Autre contradiction qui caractérise notre culture, celle entre ici-bas et au-delà, entre immanence et transcendance.
L’ici-bas, c’est la concrétude des choses, l’épaisseur, le grain, le toucher, la saveur, toi et moi, un baiser, la terre et sa pesanteur, le temps aussi fugace qu’irréversible, l’aspérité de ressentir, l’endurance de vivre. L’au-delà, au contraire, ne tombe pas sous la main : c’est l’abstraction des choses, l’idée, le concept, mais aussi la croyance. Contour ou essence, il désincarne, désigne l’arbre et non un arbre, la neige et non cette neige ; ou encore Dieu et non l’homme. Il appartient au ciel, seul le regard l’atteint et son temps n’est pas de ce monde : éternité, l’appelle-t-on.
On s’aperçoit tout de suite qu’il est impossible de superposer à celle-ci les autres contradictions de notre culture. Comme fait mettant à l’épreuve l’idée, l’ici-bas est rationnel, mais il se révèle irrationnel en tant que singularité irréductible à la catégorie. De même, l’au-delà est rationnel lorsqu’il présente une théorie rendant compte des phénomènes, mais irrationnel lorsqu’il désigne une croyance qui échappe à notre expérience. Les deux peuvent déchaîner les passions et s’imposer par la force comme secourir la faiblesse. Moralement autant qu’épistémologiquement, aucun n’est plus juste ni plus vrai.
Il est courant de voir cette contradiction être réduite à une opposition entre le paganisme et le christianisme (ô lieu commun quand tu nous tiens). Le premier célébrerait l’ici-bas sans postuler d’au-delà, tandis que le second mépriserait l’ici-bas pour rejoindre l’au-delà. D’où toute cette précipitation, depuis le déclin du christianisme, à se déclarer grec ou romain. Vite, ma toge et mes sandales, que Bacchus nous protège.
Cette contradiction qui se trouve au cœur de tant de déclarations de foi philosophique – la pire faute d’un philosophe serait de postuler un au-delà, manière sans doute de se distinguer du religieux – n’a tout simplement pas lieu d’être. De toute évidence, ici-bas et au-delà sont tout aussi réels l’un que l’autre. Il s’agit seulement d’une qualité ou une dimension différente de réalité. Si vous doutez que les idées aient autant de réalité que le fer et l’acier, voyez comme elles ont fait couler de larmes et de sang. Plus joyeusement, les mathématiques sont aussi réelles que la rose à ma fenêtre ; et Dieu a autant de saveur que mon thé, ajouterais-je, mais je vous vois grimacer. Quittez votre masque tragique et reprenons : la seule irréalité, c’est de dissocier ici-bas et au-delà, de les opposer, de choisir l’un contre l’autre et surtout de faire de l’un d’entre eux un absolu.
Les intellectuels ont élaboré ce dilemme. Trop abstraits, ils ont surcompensé en refusant toute abstraction : embrassons la réalité ! se sont-ils exclamés au moment même où ils perdaient tout sens des réalités. Le défaut inverse existe aussi : les gens les plus terre-à-terre sont souvent d’une étonnante superstition. Mais au moins ils ne font pas de leurs balivernes des systèmes de pensée. Ces systèmes fondés sur l’immanence gardent une inéluctable nostalgie de la transcendance, comme des amputés cherchant dans la nuit leur membre fantôme. Ils ne cessent de chasser ce spectre du passé, ils en sont hantés au point de le voir partout. Au fond, ils le réinventent, encore et encore, par nécessité, on ne peut vivre sans.
Et n’allons pas chercher des cultures sans transcendance en d’autres temps ou lieux : rien n’est plus méprisant. Toutes les cultures disposent de la capacité d’abstraction et des modes de pensée qui en dérivent. Mais seule la nôtre semble avoir eu l’idée de condamner une des dimensions de la réalité (ou plus vraisemblablement : une des dimensions de notre esprit dans son approche de la réalité) pour, paradoxalement, atteindre la réalité, alors même qu’elle la manque par ce geste.
Toute expérience radicale, ontologique, essentielle nous fait toucher au point précis où immanence et transcendance ne font qu’un, où leurs dimensions si divergentes se rencontrent et fusionnent. Expérience que l’on nomme mystique, amoureuse, poétique, qu’importe. Les mots manquent ici. Peut-être que celui de Dieu vient en ce qu’il est le manque de tout mot, un trou dans le langage. Alors, on sait que tous les temps sont accomplis et que pourtant rien n’a encore commencé. L’on connaît l’affinité secrète entre les méduses et les comètes. Et l’on s’enracine à en crever le ciel. La chair est claire, la vérité belle. De cette révélation, on retiendra, en ce qui concerne la philosophie, que la métaphysique est la simple suite de la physique.
J’évoque la contradiction entre raison et déraison dans Fille des Lumières sous le signe des Chimères et celle entre force et faiblesse dans Sous une couronne de raisins ou d’étoiles.
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