
Au début du XXe siècle, plusieurs courants se croisent en psychiatrie : sociologique (la folie vient de la société ou du rapport du sujet à la société), phénoménologique (la folie se comprend à partir de la personne, de sa singularité, de son histoire), neurologique (cherchant ses raisons et son déroulement dans le cerveau). La psychanalyse se disperse. Les disciples de Freud critiquent le rôle exagéré qu’il accorde à la sexualité, à l’enfance, au passé ou le dogmatisme de ses idées : impossible de remettre en question le complexe d’Œdipe. Ils gardent en commun, dans leurs différentes écoles, un désir de plonger dans l’inconscient, ce qu’on appelle aujourd’hui psychologie des profondeurs ou psychologie dynamique. La psychiatrie est une médecine consacrée aux troubles et maladies mentales, tandis que la psychologie est une science humaine qui a pour objet la psyché, mais les deux sont issues de la philosophie et les trois disciplines se recoupent dans leurs recherches, s’informent de leurs découvertes, influencent leur histoire respective.
En parallèle de ces recherches, plusieurs idéologies amènent à une intolérance croissante envers la folie : les discours qui prônent l’utilité des individus et la productivité des sociétés, les théories sur la santé menacée des peuples, la dégénérescence de la race, le déclin des civilisations, l’importance de l’argent qui détrône toutes les autres valeurs, l’affaiblissement de la foi chrétienne, de sa bienveillance, voire de sa révérence envers la folie. L’eugénisme gagne l’Occident, les premières stérilisations de malades mentaux ont lieu aux États-Unis, mais c’est l’Allemagne qui ne recule devant rien pour le mettre en œuvre. On veut éliminer le fou, figure de l’inutile, de l’inadapté, considéré comme raté, taré.
Le programme nazi commence par l’élimination des insensés et des infirmes, d’abord les enfants, par administration de barbituriques ou de morphine, puis, avec les adultes, dans des chambres à gaz. C’est le programme T4. Une infirmière témoigne au procès de Nuremberg : « Partout on en parlait et même les enfants en parlaient. Tous avaient peur d’aller à l’hôpital parce qu’ils craignaient de ne plus en revenir. » Des psychiatres, des infirmières, des familles résistent et la population se montre si hostile que le programme est abandonné, mais poursuivi par d’autres moyens : privation de soins, de chauffage et surtout de nourriture, organisée de manière scientifique. La famine ainsi orchestrée s’appelle la diète B. En France aussi, les fous meurent de faim, mais par manque de moyens. Toute la population a faim et froid. Les internés ne peuvent pas recourir au marché noir, tandis que les gardiens viennent piocher dans leur ration. Beaucoup refusaient déjà de s’alimenter avant la guerre. La cachexie, depuis toujours une des premières causes de mortalité à l’asile, fait de nombreuses victimes. L’URSS interne quant à elle les opposants politiques comme des insensés. Procédé que reprendra la Chine.
Après la guerre, deux évènements bouleversent le traitement de la psyché : l’antipsychiatrie et la thérapie biologique, qui s’associent l’une à l’autre plus qu’elles ne s’opposent pour mettre fin à l’asile devenu hôpital psychiatrique. De nouveaux médicaments permettent de traiter le fou sans l’interner, dans un climat général de contestation de la civilisation occidentale : cette culture qui nous aliène, le fou en est le symbole, il faut le libérer. Neuroleptiques, anxiolytiques, régulateurs de l’humeur et antidépresseurs, une nouvelle pharmacopée se répand dans la société et concerne tout le monde : les généralistes les prescrivent sans formation en psychiatrie, tout un chacun y a recours sans même connaître d’épisodes de démence.
Cette transition vers la neurologie et la pharmacologie revalorise le métier de psychiatre : il n’est plus le parent pauvre de la famille des médecins, cependant de nombreux praticiens rappellent les limites de ce type de traitement : suspension et non guérison de la folie ou du mal-être, développement de dépendances, effets secondaires (prise de poids, perte de mémoire, etc.), risque d’expérimentation sur le patient, abandon de la thérapie relationnelle, tandis que l’antipsychiatrie dénonce un nouveau type de dressage, une sorte de camisole chimique.
Les anciennes thérapies ne sont pas abandonnées, les douces comme les dures. L’électrochoc, apparu au début du XIXe, s’appelle aujourd’hui sismothérapie ou électroconvulsivothérapie. Il prétend dissiper la dépression, l’ancienne mélancolie, la plus courante des pathologies de nos jours. On continue à occuper le patient pour le distraire de son mal ou lui permettre de le symboliser : ergothérapie, art-thérapie. Surréalisme, art brut et fous littéraires ont mis en valeur l’art des fous, mais le trouble mental ne fait pas le talent, bien que le génie ait quelque chose à voir avec la folie.
Si l’antipsychiatrie a toujours existé, elle devient un mouvement populaire et médiatisé après-guerre. Thomas Szasz, lui-même psychiatre, est un des pères fondateurs de ce mouvement. L’essentiel de la théorie de Foucault vient de lui – sans qu’il soit jamais cité, évidemment. La folie est une construction sociale (soupirs), un fait de culture et non de nature, une nouvelle forme de domination de l’homme par l’homme, une oppression exercée par la collectivité – État, famille, société – sur l’individu libre (bâillements). Le fou sert de bouc émissaire pour souder la société et le moi, comme le juif, la sorcière ou l’homosexuel (yeux au ciel). La préservation de la santé est un prétexte pour asservir les populations (tête dans les mains).
Psychiatre, Szasz garde à l’esprit la réalité de la folie, au contraire de ses vulgarisateurs, dont Foucault, pour lesquels la folie n’existe plus. Si quelqu’un est malade, c’est la famille, la société, la civilisation, l’Occident, pas le fou. Foucault révèle ainsi qu’il ne sait rien de la folie réelle, celle qui ravage une vie et résiste au traitement. C’est sur cette folie-là que se fonde la psychiatrie, et non sur le fantasme d’une déraison qui n’a jamais existé, que Foucault invente pour s’autoglorifier. Les psychiatres réagissent aussitôt à cette histoire mensongère, fabrique de l’ignorance, régression des connaissances, dont les premières victimes seront les patients. Ils rappellent qu’ils ne réduisent pas la pathologie à l’anormalité et ne considèrent pas le conformisme comme un signe de santé mentale. Des travaux existent sur le danger de la conformité (contagions psychiques, folies collectives, psychologie des foules) ; et Jung remarquait déjà que l’ultraconformisme camoufle une psychose latente. Condamner la maltraitance ne signifie pas renoncer à tout traitement ; et le traitement ne se réduit pas à la thérapie et ses espoirs de guérison : il peut consister simplement à prendre soin de la personne souffrante, au lieu de l’abandonner à son sort.
S’il faut garder notre esprit critique face aux institutions et aux traitements, disqualifier la maladie mentale, sa gravité, les souffrances qu’elle engendre revient à nier l’altérité qu’on prétend reconnaître. « L’identification à la folie imaginée s’est révélée le vecteur du déni de la folie réelle. Le malheur psychotique a disparu derrière l’exaltation du fou de papier. Du principe que les fous sont comme nous, et doivent être traités comme tels, à l’idée que la folie n’existe pas, il n’y a qu’un pas, facile à franchir dès lors que la logique égalitaire se met à fonctionner de manière passionnelle et unilatérale. » (La Pratique de l’esprit humain, Marcel Gauchet et Gladys Swain)
Remarquons un procédé familier de notre philosophe : il prend une évidence qui tombe sous le sens (ici le fait que l’asile soit une sorte de prison) et en fait un système d’interprétation pour toute l’histoire de l’humanité, du moins occidentale. Il donne ainsi une grande vraisemblance à une théorie complètement absurde et qu’on ne peut croire que par ignorance. Cependant, il tire aussi avantage de l’absurdité qui prend un air révolutionnaire : personne n’avait eu l’idée de dire ça avant lui (et sans doute y avait-il une raison). Ses exégètes le défendront en parlant d’un sens plus profond, mais qu’ils ne peuvent transmettre. Nous entrons ici dans le sacré et la philosophie n’est pas de la théologie.
En France, l’antipsychiatrie ruine ainsi la psychiatrie sans la remplacer. La psychanalyse occupe la place vide, Lacan en tête, en souhaitant ne plus seulement s’occuper de névrose (comme le recommandait Freud), mais de psychose, donc de folie au sens strict.
Pendant ce temps, des associations de parents et de patients se constituent, ils ont leur mot à dire sur le traitement et font preuve de leur propre expertise, à partir de leur vécu. La psychothérapie institutionnelle espère encore créer des lieux de guérison. Elle reprend le rêve révolutionnaire de l’asile, avec des références marxistes : la vie en commun pourrait guérir ou du moins soulager. Le débat n’a jamais cessé sur l’origine de la folie : organogenèse, psychogenèse, sociogenèse. Les courants se départagent alors entre psychologies comportementaliste, humaniste (initiée par Carl Rogers) ou dynamique (issue de la psychanalyse).
Bien que l’antipsychiatrie se présente comme un mouvement contre le pouvoir en place, le gouvernement va dans son sens : les hospitalisations coûtent cher, on préfère en diminuer le nombre et la durée. À cette fin, on encourage les séjours brefs, les visites de jour, les thérapies rapides, tandis qu’avec la sectorisation (loi de 1985 réformant celle de 1938), les départements ne sont plus tenus d’avoir un hôpital psychiatrique et la psychiatrie se disperse en plusieurs lieux, du public au privé, jusqu’à devenir télépsychiatrie.
L’influence américaine privilégie un modèle, régi par l’argent, où le patient devient client. Le DSM (Diagnostic and Statistical Manual of Mental Disorders) s’établit en bible de la profession : énumération qui se veut neutre, objective, athéorique, description des troubles derrière lesquels disparaît la personne, approche statistique effaçant la spécificité de chacun, pathologisation de toute manifestation psychique, santé réduite à la simple adaptation. Manuel de l’antipsychiatrie ? Il n’y a plus de rencontre, d’empathie, de compréhension. Le DSM est le produit d’une époque, de son rapport à la psyché plutôt qu’un recueil de vérités d’ordre scientifique. Un jour, il nous semblera aussi fantaisiste que la théorie des humeurs d’Hippocrate. Cependant, il s’impose dans le monde occidental dans les années 1980, remplaçant les précédentes nosographies, et sert du moins de langage commun et commode entre les psychiatres et avec leurs interlocuteurs (administratifs, économiques, juridiques et sociaux).
Depuis les années 1990, un mouvement antipsychanalyse prend de l’ampleur. D’après lui, la discipline aurait confisqué et saboté la réforme souhaitée de la psychiatrie. Les reproches pleuvent : dogmatisme, sectarisme, ésotérisme, snobisme, appât du gain, goût du pouvoir, le tout sans aucun fondement scientifique. De plus en plus, on lui préfère le comportementalisme, complété par le cognitivisme, qui cherche à changer les mécanismes automatiques et trompeurs de la pensée (biais, dissonances, distorsions). Ces thérapies brèves prennent pour objet un trouble précis (phobies, TOC, TCA, addictions, stress, etc.) et non l’ensemble de la personnalité.
À ce conflit se superpose celui entre gauche et droite : la psychanalyse défend l’humanisme européen contre la barbarie américaine du comportementalisme, affirme la gauche, et la droite de répondre que ce sont plutôt des hommes de science qui chassent une bande de charlatans. Derrière cette lutte très médiatisée entre les plus dogmatiques de chaque école, le commun des praticiens se montre plus prudent et pondéré, ils empruntent à plusieurs courants à mesure qu’ils gagnent en expérience. Au cours de son histoire, le traitement de la psyché a avancé ainsi, en tâtonnant, en piochant ici et là, avec empirisme et éclectisme, cherchant simplement ce qui marche. Quant à la psychiatrie, elle n’en veut pas à la psychanalyse et se montre plutôt envieuse de la psychologie clinicienne, qui garde un rapport étroit au patient qu’elle a tendance à perdre.
Entre psychothérapeutes, psychiatres, psychologues et psychanalystes – et l’on peut cumuler les titres, le champ psy s’étend : la maladie mentale est devenue santé mentale, et tout le monde est concerné par sa santé, pas seulement les fous. La pathologie mentale occupe le 3e rang des maladies mondiales, selon l’Organisation Mondiale de la Santé, en premier lieu la dépression et les troubles de l’anxiété et du comportement. On demande aux psys de s’occuper de tout : famille, enfants, travail, chômage, de décider de la responsabilité pénale comme de l’aptitude à l’adoption, et certains d’entre eux s’en inquiètent : ils ne peuvent pas faire autorité sur tout sujet, se prononcer en experts dans tous les champs. Notre société psychologise jusqu’aux questions métaphysiques, morales et politiques, et dans ce tout psychologique, la folie se dissout. « Il n’y a plus de mur de l’asile, partageant clairement ceux qui sont d’un côté et ceux qui sont de l’autre. On connaît l’histoire du fou qui se penche à la fenêtre de son asile pour demander à un passant : ‘Êtes-vous nombreux là-dedans ?’ Ce n’est plus une blague : nous sommes bel et bien nombreux là-dedans. » (Quétel)
Malgré le progrès de nos connaissances dans d’autres domaines, nous ne comprenons pas tellement mieux qu’autrefois l’âme et l’esprit, la raison et la déraison. Comme le conclut Quétel, l’histoire de la folie est celle de nos erreurs. Elle invite à la prudence, la patience, la modestie. On demande beaucoup à ces sciences de la psyché qui ont pourtant bien peu de certitudes ; et peut-être faudrait-il, sur certains sujets, aller chercher la vérité ailleurs.
Revenons une dernière fois à Foucault. Y a-t-il chez lui la moindre vérité ? Son ressenti (il n’aimait pas les psys, toutes tendances confondues, y compris les psychanalystes) et son vécu (une homosexualité encore mal acceptée par la société). Un philosophe n’a pour métier que de savoir penser, il devrait montrer quelques talents d’analyse (opérer des distinctions, percevoir des nuances) et de synthèse (construire des systèmes, repérer des récurrences). La rhétorique à la fois confuse et caricaturale de Foucault fait tout le contraire. Peut-être suis-je dure, mais je n’ai plus aucune patience envers ces imposteurs qui polluent la pensée, pseudo-savants qui abreuvent de mensonges et faux-semblants notre soif sincère de connaissances. J’entends dire qu’il a défendu la femme, l’enfant, le fou et tous les marginaux – comme s’il héritait du romantisme, alors qu’il dévoie les intuitions et les élans de ce noble mouvement. Non, Foucault n’est pas Hugo, il n’a défendu que lui-même, et toujours il préfère le fort au faible. Lisez son histoire de la sexualité ou ses prises de position au sujet du consentement : il souhaite que la sexualité ne soit jamais criminalisée, que tout soit permis, y compris le viol, y compris le viol des mineurs (qu’il n’appelle pas viol, parce qu’il y aurait d’après lui consentement des enfants et non violence des adultes). En réalité, il veut protéger les criminels, qui ne sont pas toujours marginaux ; et son histoire de la folie compte parmi ses efforts pour les réhabiliter. « Ainsi Deschauffour, dont Foucault relate avec complaisance l’exécution en 1726 pour crime de sodomie, en négligeant d’ajouter que ledit condamné avait été convaincu (ce qu’il confirma au pied de la potence) d’avoir organisé contre argent des viols collectifs de jeunes gens à qui il avait d’abord fait boire du vin mêlé d’opium. » (Quétel)
Je m’attends à ce que ses partisans m’accusent d’homophobie. Qu’ils réfléchissent un instant : il est contre-productif de défendre l’homosexualité par un éloge du crime, quand il s’agit de montrer que l’homosexualité n’est pas un crime. Et puis, sa pensée est datée : abolir l’État, la famille, la société, ne croire qu’à la liberté individuelle, nous voyons aujourd’hui se désintégrer ces liens et ces lieux communs au nom du désir de chacun, allons-nous mieux ? Je ne le crois pas.
Merci à Claude Quétel pour ses recherches, dont j’ai reproduit ici les résultats et les arguments, en y ajoutant remarques et réflexions personnelles. J’ai si vite retracé son long récit que je n’ai pu éviter les simplifications et sûrement les erreurs, mais voici au moins une idée de ce que signifie faire de l’histoire.
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