Sans doute devrais-je écrire sur ce que j’écris.
L’an dernier, un roman d’initiation, situé dans les Cyclades, à l’époque néolithique, qui tient de la fable philosophique ou du récit poétique davantage que du roman classique. Avec le recul, je ne sais pas plus qu’en penser, mais la joie de l’écrire vaut largement le temps que je lui ai consacré. Il n’a eu qu’un lecteur, qui partagea ma joie – et parfois, cela suffit.
Pourquoi un roman ? Peut-être pour sacrifier à l’époque qui ne jure que par ce genre, mais également pour me confronter à une pratique plus longue et régulière, apprendre à tenir quand l’écriture se retire, découvrir que l’inspiration ne compte qu’avec la respiration, et comment elles alternent et se soutiennent. Je remarquai ainsi que le matin est mon moment, à peine émergée des rêves, avec l’acuité du neuf et du vif, et la douceur des soucis qui n’assiègent pas encore, et que je n’ai jamais (étonnant) rien à dire si je me contrains à écrire coûte que coûte, que mon silence ne résulte que de la censure – quand je m’oblige au meilleur, m’écrase d’attentes inaccessibles ou me bâillonne de consignes absurdes.
Écrirai-je un autre roman ? J’ai essayé et me suis enlisée. Je ne crois pas que l’on choisisse la forme d’une histoire : c’est elle qui l’appelle, autant que les enfants façonnent leur visage dans le secret de nos ventres. Peut-être qu’un autre viendra. Cependant, ce genre n’est pas mon fort. Question de durée intérieure, flux de ce qui fut, est et sera, cadence de la vie mort qui renvoie et reprend et le sang et le souffle. La mienne est bondissante. Celle de la source, de l’oiseau. Primesautière, bouillonnante. Propice à la nouvelle, au poème. Au roman, il faut plus d’ampleur et de constance. Je diffère trop de moi-même pour m’y retrouver. J’ai longtemps vu dans ma condition une superficialité et j’ai cherché à épaissir mon style, l’enrichir, ou développer et détailler, perdant en agilité sans gagner en profondeur – il aurait mieux valu aérer, m’autoriser à occuper l’espace, ne pas me limiter à l’essentiel, par discrétion et de nouveau censure, afin de trouver le lit ou le ciel à ma mesure.
Il est difficile de trouver sa voix – au fait, arrêtons avec l’équivalence voie/voix, je crois l’avoir assez entendue pour toute cette vie et la prochaine – donc, difficile de trouver sa voix, mais également de la cultiver sans l’emprisonner dans un sillon. Deux dangers : la contrevenir et la caricaturer. On n’en a qu’une et, quelle que soit l’admiration qu’on porte à celle des autres, on ne peut qu’améliorer celle-ci, mais on ne doit pas pour autant la figer dans une idéalisation d’elle-même, qui la priverait de sa vie, de ses variations, de ses accidents riches d’avenir.
Trouver sa voix ne signifie pas la préserver de la moindre influence. Aucune voix n’est pure. L’hybridation est notre nature. Elle permet notre advenue au monde. Elle définit toute naissance, conditionne toute création. L’originalité n’est jamais sans origine. Souvent, j’ai lu ou entendu des auteurs attentifs à se protéger des influences, attachés à trouver une idée (ou quelque autre caractéristique) à eux, rien qu’à eux, comme s’il existait une opposition nette et définitive entre soi et les autres dans cette matière ô combien commune du langage, consacrée avant tout à l’échange et au passage. Non seulement nous héritons des idées des autres, mais eux ne se priveront pas d’emprunter les nôtres – et ce que nous jugeons neuf ne l’est souvent que pour notre ignorance.
En étudiant l’histoire de l’art, étonnée par cette obsession de l’originalité (qui n’a rien d’original, soit dit en passant), je m’étais rendu compte d’une constante : ou l’on copie, ou l’on est copié. Celui qui invente appartient à la deuxième catégorie, mais il est passé par la première et il l’alimente à son tour jusqu’à ce que, grâce à lui, un des imitateurs devienne créateur. Dans ce contexte, la recherche d’une idiosyncrasie absolue (faire quelque chose qu’on est et sera le seul à faire) me laisse une impression d’étroitesse, de crainte et de repli sur soi, elle révèle un manque de générosité et de force : qu’importe si on est copié lorsqu’on crée, on a assez à donner, pour soi et pour les autres, et l’on a tant reçu avant d’en être capable. D’autre part, la copie et l’orignal se distingueront toujours, une fois confrontés, à moins que l’élève n’ait surpassé le maître et dans ce cas autant le reconnaître.
C’est justement en hommage à un modèle (Ovide dans Les Métamorphoses) que j’ai trouvé le lieu et la manière de déployer ma voix. Je me suis mise à réécrire les mythes grecs : Orphée et Eurydice, Pygmalion et Galatée, Icare. Histoires si connues qu’elles sont devenues des schèmes imaginaires, des expressions populaires. Le premier mythe prend la forme d’un poème polyphonique, le deuxième d’un récit alterné et le troisième d’une pièce de théâtre. Formes brèves et composites, denses mais aérées, proches de la poésie sans quitter la prose. Sans doute devrais-je définir la poésie, non pas en général, mais pour ma pratique, avant de m’y inscrire. Sauf qu’elle me plaît en ce qu’elle reste indéfinissable. Une zone, plus ou moins civilisée, où les formes émergent sans se soucier de ce que je pense et prédis et prescris.
Écrire a rarement été aussi simple et évident. Je retrouve mes premières inspirations – la magie, l’imagination, le lyrisme. Le mythe se montre plus intelligent que mon entendement avec son apparente et si sage naïveté. Il appartient à un langage décentré – décentré de l’humain, de la raison, de l’efficacité, de la transparence – et qui paradoxalement me recentre. Mais est-ce si paradoxal ? Le centre précédent n’était sans doute pas le véritable. En lui se réconcilient l’idée et l’image dans un mystère dont le sens ne s’épuise pas, non parce qu’il serait illusoire et au final absent, mais parce qu’il est mobile et multiple.
Mais je vous en reparlerai.

Votre commentaire