Il y a cette idée que moins un style est littéraire et plus il est proche du réel. Par littéraire, on entend ici une richesse du langage considérée, ou plutôt déconsidérée, comme superfétatoire, précieuse, affectée, fleurie, sentimentale, désuète, empesée, bourgeoise, que sais-je encore. L’épaisseur de l’écriture masquerait le réel tandis que sa minceur le laisserait voir par transparence. En conséquence, la langue littéraire serait fausse et la langue littérale serait vraie.
Il y a dans cette idée une telle haine de la littérature, une telle violence envers le langage que j’en reste sans voix.
La langue riche étalerait un luxe coupable. Coupable envers qui ? Envers ceux qui ne la maîtrisent pas ? N’est-ce pas la pire des condescendances que de leur en retirer tout accès, comme si elle leur était définitivement inintelligible ? Personnellement, je me sens enrichie par une langue riche. Elle ne me retire rien, ni n’humilie ma pauvreté. Parce que la langue se partage. Parce qu’elle s’apprend. Elle n’est le privilège d’aucun. À l’inverse, une langue pauvre appauvrit.
La langue littéraire s’opposerait à la langue littérale, comme la contrefaçon à l’original. L’une suivrait fidèlement les délinéaments de la réalité, tandis que l’autre y ajouterait les arabesques de sa fantaisie. L’une dirait modestement la vie telle qu’elle est, l’autre la gonflerait de ses métaphores par plaisir de s’écouter parler. Mais la langue littérale n’imite pas la réalité, elle imite… elle-même, la langue de tout le monde et de tous les jours. Elle ne raconte pas la vie comme elle est, mais la vie comme tout un chacun la raconterait, le discours commun et ordinaire sur la vie. La langue littéraire, elle, tente d’inventer une parole à la mesure du monde, elle ne se contente pas montrer le réel, elle le rend réel, elle ne se contente pas de raconter la vie, elle la fait advenir.
Cette opposition repose sur un présupposé métaphysique : la langue, en tant que mode d’accès au réel, le donnerait et le retirerait en même temps, comme un tamis, un filtre, un voile plus ou moins bien tissé entre soi et le monde et ce serait pas ses trous qu’on verrait le réel tel qu’il est. Peut-être. Ou peut-être que non. Et si la langue était le réel ? Métaphysiquement, elle en fait bien partie, elle ne saurait lui être extérieure. Partie du tout qu’est le réel, elle le donne par métonymie et non comme un filtre ou un tamis. Si nous reprenons l’image du voile, ce n’est pas par ses trous qu’on voit mieux le réel, mais dans ses nœuds, qui le saisissent avec précision comme le filet prend le poisson dans sa fuite.
Plus on a de langue à sa disposition, pour penser ses sensations et ses sentiments, pour puiser dans l’inconscient et le ramener à la conscience, pour incarner ses gestes et projeter son désir, plus on en a et plus on est réel.
La langue plate se défend en disant qu’elle est orale, destinée à être récitée, lue à haute voix et non en pensée. Mais la littérature orale est avant tout rimée et rythmée, elle ne partage nullement sa platitude. Les premiers peuples, qui la pratiquaient exclusivement, avaient sans doute des langues luxuriantes, tout aussi splendides que leur univers vierge et que leurs gestes neufs. Puisque c’est un autre préjugé : que la langue littéraire serait décadente, qu’elle viendrait comme le fruit tardif et déjà pourri d’écrivains trop sensibles et intellectuels, inaptes à l’action, qui écriraient et surécriraient leur texte, l’éloignant toujours davantage de l’oralité et de son effectivité. C’est tout le contraire. Rien de plus littéraire que la littérature orale, rien de plus ouvragé de bouche en bouche, rien de plus écrit et surécrit d’un locuteur à l’autre, ciselé et poli entre d’innombrables dents et langue. De même, rien de plus oral que la langue littéraire, qui invite à chanter, déclamer, faire résonner les mots jusqu’à la dernière note. Plus que toute autre, elle nous incite à l’action, car nous y prenons chair et sens.
Et si ce rejet de la langue littéraire révélait une crainte de la qualité et de l’émulation, un goût rassurant pour la médiocrité, une envie d’écrire sans trop se fouler, pour discutailler ? C’est de ce côté qu’est la décadence, l’inénarrable paresse, l’épuisement de la pensée.
Je précise que j’apprécie et même que j’admire la simplicité, la clarté, la concision, que par langue littéraire, je ne désigne pas des textes bavards et surchargés, mais cette allégresse d’une langue à nulle autre pareille, travaillée jusqu’à son évidence.
Post-scriptum : Malheureusement, de cet article qui porte avant tout sur le rapport entre le langage et le réel, donc sur une question métaphysique, on a souvent inféré des positions politiques qui ne sont pas les miennes : une critique de la décadence de la modernité et une opposition de classes entre la langue des riches et celle des pauvres. Peut-être le titre, provocateur, accrocheur, y invitait.
Je précise donc mon propos. Loin de défendre le bon style de l’ancien temps, loin d’être nostalgique, je plaide ici pour l’inventivité et l’avenir de la langue, je crois en ses ressources et souhaite qu’on la cultive au lieu de la laisser à l’abandon.
D’autre part, la langue riche n’est pas la langue des riches. Quelle richesse, quelle épaisseur, quelle présence dans la langue populaire, dans les dialectes et les patois, dans la langue parlée, en un mot dans la langue vivante, et toutes ont nourri les écrivains. La langue est l’ultime et véritable richesse, celle dont on ne pourra jamais nous déposséder, et ceux qui n’ont rien ont au moins celle-là.
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