Immanence et transcendance s’entretissent comme s’entrecroisent verticalité et horizontalité. L’horizontalité du vécu et la verticalité des valeurs. L’horizontalité des choses et la verticalité des idées. L’horizontalité d’une nature dans sa variation et la verticalité des lois qui la régissent. Etc. Cette croissance partagée, encouragée de l’horizon et du vertige ne se ressent jamais mieux qu’en montagne, lieu par excellence des révélations et des épiphanies, propice à l’expérience radicale où les deux plans de l’existence, de l’existant ne font qu’un. L’alternance, la coprésence entre ici-bas et au-delà prennent là tout leur sens, leur relief, leur réalité.
Je m’étonne, avec une pointe d’amusement, mais aussi une compassion sincère, comme devant un ami malade imaginaire, que la philosophie, destinée à l’abstraction, la spéculation, et donc à une forme de transcendance, se soit mise à détester son propre ouvrage au point de le détruire sans scrupules, ne trouvant la manière de persévérer en elle-même que dans la haine de soi. La voici (certains de ses mouvements, ne généralisons pas) qui ne croit plus à la vérité, c’est-à-dire à l’objet même de sa quête, qui la considère comme un dogme, et rejette ainsi d’un même geste la science et la religion (du moins monothéiste), pour revenir, dans le meilleur des cas, à l’âpre réalité des choses brutes et en vérité pour chuter dans le vide intersidéral d’une pensée sans filet ni prise.
Ce retournement d’une discipline contre elle-même est un processus assez courant. En crise dans sa croissance, devant se développer sous une nouvelle forme, mais incapable pour l’instant d’accoucher d’elle-même, elle préfère s’autodétruire, faisant passer cette autodestruction pour la recréation attendue. Il est facile de déclarer la fin d’un art (de la peinture, de la littérature, etc.) quand on ne sait pas comment le poursuivre. La même tendance s’observe dans une tendance de la poésie qui proscrit le lyrisme et l’image, comme les pires crimes contre la poésie, ou encore dans un mouvement de la littérature qui soupçonne la fiction, comme la pire trahison envers l’honnête littérature. Bien sûr, cette poésie sans image présente son projet avec des d’images, cette littérature sans histoire n’arrête pas de nous raconter des histoires et cette philosophie sans concepts s’annonce par des concepts. Heureusement, ces penseurs et ces écrivains sont souvent plus intelligents que leurs idées et ce qu’ils font vaut mieux que ce qu’ils en disent.
La critique de l’image, de la fiction et du concept est nécessaire et même indispensable à ces disciplines pour ne pas tomber dans l’excès, l’imagination ou la spéculation gratuites, creuses, vaines, qui donnent la mauvaise littérature et la mauvaise philosophie. Cependant, critiquer ne signifie pas détruire, mais retrouver une pureté dans la formulation ; et si on se lasse de cette activité, autant s’en détourner. Le menuisier qui a fait le tour de son art et ne sait plus quoi inventer peut, dans un accès de rage et de découragement, détruire une œuvre, mais il n’annonce pas que cette destruction est une œuvre et il ne proclame pas non plus que le nouveau stade de la menuiserie consistera à ne plus toucher au bois. Sauf à donner dans l’esbroufe et la facilité. Il est toujours possible de changer de discipline, mais si on choisit une tâche, le minimum est de la faire de son mieux, de parvenir, comme dans tous les domaines, d’échec en échec à une réussite. Pas parfaite. La perfection n’est donnée qu’à quelques-uns, grâce injuste, comme toute grâce ; et même ceux qui en sont touchés ont dû travailler dur.
Les deux tendances d’autodestruction que j’ai décrites se rencontrent : la littérature sans imagination et la philosophie sans spéculation partagent un même rêve de retour à une réalité brute, sans le filtre de l’idée, de l’image ou du mythe, et donc en fait : sans langage. Dès qu’il y a langage, il y a abstraction et combination, c’est-à-dire spéculation et imagination, et donc, selon eux, faute capitale. La matière première de leur art leur inspire soudain une méfiance démesurée. Ils y touchent à regret, de mauvaise grâce, avec mille excuses, en dénonçant tous ses leurres. La méfiance tourne ici à la naïveté. Ami poète ou philosophe, évidemment que le langage n’est pas la chose qu’il désigne ! Est-ce qu’il nous trompe pour autant ? Non. Le langage ne m’a jamais fait croire que je pouvais m’asseoir sur le mot chaise ou me nourrir du mot pain. Mais que le mot ne soit pas la chose ne le prive pas de réalité. Le mot n’opère pas de coupure, au contraire il assure la continuité entre la chose et l’esprit. Il est un courant d’intensité qui active et réactive sans cesse les choses par l’esprit et l’esprit par les choses.
Alors, oui, les mots n’ont pas la saveur du pain ou la résistance d’une chaise, mais il arrive qu’ils fassent mieux savourer le pain et observer la chaise. Dis-moi, ami, n’ont-ils aucun effet sur toi ? N’es-tu pas le premier à être ravi ou blessé par eux ? Tu comptes sûrement parmi ceux qui y sont les plus sensibles et voici que tu n’y crois plus. Peut-être que tu t’en veux d’y croire. Pourquoi ? Puisque j’écris, bien ou mal, à toi d’en juger, mais en tout cas j’y travaille, je te rappelle une règle fondamentale de l’art : si l’on ne croit pas dans le langage, il ne croira pas en nous. Les écrivains que j’admire n’habitent pas le langage, faisant avec avarice et suspicion l’inventaire de leur bien, ils sont habités par lui, traversés par ses courants, ses circularités, ses courts-circuits.
Bien sûr, ta méfiance envers le langage participe de ta méfiance envers la transcendance : le langage en impose une à l’immanence des choses. Mon pauvre malade imaginaire… Tu boudes ton plaisir. Tu te tortures inutilement. Pourquoi vouloir à tout prix te couper de la transcendance, dont tu as l’intuition, la conviction innée ? Connais-tu les purs immanents ? Ils ne sont pas jolis à voir. Des jouisseurs, des brutes. Aussi bornés que les purs transcendants, ces fanatiques d’une idée, d’une croyance, qui ne croient qu’à ce qui est écrit. Bornés, les uns et les autres, de n’en rester qu’à une des dimensions de la réalité.
Ton problème vient d’un renoncement plus général à la notion de vérité. On a fait de la vérité une sorte de dieu sur terre qu’il faudrait crucifier. La vérité n’est pas un dieu. C’est une chose toute bête, toute simple : notre pensée, formalisée dans un langage symbolique, mots ou chiffres, qui correspond à la réalité. La réalité ne comprend ni vérité ni erreur. Par contre, notre esprit se rapportant à la réalité peut l’atteindre ou la manquer, ce qui donne la vérité et l’erreur. Autrement dit, la réalité désigne ce qui est et la vérité notre capacité à atteindre ce qui est.
Cette aptitude de l’esprit est semblable à celle de notre geste qui peut être précis, agile, adéquat, ou manqué, décalé, maladroit. D’ailleurs, il est illusoire de les séparer : c’est le même rapport, plus ou moins abstrait, entre nous et le réel, dans le geste comme dans la pensée. Et l’on ne doit pas vivre dans une adéquation parfaite et constante avec le réel, il y a du jeu et tant mieux, de la maladresse et de l’erreur – et l’on tombe juste aussi par maladresse, le monde est ainsi fait. Mais la vérité, ce n’est rien que ça : la pensée qui touche pile mille dans ce qu’elle vise. Et je répète, l’on ne doit pas s’y adonner toute la vie, l’œil se fatigue, la main aussi. Imaginez quelqu’un qui passerait chaque heure du jour aux aguets de la vérité, il deviendrait vite irritable, inquiet, myope. Il finirait par la détester, cette vérité qu’il ne cesse de poursuivre, alors qu’il devrait juste se reposer, s’occuper d’autre chose. Descartes ne disait-il pas qu’il ne fallait pas philosopher plus d’une heure par jour ? Sage homme.
Trois manières de nier l’existence de la vérité : en soutenant que la réalité que l’on vise ou notre esprit qui la vise ou la formalisation qui lui sert à la viser sont des illusions, des vues de l’esprit, privées de réalité. Postulats intéressants à développer comme modèles théoriques, mais qui ne mènent pas loin. On y reste enfermé dans une pensée qui tourne à vide, ne vise rien. On s’emprisonne dans la spéculation dont, précisément, on voulait s’échapper.
Le mal n’est donc pas dans l’image ni dans l’idée, mais dans l’image ou l’idée qui manquent leur but, ne nous transportent nulle part, tombent à terre ou s’égarent dans les cieux. Les mots ne font passer le courant que s’ils sont bien branchés. Le langage nous décourage lorsqu’il est privé de son intensité parce que monté n’importe comment. Travailler à son agencement revient à trouver ses points de contact où l’énergie circule.
Bref, ce que cherche la poésie, c’est l’image juste ; ce que cherche la philosophie, c’est l’idée juste. Et je ne parle pas ici de l’Image ou de l’Idée en soi, il y a quantité d’images et d’idées justes, puisque la réalité diffère infiniment. La quête de vérité ne signifie rien de plus. Pas la peine de l’accuser de véhiculer tous les outre-mondes.
Le refus de toute transcendance amène également à renoncer à la morale. Plus précisément à une universalité de la morale, comme à une universalité de la vérité, pour la relativité des valeurs et des vérités. Que tous ne partagent pas la même morale ne signifie pas qu’un même principe moral n’existe pas chez tous. Tout comme le fait que la vérité varie, parce qu’elle ne cesse de s’ajuster à la réalité, ne signifie pas qu’un même principe de vérité n’existe pas pour tous. La vérité comme principe se définit par l’adéquation de l’esprit et plus précisément de sa parole avec la réalité et la morale comme principe se définit par le désir d’infliger le moindre mal, de limiter la souffrance, la sienne et celle de l’autre, qui ne se distinguent pas si facilement et se contredisent également, ce qui amène moult dilemmes.
Tout le monde a une morale : notre action est guidée par un principe qui départage le bien du mal, qui distingue entre ce qui préserve de la souffrance et ce qui l’inflige, et ce même si on distingue mal ou que l’on choisit le mal. Pareillement, tout le monde a une vérité, c’est-à-dire une connaissance constituée par la discrimination entre ce qui se trouve confirmé ou infirmé par les faits, et ce même si cette connaissance comporte des erreurs. Il n’y a donc pas de vrai ou du juste en soi, mais du plus ou moins vrai et du plus ou moins juste, dont le critère nous est fourni par la réalité : le retour qu’elle offre à nos actions et à nos pensées, là où il y a souffrance et là où il y a correspondance.
Partageant un même principe, un critère commun, nous pouvons également débattre de ce qui est juste et vrai, dans la perspective d’une universalité, sans que ce débat se résume à une vaine question de points de vue divergents sur la vie ; et en effet, nous n’arrêtons pas de débattre avec ardeur sur ces sujets : il le faut, tout ne se vaut pas, morale et vérité s’assurent de leur pertinence aussi par leur capacité à être partagées et transmises, le jugement d’autrui est un autre critère de leur valeur.
Ce refus de la transcendance, si courant de nos jours, se réclame souvent de Nietzsche. Je ne l’interprète pas de cette manière. Nietzsche est un philosophe de la montagne, dont la verticalité ne cesse de s’aiguiser à l’horizontalité. Il ne renonce pas à la transcendance, il souhaite la réinventer de fond en comble, entre l’excès de transcendance du judéo-christianisme et l’excès d’immanence de la modernité sécularisée. Pour cela, il invente de nouvelles valeurs, de nouvelles vérités, un nouveau langage. Il est la verticalité à venir, la prochaine cime, inaccessible, même pour lui-même à ce qu’il semble.
Pour revenir à la philosophie et à la littérature qui ont développé une sorte d’allergie au mythe et à la métaphysique, c’est-à-dire à elles-mêmes, cette maladie imaginaire ne leur donne pas une nouvelle santé, elle les amène à mourir pour rien. La nouvelle santé consistera comme toujours à revenir à leur matière première, le langage, à critiquer son usage pour lui redonner sa justesse, qui se trouve à la croisée entre ici-bas et au-delà.
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