Je parlais hier de l’originalité en art, si prisée qu’elle est devenue sa finalité, plus que la beauté, le sens, le sacré ou l’utilité. L’histoire de l’art (qui ne se cantonne pas à l’université et décide de la plupart des expositions que nous visitons) encourage sans doute cette tendance par son récit d’une succession de créations qui ne se distinguent que par leur degré de nouveauté, leur capacité à rompre avec ce qui précède et annoncer ce qui suit.
Ce critère d’évaluation vient de la Renaissance et du Romantisme – l’artiste conçu comme un être d’exception au sein de la société et l’art comme une avant-garde de la pensée, leur mission étant d’explorer l’inconnu, en parallèle du progrès, différent mais analogue, de la science et des techniques.
Je préfère cette conception, incomparablement, à la complaisance du lieu commun, l’éloge de la banalité, le goût du simple, prétendument sans prétention, qui amènent tant de gens à s’extasier sur l’insignifiance, comme s’ils préféraient le confort de la rumination – déjà lu, déjà vu, déjà pensé et donc aisément assimilable – au bouleversement de l’inouï, qu’à vrai dire ils ne semblent même pas percevoir tant il dépasse leurs fréquences auditives.
Cependant, la valorisation aveugle de la nouveauté limite considérablement la portée de l’art, en invalidant comme passéistes ses autres fonctions symboliques. Elle instaure un temps linéaire où les artistes entrent en compétition les uns avec les autres dans une course absurde vers un avenir indécidable. Leur pratique risque de devenir individualiste, égocentrique et narcissique, peu différente d’un effet de mode et souvent vouée à l’échec. Car ceux qui cherchent l’originalité à tout prix manquent cruellement d’originalité. En s’arrachant à la terre commune et à ses exigences de sens et de partage, ils s’appauvrissent, dépérissent et ne peupleront jamais le ciel d’une frondaison riche et complexe.
Le présent ne s’accomplit pas en rompant avec le passé, ni l’individu en se retranchant du collectif. La puissance de l’art réside dans sa conscience élargie du temps et de l’humanité. L’histoire se compose de cycles et de retours, elle entretisse imperceptiblement les durées et monte en contrepoint les époques. L’esprit se ramifie en synchronies et synchronicités, il se conjugue autant en je qu’en tu et nous. Nous sommes un et multiples, sans pareil et tous semblables. Notre différence recompose le même et par là nous relie dans une unité qui ne renie pas l’unique.
L’originalité véritable est insituable. Elle ne s’arrête pas à une idée, un procédé, un motif, si faciles à emprunter et qui reviennent plus souvent qu’ils ne sont inventés. Elle vient de l’âme qui anime les idées, les procédés et les motifs et qui sait et accepte de n’être que le lieu de passage d’une vie qui commence et se poursuit sans elle. Comme dans ces poèmes de Jaccottet, où l’homme se tient parmi les arbres, et c’est le premier jour, et c’est le dernier jour, rien n’a changé, tout est neuf.
Arbres I
Du monde confus, opaque
des ossements et des graines
ils s’arrachent avec patience
afin d’être chaque année
plus criblés d’air
Arbres II
D’une yeuse à l’autre si l’oeil erre
il est conduit par de tremblants dédales
par des essaims d’étincelles et d’ombres
vers une grotte à peine plus profonde
Peut-être maintenant qu’il n’y a plus de stèle
n’y a-t-il plus d’absence ni d’oubli
Arbres III
Arbres, travailleurs tenaces
ajourant peu à peu la terre
Ainsi le coeur endurant
peut-être, purifie
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