En réfléchissant sur la morale, j’en étais revenue à l’opposition entre paganisme et christianisme : éloge de la force conte éloge de la faiblesse. Qu’elle traverse les derniers siècles est établi, mais je pense qu’elle reste vivace aujourd’hui, sous d’autres noms. Chacune a donné le meilleur et le pire ; je ne souhaite tirer aucun bilan.
Cette dualité semble caractériser notre culture, si conquérante, si rapace dirais-je, qui aurait cherché à tempérer sa violence par le christianisme, celui-ci devenant malheureusement une autre manière de conquête, plus intrusive encore. Cette rapacité donne aussi d’impressionnantes réalisations, dans ce désir insatiable d’aller au fond des choses et aux confins du monde, vers l’inconnu pour trouver du nouveau. Les autres civilisations ont certainement leur violence, mais pas du même type.
La dualité doit être maintenue, sans choisir l’un ou l’autre héritage, maintenue dans sa contradiction même, sans la résoudre – comme on aime résoudre les contradictions, dépasser nos dialectiques, nous Européens, grands amoureux de l’un –, maintenir donc la dualité, comme secret de l’équilibre, de la mesure de l’une et l’autre tendance.
L’excès de la force commence lorsqu’elle ne supporte plus la faiblesse ; mais alors est-elle encore de la force ? Par instinct, la force protège la faiblesse. Lorsqu’elle s’éprend trop d’elle-même et perçoit toute faiblesse comme une menace, c’est qu’elle est déjà faible, plus qu’une apparence de force, une belle forme creuse, qu’un rien fissurera. L’excès de faiblesse commence lorsqu’elle ne supporte plus la force ; mais alors est-elle encore de la faiblesse ? La faiblesse cherche la force comme son refuge. Quand elle exprime à son égard soupçon et ressentiment, c’est qu’elle désire prendre le pouvoir, se sachant plus forte que la force.
Leurs rapports ne sont donc pas aussi univoques qu’on peut le croire. La force des faibles vient de leur enracinement dans l’essentiel et la faiblesse des forts de la crainte de leur propre vulnérabilité. D’ailleurs, qui fait l’éloge de la force n’est pas forcément un fort et inversement. Comme ceux qui chantent la vie sont hantés par leur mort et les comiques infiniment tristes. Ne soyons pas dupes des discours.
Il faudrait trouver le moyen de subvertir les termes de l’opposition : éloge de la faiblesse mais non de la culpabilité, éloge de la force mais non de la conquête ; et pour quitter également la dualité entre matérialisme et spiritualisme qui s’y superpose : penser une matière qui ait une âme, un esprit qui ait une odeur et des poils. Il est temps de mettre la bouche de Nietzsche sous les yeux du Christ, les douces mains de Marie aux bras puissants de Déméter, et de courir aux bacchanales comme à la nativité, sous une couronne de raisins ou d’étoiles.
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