit difficile à lire. Ses références me sont familières – un mix indigeste de Foucault Derrida Lacan Freud Kristeva. Mais sa sottise touche à l’invraisemblance, je n’arrive pas à y croire, je me dis qu’elle fait semblant, qu’elle performe la stupidité, qu’elle joue avec la crédulité de son auditoire, s’amuse à voir jusqu’où ils seront dupes. D’après elle, pour mettre fin à la domination des femmes par les hommes, il faudrait abolir la différence entre hommes et femmes : on est des humains et puis c’est tout. Typique des postmodernes : au lieu de réfléchir à la différence, afin de mieux l’articuler, d’empêcher qu’elle ne se transforme en hiérarchie et de relever les ressemblances sur lesquelles elle se détache, ils se contentent d’affirmer qu’il n’y a pas de différence et que tout est pareil ou interchangeable. Ils agissent de même avec les dichotomies nature/culture, humain/animal, humain/machine ou science/religion. Je n’y vois aucune révolution, rien que de la paresse et de l’arrogance.
Butler défend son point de vue en avançant que la femme n’existe pas parce que toutes les femmes sont différentes. Nous n’avons pas les mêmes corps, ni les mêmes expériences, donc il n’y a pas de catégorie femme qui nous regrouperait toutes. Souffre-t-elle de quelque handicap de conceptualisation ? Et dire qu’elle se dit philosophe. À propos de la différence entre genre et sexe, elle se montrait incapable de faire la différence entre être et apparence : il est possible de tromper les gens, de passer pour l’autre sexe, mais en réalité, nous restons de notre sexe, c’est la différence entre le masque et le visage, ou encore entre le rôle, la performance, le théâtre et la vraie vie, le naturel, le réel – et je ne parle pas de la transition ici, qui va au-delà de l’apparence.
Au sujet de l’écart entre la femme et les femmes, elle se montre incapable d’articuler le singulier et le général, la catégorie abstraite et la matière concrète dont elle rend compte. Je vais faire simple. Regardons les pommes de terre et les carottes. Les pommes de terre sont toutes différentes et pourtant, même dorée par l’ocre du couchant, ou taillée en forme de frite, aucune n’est une carotte. Et les pommes de terre semblent avoir quelque chose en commun, un petit air de famille. C’est le fait d’être des pommes de terre, ce qui ne nie pas leurs différences et ne leur prescrit aucune norme – il y a plein de manières d’être une pomme de terre et elles peuvent partager de nombreuses caractéristiques avec les carottes, sans être des carottes. De même, pour les femmes. Concentrons-nous, faisons un petit effort de conceptualisation et nous verrons que, aussi différentes que soient les femmes entre elles, elles sont toutes également des femmes et aucune n’est un homme.
Tout le langage procède par catégorisation, abstraction, généralisation. Si nous adhérons à l’illogisme de Butler, nous devrons inventer un nouveau mot pour chaque feuille d’une frondaison parce que chacune est différente et que le mot feuille trahit cette merveilleuse et foisonnante diversité et perpétue une binarité feuille/fleur et l’aliénation des fruits. De même, il nous faudrait un nom propre et unique pour chaque pomme de terre. Les appeler pommes de terre, c’est réducteur et trompeur, on pourrait croire, à tort, qu’elles sont toutes pareilles. Autre solution, les appeler carottes, afin de subvertir nos classifications et de les affranchir de leur statut de pommes de terre. De toute façon, ces catégories ne rendent compte d’aucune réalité, elles ne servent qu’à soumettre insidieusement les aliments à nos attentes gustatives. Libérons les légumes !
Bien que Butler débite des sophismes à une vitesse et avec une prodigalité déconcertantes, je partage ses valeurs : valoriser la non-conformité de genre, surtout chez les enfants qui souffrent davantage de la pression sociale, et défendre les droits des femmes et des homosexuels. Mais ses théories font précisément le contraire depuis des décennies et qu’elle ne s’en rende pas compte amène de nouveau à douter de son intelligence, ou du moins de sa clairvoyance. Pour prendre un exemple, en quoi dire à une petite fille qui aime les activités, les vêtements, les manières qu’on associe aux garçons et peut-être commence aussi à aimer une autre fille, en quoi lui dire qu’elle est un garçon, ou qu’elle peut le devenir si elle préfère, si c’est plus facile, si ça paraît plus naturel, en quoi cela l’aide ? En quoi une telle proposition défend sa légitimité et sa liberté à devenir femme, homosexuelle ou juste à être différente et tout simplement elle-même ? Cela fait tout l’inverse.
Butler semble croire que critiquer l’idéologie du genre revient à défendre la conformité de genre. C’est d’autant plus incompréhensible que cette idéologie a été forgée et promue, depuis ses débuts, en majorité par des hommes (souvent hétérosexuels) et que les lesbiennes et les féministes sont les plus impactées par ses effets néfastes. Mais notre philosophe ne semble pas être au courant. Elle se donne systématiquement le beau rôle dans ses essais et ses entretiens, se présentant volontiers comme empathique, tolérante, à l’écoute, vertueuse, alors qu’à notre époque, je ne vois aucune théorie faire autant de mal aux femmes, aux enfants et aux homosexuels que la sienne. Il est évident qu’elle a souffert elle-même d’être une femme masculine et homosexuelle et il est fort probable qu’elle ait intériorisé la misogynie et l’homophobie qu’elle a subies et ne se rende pas compte qu’elle les présente et les propage sous un nouveau jour. Mais, de nouveau, comment expliquer cet aveuglement ? Cela me rappelle un aphorisme d’Oscar Wilde : « On crie contre le vice, comme si c’était le vice, et non la stupidité, qui faisait notre honte. La sottise est le seul vice véritable. »
Cette culture universitaire – qu’il faut comprendre dans le cadre plus large du postmodernisme militant de la gauche américaine, qualifié de wokisme – a gagné la culture populaire, plus précisément la culture de masse et des médias. La dernière mode, nous faire croire que des hommes peuvent être enceints – alors qu’il s’agit de femmes qui ont été sous testostérone et je suis heureuse pour elles/eux, j’affirme leur droit à avoir des enfants, vivre des vies épanouies, en sécurité, à l’abri de la discrimination, mais je préfère qu’on me dise la vérité. Comme le remarque Joyce, que des croyants soient heureux dans leur religion ne confirme pas l’existence de dieu et n’oblige personne à y croire. Pour ma part, je crois à l’évolution et au dimorphisme sexuel ; et il se trouve que ce n’est pas une croyance : c’est la réalité. La biologie n’est pas une religion parmi d’autres.
Au passage, la définition biologique des sexes n’est pas réductrice, elle n’exclut pas le genre, mais elle invite à déduire le genre du sexe, puisque le genre dérive du sexe, qu’archétypes et stéréotypes ont été élaborés à partir de lui. Une définition ne décrit pas exhaustivement ce qu’elle désigne, homme et femme ne se résument pas au mâle et à la femelle, mais de ce noyau découle le reste de leurs caractéristiques, certains connues et d’autres non, certaines imaginaires et d’autres réelles. Je crois que nous partageons tous cette définition : elle ne vient pas de l’intellect mais de l’instinct. Il suffit de penser à l’orientation sexuelle : elle se définit par l’attirance à un sexe et non à un genre. De même, nous savons tous (à part quelques universitaires apparemment) comment se font les enfants. Et je pense que les transactivistes connaissent tout aussi bien la différence et sont de mauvaise foi quand ils la nient, pour des raisons qui nous mèneraient trop loin.
Une autre tendance, à la croisée des cultures universitaire et populaire, consiste à réécrire l’histoire et la littérature : une femme indépendante et intrépide, ou qui s’est déguisée en homme pour vivre la vie qu’elle désirait et qui lui était interdite en tant que femme, ou qui refuse les tâches et les attitudes qu’exige d’elle une société patriarcale, ou encore une lesbienne que l’on pourrait qualifier, bien que les termes me déplaisent, de butch, de garçon manqué ou d’androgyne, toutes deviennent des hommes trans (ou non binaires, en tout cas pas des femmes) a posteriori, et cette révision atteint des figures aussi féminines, à mes yeux du moins, que Joe March ou Jeanne d’Arc. Apparemment, dès qu’une femme a de la personnalité, elle doit être un homme. Du moins, elle ne peut pas être femme. À ce compte-là, j’ai été un homme toute ma vie et je l’ignorais. Triste monde.
De manière prévisible, l’inclusion des hommes parmi les femmes passe par l’exclusion des femmes, de toutes celles qui ne correspondent pas à leur idée de la femme. Mais ne vous inquiétez pas, messieurs, on ne vous oublie pas, si vous aimez un peu trop cuisiner et vous occuper de vos enfants, que vous avez le cœur tendre, détestez le bricolage et n’avez jamais levé la main sur qui que ce soit, vous êtes sans doute une femme qui s’ignore.
Par ailleurs, si la transition a pu soulager quantité de gens dysphoriques, cette idéologie du genre (que je distingue des trans, comme le fait Joyce) ne semble pas rendre ses croyants heureux. Sur la durée, elle accroit la souffrance des jeunes gens qui y cherchent refuge, parce qu’elle ne tolère pas la moindre dissension tout en changeant constamment d’orthodoxie, aggravant leur égarement. En niant le sexe, elle nie la reproduction, la filiation, la famille, brisant les liens entre parents et enfants, ou entre conjoints. Elle oblige enfin à réécrire toute sa vie, à falsifier son passé.
Mais il serait trop long d’entrer dans le détail de chaque problème que pose cette idéologie. Aucun ouvrage n’est aussi exhaustif sur le sujet à ma connaissance. Je me suis contentée de retracer l’histoire des idées, sans exposer toutes leurs conséquences que j’ai déjà évoquées. Le plus souvent, en Occident, le sexe ne compte pas, nous sommes égaux en droit, mais quand il compte, comme dans les espaces et les disciplines réservés aux femmes ou l’éducation et la protection des enfants, c’est lui qu’il faut prendre en compte, et non le genre.
Joyce rapporte également les financements faramineux derrière ce mouvement, sa méthode de lobbying qui tient à l’écart le grand public pour changer la législation, l’importance qu’il a prise dans la gauche anglo-saxonne (Canada, Australie, États-Unis, Grande-Bretagne) et le risque de son infiltration par un courant propédophilie. Elle remarque que cet activisme ne rend pas service aux trans, qu’il ne s’intéresse pas à leurs véritables difficultés : les problèmes de santé qu’amène la transition, les traitements alternatifs à la transition pour résoudre la dysphorie de genre, l’association fréquente de la dysphorie de genre avec d’autres troubles psychiques qui requièrent une thérapie, le respect de la liberté de pensée puisque chaque trans aura sa raison pour transitionner qui ne correspond pas forcément avec cette idéologie, la violence à laquelle ils sont exposés dans les pays non occidentaux, où ils recourent souvent à la prostitution pour survivre. L’activisme actuel fait l’impasse sur leur principale préoccupation : le corps, il nie son importance, même son existence et consacre ses efforts à redéfinir l’humanité.
Reste la question du pourquoi. Pourquoi cette idéologie a-t-elle acquis un tel pouvoir dans nos démocraties ? Revanche du patriarcat ? Agenda transhumaniste ? Tentative d’ingénierie sociale à grande échelle ? Exploitation de nos troubles identitaires par le capitalisme ? Ou juste une très très mauvaise idée qui a emporté des suffrages irréfléchis ? Une compassion louable mais qui a manqué d’esprit critique ? Un peu de tout ça. Je ne crois pas à un complot, mais à un concours malencontreux de circonstances et d’intérêts. En valorisant aveuglément la transgression sexuelle, la théorie queer attire le pire, même si telle n’était pas son intention ; les compagnies pharmaceutiques et les cliniques de genre trouvent leur profit dans le transgenrisme et l’encouragent, bien qu’elles ne l’aient pas créé ; la misogynie autorisée et même célébrée dans l’idéologie du genre réjouit ceux qui ne pouvaient plus l’exprimer ; les femmes elles-mêmes ont pu se méprendre : croire que leur affranchissement s’opérerait par l’effacement et non par la reconnaissance de la différence des sexes, tandis que la gauche s’égare entre postmodernisme et particularisme. Il faudrait ajouter la propension de la psychologie à inventer des pathologies, à les susciter chez les patients par la suggestion des praticiens (voir l’histoire de l’hystérie), la déréalisation de nos vies sédentaires, citadines et surconnectées qui favorise la dissociation corporelle, la conception américaine de la médecine et de l’université comme des services clients, la tendance dans l’éducation à traiter les enfants comme des adultes miniatures, et bien d’autres choses. Et aussi beaucoup, beaucoup de sottise. Nous manquons de distance pour comprendre l’ampleur du phénomène et je ne prétendrai pas en savoir plus.

Votre commentaire