« On ne combat pas des dérives en faisant la guerre à l’intelligence. » Ainsi se conclut un article d’Élisabeth Roudinesco dans Le Monde, au sujet d’un récent colloque tenu à la Sorbonne sur les effets de la pensée postmoderne, phénomène surnommé wokisme. La formule m’a interpelée, puisqu’elle concerne l’intelligence des postmodernes, dont précisément je doute, et qu’elle se réclame de l’intelligence comme argument, ce que je fais ces derniers temps et peut-être à tort.
Roudinesco énumère quelques-uns des auteurs en question : Michel Foucault, Gilles Deleuze, Jacques Derrida, Roland Barthes, Jean-François Lyotard et bien sûr Jacques Lacan. Étant elle-même psychanalyste lacanienne, historienne de la psychanalyse et surtout mémorialiste de l’aventure intellectuelle qu’elle a traversée et à laquelle elle s’est identifiée, elle plaide pour sa paroisse, tout en prétendant nous expliquer avec impartialité ce que signifient la déconstruction, le wokisme et le postmodernisme. Pour ma part, je préfère l’expression « postmodernisme » à celle de « wokisme », afin de faire porter la responsabilité de ces dérives aux intellectuels français plutôt qu’aux militants afro-américains. Mais Roudinesco veut à tout prix éviter cette prise de conscience. Elle commence par nous présenter la déconstruction.
« Lorsqu’il fut utilisé par Jacques Derrida, en 1967, ce mot renvoyait au vocabulaire de l’architecture : déposition d’une structure destinée ou non à être rebâtie. Pour le philosophe, il s’agit du travail de la pensée inconsciente au sens freudien : « Ça se déconstruit. » Nul besoin d’une méthode pour constater une réalité, c’est-à-dire « ce qui arrive » : un monde se défait pour donner naissance à un autre monde. Aussi faut-il penser cet événement de façon critique. Marcel Proust, Stefán Zweig, Paul Valéry avaient fort bien décrit ces moments souvent tragiques de l’histoire, notamment à propos de l’Europe, dont on sait qu’elle a inventé les démons de sa propre destruction autant que les moyens de lutter contre elle. »
Si vous avez compris ce qu’est la déconstruction après une telle présentation, vous êtes dotés de capacités de pénétration qui me font défaut. Glissement de l’architecture à la psychanalyse à la crise actuelle de la culture, sans le moindre lien logique, à part peut-être l’association d’idées ? Réfléchir ne revient pas à dire tout ce qui nous passe par la tête. Nous ne sommes pas dans un cabinet de psychanalyste.
L’expression « déconstruction » est empruntée à Heidegger. Derrida le dit lui-même et il ne tarit pas d’éloges sur ce philosophe, qu’il considère comme son modèle, lui qui non seulement était nazi, mais a introduit le nazisme en philosophie : la haine de la raison, des sciences et des techniques, le discrédit de l’Occident, de toute sa civilisation depuis Platon. Pensée que l’on retrouve chez Derrida, dans le postmodernisme en général, sa variante américaine et militante, le wokisme, et chez Roudinesco elle-même : l’Europe est responsable de ses malheurs, malheurs qui lui sont propres et n’existent nulle part ailleurs. On dirait presque que la barbarie n’a qu’un pays.
« C’est dans cette filiation que s’inscrit la notion de déconstruction, qui ne suppose ni destruction ni reconstruction. Ce mot a fait fortune, car il permet de critiquer la tyrannie des dogmes au risque d’en créer de nouveaux. […] Il est donc légitime d’analyser cette conceptualité derridienne, dès lors que ceux qui en font un tel usage ne savent pas de quoi ils parlent. »
Sait-elle de quoi elle parle ? J’en attends encore des preuves. Quelle filiation ? L’architecture, Proust, Valéry, Freud ? La seule filiation en la matière, revendiquée par l’auteur lui-même, c’est Heidegger. Et oui, bien sûr que la déconstruction suppose une destruction et une reconstruction. Il ne suffit pas d’affirmer l’inverse pour que ce soit vrai. Déconstruire signifie démonter un ensemble pour en recomposer différemment les éléments. Il s’agit de jouer avec le discours et la culture en y introduisant du jeu, afin de garder une indécidabilité dans la pensée, du bougé dans l’image et le langage, ce qui peut d’ailleurs avoir un certain charme. Le style de Derrida n’est pas dépourvu d’intérêt. Ensuite, le terme s’est popularisé au point qu’il se substitue aujourd’hui à celui de critique ou d’analyse, mais la critique et l’analyse ont existé bien avant Derrida et Derrida ne me semble pas faire preuve d’une bouleversante radicalité critique ni d’une folle finesse d’analyse – mais ce n’est que goût personnel, je ne vais pas aller rouvrir ses ouvrages pour prouver mon point de vue.
« Ni Tavoillot ni ses camarades n’ont tenté de comprendre quoi que ce soit à cette dérive. Ils ont au contraire choisi de participer, pendant deux jours, à une sorte de banquet totémique, au cours duquel ont été voués aux gémonies les meilleurs penseurs de la seconde moitié du XXe siècle, dont les œuvres, devenues classiques, sont traduites et étudiées dans le monde entier : Michel Foucault, Gilles Deleuze, Jacques Derrida, Roland Barthes, Jean-François Lyotard. »
Les meilleurs ? Nous sommes mal partis. Ils ont été traduits et étudiés, et alors ? C’est tout ce que leur défense peut avancer en leur faveur ? 50 nuances de Grey a aussi été traduit, lu et commenté partout dans le monde. L’argument d’autorité ne parvient pas à m’interdire de réfléchir. On aurait pu se passer aussi de la métaphore freudienne de cannibalisme totémique qui dramatise inutilement un simple colloque universitaire.
« Tous ces intellectuels, qui ont formé quarante années durant des générations d’étudiants, ont ainsi été accusés d’être les destructeurs de la démocratie. En bref, et par anticipation, ils auraient été les précurseurs du wokisme. Et pour donner corps à cette thèse insensée, Tavoillot a avancé l’hypothèse des « trois âges » du mouvement déconstructionniste, lequel commencerait avec Descartes, le bon déconstructeur, rationnel et lumineux. Viendraient ensuite, avec Nietzsche, Freud et Marx, les mauvais déconstructeurs, suspects de vouloir démolir la raison, l’un à coups de marteau et les deux autres en prétendant dévoiler des vérités cachées : l’inconscient et la lutte de classes. Surgiraient alors les vrais méchants, Derrida, Foucault et tous les autres, hostiles à la République, à l’université et à la laïcité. Après avoir exporté leurs thèses aux États-Unis, ils auraient ensuite favorisé leur réimplantation en France sous la forme d’une invraisemblable French Theory. »
Je ne me réjouis pas de l’influence des postmodernes, véritable fabrique de l’ignorance au sein des universités. Les théoriciens des diverses studies américaines aux dérives identitaires se réclament d’eux dans leurs cours et leurs écrits. C’est un fait et non une « thèse insensée ». N’est-elle pas historienne ? Et c’est ici l’histoire de l’actualité. Pas la peine d’aller piocher dans les archives.
Je lui accorde que ce résumé de l’histoire des idées est simpliste. Il commence par confondre modernité et postmodernité. La critique est une notion moderne : c’est la remise en question de l’autorité et de la tradition, du savoir accumulé et de ses modes de transmission, par une recherche du réel et la confrontation au réel. La déconstruction est une notion postmoderne : c’est un désœuvrement du discours où celui-ci perd toute référentialité avec le réel. « Le réel, c’est l’impossible » comme dit son cher Lacan, ou dans les termes de Derrida : nous ne sommes que texte sans référent, ou dans ceux de Foucault : la vérité nous informe sur les systèmes de pouvoir qui la produisent et non sur le monde qui nous la fournit. Autrement dit, non seulement nous n’avons aucun accès direct, sans filtre au réel susceptible de constituer une vérité, mais le réel a disparu de notre horizon et nous sommes enfermés dans notre langage, notre culture, notre conscience ou notre inconscient. La modernité se fonde sur l’épreuve du réel et la postmodernité sur le déni du réel. Rien de plus opposé. La postmodernité n’a aucune radicalité critique parce qu’elle refuse de se confronter à la résistance du réel. Certes, la déconstruction comporte une intentionalité critique, mais elle n’en a pas la méthode et reste sans effet.
Je ne vais pas entrer dans le détail de chaque auteur et je doute que ces professeurs aient été aussi superficiels qu’elle le dit. Résumer Nietzsche à un coup de marteau ? Reprocher à des philosophes de dévoiler la vérité ? Plus généralement, je ne pense pas en prière sous la triade divine Marx-Freud-Nietzsche, ce qui me rend étrangère à une grande partie du monde intellectuel actuel ; et il est légitime d’interroger le rôle de la pensée de Marx et Nietzsche dans les massacres du XXe siècle comme celui de la pensée de Freud dans la permissivité accordée aux violences sexuelles exercées contre les femmes et les enfants. On peut apporter une réponse nuancée en faisant la part entre ce qu’ils ont voulu et ce qui est arrivé.
Je ne sais pas si Derrida, Foucault et les autres étaient hostiles à la laïcité, la République et l’université. Pour tirer leur bilan, examinons ce qu’ils ont fait et non ce qu’ils ont déclaré avoir fait. Quant à moi, je leur reproche (et je ne suis pas la seule) de monopoliser la parole sur tel ou tel sujet, alors même qu’ils ne disent pas grand-chose ou disent n’importe quoi et d’alimenter à leur suite l’obscurantisme et l’imposture. Je le leur reproche parce que, précisément, je valorise la connaissance et l’intelligence, j’aime apprendre et découvrir, et je préfère le réel à leur imaginaire, par ailleurs très pauvre.
« C’est au nom de cette attitude réactionnaire, inspirée par une époque tourmentée, qu’ils [les participants du colloque] ont réussi à former un collectif destiné à combattre le passé sans avoir à penser ni le présent, qui les révulse, ni l’avenir, qu’ils se représentent comme un cauchemar peuplé de monstres. De quelle « reconstruction » parlent-ils ? On a peine à le savoir. »
Je n’étais pas au colloque et n’en sais rien moi-même. L’expression « reconstruction » me semble exagérée en ce qu’elle suppose une culture en ruines. Les postmodernes n’ont pas cette importance. Ils n’en auront plus aucune dès que nous leur tournerons le dos. Micro-événement dans des millénaires et des continents de cultures et civilisations diverses. On les oublierait demain qu’on ne ressentirait aucun manque. Ils n’ont en vérité presque rien apporté. Ride à la surface d’une mer immense de pensée et de sensibilité. Mais je reconnais qu’un grain de sable suffit parfois à déchaîner le pire. Il est difficile de savoir dans quelle mesure le postmodernisme a entraîné l’ère de post-vérité dans laquelle nous vivons, mais il est évident qu’il contribue à l’entretenir et à la prolonger. Dans ce sens, ses conséquences sont considérables et dévastatrices.
Je relève aussi une incohérence : on ne peut pas être réactionnaire et combattre le passé, et la réaction pense le présent : elle est une réaction au présent bien plus qu’une nostalgie du passé, qu’elle méconnaît la plupart du temps. Si la gauche est en si mauvaise posture, c’est qu’elle échoue justement à penser le présent et si la droite s’attaque au postmodernisme, c’est qu’il offre une cible facile.
Je ne vais pas passer en revue l’ensemble de l’article. L’indignation et l’intimidation tiennent lieu d’argumentation : manière de citer des références (dates, paroles, événements) sans dérouler aucune pensée pour en imposer à ses adversaires, ou de paraître outrée de leurs propos pour se dispenser d’y répondre.
Revenons à la conclusion : la revendication d’intelligence, qui ne brille pourtant pas dans cet article ni chez les postmodernes. À défaut d’arguments, Roudinesco affirme simplement que celui qui ne pense pas comme elle est un idiot. Elle ne s’adresse pas à notre intelligence, mais compte sur notre peur de paraître bête. Ce coup bas est assez courant dans les débats, ce qui me donne envie de faire l’éloge de la bêtise. Nous sommes tous bêtes, c’est-à-dire lestés d’une part mêlée d’immaturité, d’ignorance et de crédulité. Petite bête qui nous habite et pointe son nez au pire moment, animal de malheureuse compagnie dont les maladresses nous font rougir. J’ai une certaine tendresse pour cette part de nous qui a simplement besoin de mûrir, grandir, s’affiner, de trouver sa forme et sa place. Je ne la méprise pas. Il vaut mieux l’accepter, malgré l’embarras. Cette bienveillance envers soi est la seule manière de reconnaître ses torts et ses erreurs, d’apprendre et de s’améliorer. Cependant, je lutte contre la bêtise (chez moi comme chez les autres) lorsqu’elle devient la part principale et dominante, ravageant tout sur son passage, sans aucune perspective d’amélioration, au contraire faisant régresser le reste de la personnalité et par contiguïté la société. Elle se change en ce monstre quand nous refusons de la regarder en face et de la reconnaître comme une partie de nous. Roudinesco voudrait montrer ma bêtise au grand jour et m’en couvrir de honte, mais moi et ma bêtise, nous nous entendons plutôt bien. Quand je me trompe, je le reconnais. Le moment n’est jamais agréable, mais je ne connais pas d’autre moyen : apprivoiser sa bêtise, l’amener jusqu’à l’intelligence. Elle devrait peut-être essayer. Et quand j’argumente, je ne souhaite intimider personne, je m’adresse à l’intelligence de mon prochain, je crois en elle et souhaite la faire croître autant que la mienne.
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