Histoire de la folie # 1

Extraction de la pierre de folie, Jérôme Bosch, huile sur panneau de bois, vers 1494-1516, conservé au Musée du Prado

Le titre évoque Michel Foucault et sa fameuse Histoire de la folie à l’âge classique, où le philosophe nous raconte comment la folie a été inventée aux Temps modernes : au cours des XVIIe et XVIIIe siècles, la raison a enfermé la déraison dans les hôpitaux généraux, afin de l’exclure et la punir, puis le XIXe a développé une approche scientifique et même positiviste de la folie qui devient une maladie à éliminer. Histoire d’une confondante simplicité et qui pour cette raison rencontre beaucoup de succès. Le seul problème, c’est que Foucault, à son habitude, raconte n’importe quoi.

Il commence par introduire de la confusion dans la notion de folie, afin que l’on soit tous bien sûrs de ne pas savoir de quoi l’on parle. D’aussi loin que remonte notre histoire, la folie n’a jamais été un phénomène transparent et circonscrit, elle se manifeste sous quantité de formes, de la mélancolie à la manie, de l’épilepsie à l’idiotie, et elle se mêle à la passion, à la foi et au génie. Outre les différentes pathologies répertoriées depuis au moins l’Antiquité, les auteurs remarquent souvent qu’une certaine folie douce nous habite tous.

La folie existe depuis que l’humanité existe (même avant, les animaux n’ignorent pas les troubles et variations de la psyché, ce qui donne lieu aujourd’hui à une psychologie évolutionniste). Depuis tout ce temps, nous cherchons à la décrire, l’interpréter et la traiter. Plurielle et polymorphe, pourvue de frontières imprécises mais réelles, elle donne lieu à des réflexions morales, religieuses, philosophiques et médicales. Elle interroge l’articulation de l’âme et du corps (en termes modernes, du physique et du psychique) dont elle révèle la fragilité et pose d’une nouvelle manière le dilemme du libre arbitre (dans quelle mesure le fou est-il libre et donc responsable de ses actes ? ou aliéné et donc irresponsable ?). On cherche la raison de la déraison : pourquoi devient-on fou ? Châtiment des dieux, influence des astres, traumatisme, hérédité, les raisons ne manquent pas, mais ne suffisent jamais. D’autres questions restent sans réponse : où commence la folie ? Où finit-elle ? Comment objectiver dans un savoir une expérience si subjective afin de soigner celui qui en souffre ?

Si la folie est humaine, l’humanité est variée : la folie ne prendra pas le même visage selon l’époque et le pays. En Occident, elle s’oppose à la santé, la raison, la piété, mais elle peut aussi être une figure de la sagesse et de la foi, sans prendre pour autant un caractère sacré. D’une notion complexe, Foucault fait une notion confuse : il joue de ses sens multiples et de ses frontières floues pour dire tout et son contraire à son sujet sans pouvoir être réfuté. Une malhonnêteté intellectuelle dont lui et tous les postmodernes sont familiers.

Avec une assurance qui semble intimider son auditoire et que je trouve tout simplement ridicule – mais le ridicule est l’art de vivre du postmoderne –, il annonce que la folie n’a jamais existé avant l’âge classique : le non-fou se distingue du fou à cette époque pour en faire l’autre absolu, objet de rejet et de réclusion. Ou bien, il nous explique que la folie n’était pas une affaire de médecins avant l’arrivée de la science moderne au XIXe siècle. Hippocrate et Galien, toute la philosophie de la maladie de l’âme (Platon, Aristote, Lucrèce, Sénèque), la riche pharmacopée du Moyen-Âge, ses pèlerinages thérapeutiques, ses traités qui reprennent les recherches des anciens préservées et enrichies par l’Orient, tout ceci réduit à rien (ou rien qu’une manifestation marginale, négligeable), puisque Foucault le dit. Écoutons-le : la folie est une invention de l’Occident qui entre dans la modernité, la conséquence de la séparation entre normal et pathologique opérée par les philosophes des Lumières qui annoncent les scientifiques à venir, ces figures terribles de l’oppression qui nous obligent à… raisonner.

La folie est déjà une notion problématique en ce qu’elle recouvre quantité de réalités variées, parfois contradictoires. Mais Foucault, loin de répondre aux questions qu’elle pose, souhaite la rendre encore plus générale et inconsistante. À cela sert son concept de déraison où les fous vont se retrouver avec, selon son énumération, le débauché, l’imbécile, le prodigue, l’infirme, le libertin, le fils ingrat, la prostituée, l’homosexuel, etc. Voici les insensés assimilés aux asociaux, sans aucun fondement historique, rien que pour étayer sa théorie philosophique favorite : la conspiration du pouvoir omniprésent contre l’individu isolé, la répression du système contre ses marges dont il cherche à se débarrasser. Plus paranoïaque que philosophique, à mon humble avis.

En vérité, la politique envers les fous a toujours été et reste encore une absence de politique. « Empirisme, pragmatisme, manque de moyens, indifférence semblent avoir toujours été les maîtres mots », remarque Claude Quétel. L’hôpital général, qui inaugurerait, selon Foucault, le grand renfermement des fous, ne leur était pas destiné. L’institution compte parmi les solutions tentées à l’époque (XVIIe) pour résoudre le problème de la mendicité et de l’errance. Les fous s’y sont retrouvés dans la mesure où ils étaient sans abri et les autorités ont aussitôt fait la différence entre eux et les autres.

Bref, il y a toujours eu des fous, on a toujours voulu les traiter (avec la maltraitance qu’implique souvent le traitement) et la société a longtemps évité de les reclure, car la réclusion coûte.

Reprenons l’histoire, la vraie, racontée par Claude Quétel dans Histoire de la folie, de l’Antiquité à nos jours. Il n’existe pas de civilisation ou de société sans fous. Dans les temps les plus anciens, une médecine magico-religieuse appréhendait les souffrances. D’après ses croyances, le fou était habité par des démons ou des esprits, ou bien son esprit s’était absenté, ne se situait pas au bon endroit du corps, ou se baladait dans le corps. En Grèce, dans les temples d’Asclépios, dieu de la médecine, les prêtres se faisaient diététiciens, pharmaciens, chirurgiens, mais aussi psychothérapeutes et musicothérapeutes. Leurs tournées complétaient les visites aux sanctuaires, tandis que la pratique des gymnases, faite de régimes, d’exercices et de longues courses, maintenait en bonne santé.

La folie touchait ceux qui enfreignaient les lois de la nature, détruisaient l’harmonie du monde, elle venait punir leur démesure, sur ordre des dieux vigilants. De manière proche mais non équivalente, l’Ancien Testament appela folie l’impiété des peuples et des personnes : le fou était celui qui avait perdu la foi, mais sa folie venait d’une punition divine et le fou se trouvait ainsi coupable de sa condition. Dans le Nouveau Testament, la folie devint au contraire une métaphore de la foi : la folie de Jésus, de son sacrifice est la seule sagesse qui vaille dans un monde qu’aveugle la convention. Ces deux conceptions contradictoires de la folie perdurent ensuite dans le christianisme, où elle est tour à tour sainteté ou impiété, péché ou grâce.

La philosophie propose une autre approche de la folie : si la médecine s’occupe de la santé du corps, elle s’occupe de celle de l’âme. Reste à savoir ce qu’est l’âme (souffle, sang, feu ou air, animation, principe actif), si elle fait un ou deux avec le corps (conception moniste ou dualiste), s’il y en a une, deux ou trois (trois âmes pour Platon et les médecins Hippocrate et Galien : deux irrationnelles et une rationnelle, une végétative dans le foie, une autre énergétique dans le cœur et la dernière pensante dans le cerveau), et dans le cas où il n’y en aurait qu’une, si elle se distingue en facultés, comme le dit Aristote, ou si elle reste univoque, ce que soutiennent les stoïciens. Ces derniers, monistes, perçoivent une différence de degré et non de structure entre le normal et le pathologique : la folie n’est qu’une forme de la passion, lorsque nous nous laissons dominer par elle au lieu de la dominer.

Autres interprétations : la folie survient à l’occasion d’un déséquilibre entre le corps et l’âme, que le corps prenne le pas sur l’âme (prostration, ignorance) ou que l’âme prenne le pas sur le corps (déchaînement, fureur). La folie peut être mauvaise (dégradation de l’esprit et du corps dénoués l’un de l’autre) ou bonne (élévation dans l’inspiration qui donne le génie et la prophétie). La mélancolie est la folie des philosophes, la démence des esprits d’exception. Mais la première maladie de l’âme reste la peur de la mort. La guérison à tous ces maux ? L’euthymie, la bienveillance envers soi, contraire de la dysthymie, lorsqu’on se déplaît en sa propre compagnie.

Quelle que soit leur théorie, les philosophes reconnaissent la priorité de la médecine : la santé du corps est la condition de la santé de l’âme. Hippocrate sépare le premier les deux disciplines pour se consacrer à la médecine. Il localise déjà la folie dans le cerveau dans un traité sur l’épilepsie. Une tradition médicale s’établit qui dure près de mille ans, du Ve avant au Ve après J.-C. Elle comprend une thérapeutique de la folie, à la frontière de l’âme et du corps : visites au sanctuaire, vaste médication (selon le type de folie, des toniques ou des calmants et dans tous les cas des évacuants : ellébore, saignées, ventouses, sangsues, selon l’idée courante que les fous sont habités, qu’ils souffrent d’un trop-plein), ainsi que des bains chauds ou froids, des secousses et des balancements. Il est conseillé de se distraire, s’occuper, se dépenser, voyager, voir des amis, dormir, pleurer, écouter de la musique, aller au théâtre ; et le thérapeute devra trouver l’équilibre entre trop de complaisance et trop de discipline. Il est rare que le fou soit contraint, à moins qu’il soit incontrôlable et dangereux pour lui-même ou les autres. Alors interviennent les liens, l’isolement, dans l’espace privé. Car le médecin n’intervient qu’auprès des familles qui peuvent se le permettre. Pauvre ou esclave, le fou peut être chassé de la communauté, se retrouver errant sur les chemins, retourner à un état sauvage, donnant matière au mythe du loup-garou.

Le Moyen-Âge ne se caractérise pas entièrement par son ignorance en la matière. Certes, dans un premier temps, entre le Ve et le XIe, rien n’est dit de la folie, mais le savoir antique transmis et enrichi par la pensée arabe amène ensuite à reprendre ces débats, notamment dans les écoles de Sicile et d’Espagne. Le médecin et philosophe arabe Avicenne a la plus grande influence, son Canon de la médecine est une référence. Se répand l’idée des esprits, intermédiaires entre le corps et l’âme, émanations légères et subtiles à l’origine de nos troubles. Mais la théologie interdit de parler de la maladie de l’âme, puisque celle-ci est incorruptible. Thomas d’Aquin distingue l’animus et l’anima. L’animus est l’âme animale, mobilisant les appétits du corps qui, contentés, donnent les plaisirs. L’anima est l’âme spirituelle, celle qui pense, décide et survivra. La folie survient, lorsque l’anima, retenue prisonnière, ne domine plus l’animus qui assouvit ses passions.

Dans la société, le devoir de charité oblige à se charger des faibles, dont font partie les fous. Les hôpitaux, qui apparaissent alors, doivent remplir cette mission d’accueil, mais ils sont aussitôt confrontés aux difficultés économiques, à la contradiction entre l’utopie et le terrain. Comme ils souhaitent soigner, ils n’acceptent pas les contagieux et peu d’incurables, parmi lesquels sont classés les fous (avec les lépreux et les aveugles). Parfois, une salle leur est consacrée, elle comprend souvent des contentions, non par cruauté mais par pragmatisme : il est impossible de les surveiller et certains se blessent ou agressent les autres.

Le médecin se trouve en ville plus qu’à l’hôpital. Le traitement des fous n’a pas changé (et nous ne savons rien de ses succès, même si nous devinons ses échecs) : la même pharmacopée, les bains, les régimes, les exercices, la musicothérapie et la persuasion du soignant contre les obsessions et les délires. Les cas récalcitrants s’attirent des méthodes fortes : coups de fouet, cautères sur le crâne rasé allant jusqu’à la trépanation. Le traitement porte sur le corps, cause de tous les maux, la philosophie ne vient pas dialoguer avec l’âme en peine, les pèlerinages s’occupent de cette dimension spirituelle. La tête du fou, siège de sa folie, est l’objet de tous les soins : on y place les reliques. Son crâne rasé devient avec le temps un signe d’infamie : l’indice qu’on a perdu la tête.

Comme dans l’Antiquité, une famille aisée peut s’offrir les visites du médecin, entretenir le fou dans sa maison, dans un espace à l’écart, ou le mettre en pension chez les cisterciens. Mais les plus humbles, qui sont les plus nombreux, n’ont pas ces moyens. Heureusement, s’il sait prêter main-forte aux travaux communs, le fou est facilement intégré, d’autant que la foi chrétienne, alors intensément vécue, recommande la bienveillance envers les benêts, qui sont bénis de Dieu. Cependant, il peut aussi se retrouver à la rue et rejoindre les mendiants aux portes des villes. L’Évangile est vite oublié : le fou devient l’objet de tous les rejets, les enfants lui jettent pierres et quolibets, les gens le malmènent afin qu’il ne revienne plus dans les parages. Violence commune envers l’autre, l’étranger, l’inutile, envers une figure extrême de la misère qui rappelle la nôtre dans ces économies au bord de la survivance qui ne peuvent prendre en charge quelqu’un de plus.

Quand il se montre dangereux, la communauté doit l’enfermer, à contrecœur : il faut trouver l’endroit et subvenir à ses besoins. L’entreprise reste exceptionnelle : elle concerne très peu de gens et survient à la fin du Moyen-Âge. De lourdes chaînes entravent alors le fou comme les autres prisonniers. Il s’agit d’une précaution plus que d’une punition (d’autant que l’irresponsabilité des fous est reconnue) : les lieux tombent en ruines, les gardiens se font rares, les entraves empêchent toute échappatoire.

En même temps, la folie, dans son sens large de passion incontrôlée, se retrouve dans toutes sortes de représentations : folie d’amour des romans courtois où l’on perd la raison si la passion n’est pas partagée, folie des penseurs qui pensent trop, elle prend encore le nom de mélancolie, fou du roi qui n’a rien de fou et tient plutôt lieu d’humoriste et de moraliste, fête des fous où les hiérarchies sont renversées, folie du monde en son entier qui ne connaît que le péché. La fin du Moyen-Âge donne une impression de fin des temps : guerres, famines, épidémies. Revient l’équation de l’Ancien Testament : la folie est péché, le péché est folie, le fou peut être l’athée ou le juif, l’autre croyant ou le non-croyant, tandis que, dans la tradition du Nouveau Testament, la folie du Christ est de nouveau louée. Saint François d’Assise : « Le Seigneur m’a dit qu’il voulait faire de moi un nouveau fou dans le monde et Dieu ne veut pas me conduire par une autre science que celle-là. » Ou Saint Bernard : « La mesure d’aimer, c’est d’aimer sans mesure. » Quelques vrais fous se retrouvent aussi sur le devant de la scène, prophètes dénonçant les abus du clergé et annonçant la fin des temps.

à suivre


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Commentaires

6 réponses à « Histoire de la folie # 1 »

  1. Avatar de Barbara

    Follement intéressant ! Merci 💙

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    1. Avatar de Joséphine Lanesem

      Le livre vaut le détour ! Mais il est long et dense et le sujet est trop important pour ne pas relayer l’information.

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  2. Avatar de toutloperaoupresque655890715

    C’est folie que de prendre Foucault au pied de la lettre.
    En tout cas, un article bien intéressant, Joséphine.

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    1. Avatar de Joséphine Lanesem

      Et dans quel sens devrait-on le prendre ? Je n’en trouve aucun qui soit profond, ou simplement pertinent.
      J’en ai assez que ses détracteurs passent pour des sots alors que lui et ses partisans ne cessent de nous donner les preuves d’une ignorance dont, à leur place, j’aurais honte.
      Je vois bien ce qu’il veut faire : de l’histoire à la manière de Nietzsche, préférer le sens à la vérité, se faire artiste de la destinée, créer des mythes. Mais n’est pas Nietzsche qui veut. Déjà Nietzsche savait écrire, tandis que j’ai rarement vu un style aussi lourd, ampoulé, à la fois maladroit et maniéré que celui de Foucault. Et remplacer l’histoire par le mythe, je crois que le nazisme en a donné l’exemple, on pourrait peut-être y repenser à deux fois après avoir vu les conséquences.
      Je n’ai plus aucune patience envers cette imposture qui pollue la pensée.
      Mais restons bons amis tout de même 😀 Bonne soirée !

      Aimé par 2 personnes

  3. Avatar de carnetsparesseux

    Foucault mis à nu et rhabillé pour l’hiver 🙂

    Aimé par 1 personne

    1. Avatar de Joséphine Lanesem

      Et s’il pouvait aller faire un tour ailleurs voir si j’y suis 😉

      Aimé par 1 personne

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