L’âme, le corps et l’esprit # 9

La chambre d’écoute, René Magritte, 1952

Autre mouvement né en Autriche au début du siècle, la psychanalyse. Plus proche de la psychiatrie et de la neurologie que de la psychologie et de la philosophie, elle s’intéresse à la psyché à partir de ses pathologies, de la folie aux troubles du quotidien, et ce dans la perspective d’une guérison. Le fonctionnement de l’esprit est déduit de ses dysfonctionnements. C’est une autre tradition de pensée, que j’ai déjà retracée en relatant l’histoire de la folie (1, 2, 3). Le déroulement de la thérapie amène à formuler des théories qui deviennent à leur tour des thérapies. La recherche a lieu à l’asile, puis à l’hôpital psychiatrique ou dans le cabinet du médecin. Elle a pour premier objet la souffrance.

Dans le cas de la psychanalyse, la thérapie consiste à parler sans censure, en suivant les associations libres de l’esprit, en racontant nos rêves, nos lapsus et nos actes manqués qui révèleraient notre inconscient. Une légende, propagée par l’un de ses premiers biographes, attribue à Freud la découverte de l’inconscient. En vérité, c’est une notion courante à son époque, surtout au sein de la psychiatrie allemande. Elle traverse le romantisme, en s’enrichissant de la philosophie présocratique et orientale (hindouisme et bouddhisme), alors redécouverte. Herbart est le premier à la conceptualiser de manière rigoureuse en décrivant l’esprit comme une lutte entre conscience et inconscience, faite de refoulements et de retours.

Freud reprend et complète sa théorie. Il considère que l’inconscient renferme pour l’essentiel des contenus sexuels et cette obsession caractéristique de la psychanalyse vient aussi de son temps. Le psychiatre Krafft-Ebing énumère alors les perversions. La sexologie apparaît. D’après Freud, tout désir est d’abord sexuel, avant de se différencier en désir d’autre chose. Vie et sexe fusionnent dans le même concept de libido, instinct le plus élémentaire qui se sublime dans les diverses activités et créations de l’homme. Au combat entre conscient et inconscient s’ajoutent la lutte entre pulsion de mort et pulsion de vie et le conflit entre ça, moi et surmoi. Autant de scissions du sujet déclenchées par le complexe d’Œdipe, quand l’enfant veut s’unir au parent du sexe opposé et voir son désir frustré, interdit, refoulé.

Ainsi, pour Freud, le sujet est scindé sur plusieurs plans et toutes les pathologies résultent de cette fissure primordiale, dans une certaine mesure inguérissable. L’idée, de nouveau, ne vient pas de lui. On la trouve dans la psychiatrie française qu’il a fréquentée et dont il était informé, plus précisément chez Janet, qui lui a d’ailleurs reproché d’avoir repris ses idées pour servir sa théorie. D’après Janet, la souffrance psychique signale une scission des fonctions intégrées de la personnalité, comme si la personnalité était composée de plusieurs sous-personnalités, hiérarchisées, accordées et contrôlées dans l’état normal, anarchiques, dissociées et incontrôlables, luttant pour la prédominance, dans l’état pathologique. Janet influence également Vygotski, le célèbre psychologue russe : il étudie la conduite, qu’il préfère au comportement, parce qu’elle intègre le rôle de la conscience, le façonnement par le langage, la culture et la société.

L’originalité de Freud réside dans la synthèse qu’il opère entre différents courants de pensée et dans sa capacité à transmettre ces découvertes au grand public. Son talent d’écrivain le distingue des autres savants : il raconte les cas cliniques comme les épisodes d’un roman et même d’un roman policier, on y déchiffre l’inconscient comme un rébus, on cherche la cause du mal comme l’origine du crime ; et ces cas servent de preuves et d’arguments à sa théorie.

Comme il aborde l’irrationnel (les passions, les émotions, les mythes et les rêves), il rencontre un immense succès en art et en littérature où ces thèmes sont la matière première, mais Freud souhaite les aborder avec rationalité, en scientifique, et ce sont justement les scientifiques qui rejettent sa théorie. Le cabinet fermé est le contraire du laboratoire exposé : on ne sait ce qui s’y passe. Quand les patients se mettent à parler, ils ne racontent pas les mêmes succès que leurs psychanalystes.

La discipline se trouve critiquée de toutes parts, non seulement par les scientifiques, mais par les féministes qui dénoncent sa sexualisation des enfants et la manière dont il substitue le fantasme au trauma : femmes et enfants n’auraient pas subi les violences qu’ils racontent, ils les fantasmeraient et refouleraient leurs fantasmes, leur souffrance venant du refoulement et non du traumatisme. Les religions lui sont aussi hostiles, Freud les considérant comme une illusion utile. Les totalitarismes ne le tolèrent pas plus : le régime nazi condamne la psychanalyse comme science juive et le régime soviétique comme idéologie bourgeoise. Cet interdit à son encontre lui donne le statut de résistance à la barbarie.

Malgré le rejet général dont elle est l’objet, la psychanalyse pénètre la culture par l’intermédiaire des artistes et des intellectuels, en particulier du surréalisme. Loin de la considérer comme une science, ce que souhaitait Freud, ils y voient une alternative à la science dans la définition de la psyché. Malentendu qui ne cesse de me surprendre puisque sa vision désenchantée de la psyché est strictement matérialiste et rationaliste. Après la guerre, la psychanalyse est associée au marxisme pour célébrer l’émancipation des normes, l’abolition des hiérarchies, le démantèlement de la famille bourgeoise, source de tous les maux. Cependant, tous ces usages de sa théorie ne doivent pas être attribués à Freud lui-même, plus circonspect et conservateur.

Il décrit avec précision une sorte de pathologie : les familles incestuelles, où l’inceste est psychique et non physique, ce qu’il a lui-même connu sans aucun doute, et non toutes les familles qui composent l’humanité. Il ouvre des pistes intéressantes, comme l’exploration des mythes et des rêves pour comprendre l’humanité, et il compte parmi ses élèves de grands penseurs, tels que Jung et Adler. Tous deux s’éloignent de la psychanalyse. Ils refusent de reconnaître l’universalité du complexe d’Œdipe et l’essence sexuelle du désir et de la psyché. Ils cherchent une thérapie non plus tournée vers le passé, qui serait à l’origine de tous nos conflits intérieurs, mais orientée vers le présent et l’avenir, ayant pour but la résolution des problèmes et la réalisation de notre potentiel.

Jung découvre l’inconscient collectif : des formes a priori de l’esprit, innées en tout un chacun, qui seraient la condition de possibilité de la psyché et de son développement. Au-delà la guérison, il cherche l’individuation : la possibilité de devenir une personne accomplie, en empruntant l’une puis l’autre forme jusqu’à devenir soi, en passant d’une conscience collective à une conscience propre. Ses recherches sur les religions et les mythologies lui permettent d’établir la cartographie de notre intériorité partagée. Mais il établit aussi les types de personnalité pour déterminer en quoi nous divergeons les uns des autres. En encourageant à équilibrer l’irrationnel et le rationnel et non à envahir l’un par l’autre, il correspond encore plus que Freud aux aspirations des artistes et des écrivains et son influence est si vaste dans ce champ qu’elle reste difficile à évaluer.

Adler introduit les notions de constellation familiale et de complexe d’infériorité. Il s’intéresse à la place du sujet au sein de la société et de la famille, en particulier parmi la fratrie. Lui-même venant d’une famille nombreuse, il montre l’importance des rapports entre frères et sœurs, de leurs places respectives, dimension qu’avait négligée Freud. Il décrit également un complexe d’infériorité inné, venu de notre statut d’enfant, que nous chercherions à compenser pour trouver notre indépendance.

Sa thérapie privilégie un rapport égalitaire et transparent entre patient et praticien, méthode que reprendra la psychologie humaniste amorcée par Carl Rogers, qui dénonce la violence de l’interprétation chez les psychanalystes et établit des règles d’écoute rigoureuses, dans le plus complet respect de la parole de l’autre, sans aucun travestissement théorique. Aux États-Unis, la psychologie humaniste est considérée comme une troisième voie entre psychanalyse et comportementalisme. Elle correspond mieux à l’esprit du pays. Plus immédiate, optimiste et proactive. Il ne s’agit plus thérapie, qui sous-entend la guérison d’une pathologie, mais de développement personnel, ayant pour but l’épanouissement et l’accomplissement de la personne.


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Commentaires

Une réponse à « L’âme, le corps et l’esprit # 9 »

  1. Avatar de toutloperaoupresque655890715

    Merci de réhabiliter Janet !
    Bonne soirée, Joséphine.

    Aimé par 1 personne

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