Borée, le nord et l’hiver

Notos joue aux cartes avec Euros. Aurore et Tempête illustrent les histoires des vents sur les parois de la grotte. Zéphyr déprime devant le feu. Il déteste, déteste, déteste l’hiver. Borée rentre avec Crépuscule. On voit à sa figure qu’il a bu. Mais a-t-on jamais vu Borée en état de sobriété ? Il n’est qu’à différents degrés d’ébriété ; et aux plus hauts degrés, d’obscur, porteur d’intempéries et de tempêtes, amateur de catastrophes et de cataclysmes, il devient clair, chassant les nuages, purifiant l’air, reculant l’horizon, aiguisant le soleil au tranchant de ses courants. Il prend Zéphyr dans ses bras : « Ah, petit, j’ai une histoire pour toi, une histoire d’amour ! » Son frère le rabroue avec un coup dans les côtes : « Lâche-moi. » Sans perdre contenance, Borée les appelle autour du feu :
« Venez, venez, j’en ai une bonne.
– Pas de grivoiserie, prévient Crépuscule, en montrant Tempête du coin de l’œil.
– Oh non, je serai sage. »
Il attend que tous soient installés.
« Là-bas, dans le Nord, un homme est amoureux d’une femme. Rien de plus commun, me direz-vous. Mais c’est une femme hors du commun. Elle est frileuse à un point que vous n’imaginez pas. Le froid la jette dans une peur panique, elle tremble à son approche, s’évanouit sous son emprise. Ses morsures lui paraissent mortelles.
On déconseille à l’homme de prendre une telle épouse. Elle est jolie, mais le pays ne manque pas de jolies filles. La vie est rude ici, on s’enlise la moitié de l’année dans l’obscurité et la neige, il faut se défendre contre les ours et les bandits, aller chercher de quoi se chauffer dans une forêt infestée par les fées et arracher sa subsistance à une terre austère. Que faire d’une femme de la sorte ? Et quels enfants donnera-t-elle ? Des petites filles délicates comme de la dentelle ? Des petits garçons qu’on plie comme une aiguille ? Elle aurait son prix dans d’autres pays, des pays de délices ou d’oasis, des pays pacifiques, au climat doux et tendre, où le soleil ne cesserait même la nuit de réchauffer ses veines. Ici, c’est une anomalie. Elle mérite notre charité, rien de plus. Dans le Nord, une femme doit avoir les épaules larges, la peau coriace, un caractère de fer.
Mais l’homme insiste : « Je veux cette femme et aucune autre, je veux la plus fragile, je suis fort pour deux. » Il l’épouse et la tient au chaud, chez lui, près du feu, blottie sous des couvertures pelucheuses, bien fournie en boissons réconfortantes. Tout le travail, il l’accomplit, dans la maison et au-dehors ; et le soir, il se repose à ses côtés. Elle lui raconte des histoires, tirées des rêves de la nuit ou des rêveries du jour. Aussi recluse et solitaire qu’elle soit, elle a toujours quelque chose à lui raconter, comme si elle voyageait en son absence dans des mondes intérieurs. Lui qui ne connaît que l’éternel hiver, interrompu par l’aveuglante brièveté de l’été, il voyage avec elle en imagination, et dans la réalité elle lui donne des nuits dont il n’avait jamais rêvé.
C’est tout ce qu’il voulait. Il est heureux.
Mais l’hiver est rude cette année-là. Le froid pénètre dans la maison. L’homme l’a calfeutrée de tout côté. Rien n’y fait. Il ajoute un poêle à la cheminée et va et vient entre la forêt et le foyer, afin d’alimenter ce double feu. Il se rend aux marchés des environs pour trouver les meilleures couvertures – en peaux, laines ou matières magiques – et il passe la nuit à réchauffer sa femme de ses caresses.
En son absence, elle se recroqueville sous les couvertures, terrifiée par ce monstre impalpable qui avance dans la maison. Dès qu’il grignote une extrémité, elle le sent remonter à son cœur. Entourée par son mari, elle tremble encore, craignant que le froid ne la prenne par surprise. Il peut l’apporter par mégarde, parmi ses cheveux, sous ses semelles ou dans ses poches. Même de lui, elle commence à avoir peur.
Épuisé, il finit par demander conseil à une sorcière. Il ne sait plus quoi faire. Et l’hiver ne fait que commencer. Elle lui dit :
« C’est très joli, une femme fragile, mais ça ne vit pas très longtemps. Tu dois lui apprendre à devenir forte.
– Je l’aime comme ça. Je ne veux pas qu’elle soit une femme comme les autres.
– Qu’a-t-elle de si précieux ?
– Elle me raconte des histoires comme je n’en ai jamais entendu. Elle me fait voyager.
– Je pense que tu peux te passer de ses histoires si sa vie est en jeu.
– Il y a autre chose.
– Et quoi donc ?
L’homme rougit.
– Ce qu’on fait entre mari et femme…
Elle l’interrompt :
– Je n’ai pas besoin d’en savoir plus. Écoute, il faut prendre le risque de la changer, ou l’un de vous mourra, elle de peur ou toi d’épuisement.
– Et si… Et si, devenue plus forte, elle me laissait pour un autre homme ?
– Le danger est réel. Mais tu es un homme courageux, n’est-ce pas ? Tu ne vas pas empêcher ta femme de quitter le foyer par crainte qu’elle n’y retourne pas… Rends-la plus forte et tu sauras si elle te choisit comme tu l’as choisie.
– Comment faire pour la rendre plus forte ?
– Tu dois lui apprendre à apprivoiser le froid. »
L’homme revient chez lui et s’explique avec sa femme.
« Le froid est terrible. Qui en doute ici ? On l’a vu tuer, amputer, défigurer. On a vu la marque qu’il laisse sur le visage de ses victimes, quand on les retrouve au printemps à la fonte des glaces. Peut-être est-il notre pire ennemi, mais d’un ennemi si puissant, il vaut mieux se faire un allié. De même, du loup nous avons fait un chien. Nous avons affronté notre plus grande peur qui est devenue notre plus grande force. Je vais te montrer comment apprivoiser le froid, mais je ne peux pas le dresser pour toi, tu dois le faire toute seule, il doit devenir ta propre bête. »
Cela commence tout doucement. Il pose un glaçon sur son nez, ses joues, le bord de son oreille. Il en met dans ses mains et la laisse jouer avec. Avec le temps, ça ne lui fait plus peur, ça la fait même rire, et puis ça l’ennuie. Il passe à la prochaine étape : glisser un glaçon sous sa robe, par le col, le long de son dos, ou le poser sur son ventre, descendre en spirale jusqu’au nombril et l’y laisser fondre. Elle hurle et se débat, puis rit de nouveau et se lasse de ce jeu comme du précédent. Il l’invite alors à marcher pieds nus dans la neige et lui montre qu’elle ne les perd pas, qu’au retour ils sont bien là, s’animant sous ses mains chaudes à lui. Enfin, un soir de pleine lune, ils se roulent tout nus dans la neige, avant de rentrer vite se sécher et se réchauffer sous la couette, l’un contre l’autre.
Maintenant, sa femme aime le froid. Elle en souffre encore, mais elle aime comme il lui saute au visage, la réveille de ses assauts, la pousse au dehors. Il la contraint à aller et venir, faire et agir. Il la suit comme un chien fidèle, qui la protège de sa propre faiblesse, la paresse, et la devance vers l’avenir, cette blancheur de neige qu’offrent l’imprévu et l’aventure.
A-t-elle perdu ses qualités ? Ses histoires plaisent plus que jamais. Elle les raconte non seulement à son mari, mais au village réuni. Les femmes les répètent à leurs enfants, les hommes de passage les rapportent à d’autres villages. Pour le reste, on ne sait pas, mais le mari a l’air épanoui et la femme a le ventre gros sous son manteau. Jusqu’ici, elle ne l’a pas quitté. »
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