Borée, le nord et l’hiver

« Là-bas, dans le Nord, une petite fille parle d’ombre. En quelques phrases, elle fraîchit le paysage. Si elle chante, le jour s’absente. Sa mère s’en rend compte dès sa naissance. Ses pleurs déclenchent des éclipses. Au village, on s’attend à l’apocalypse. Elle lui bande la bouche et, quand elle grandit, lui apprend à parler petit à petit, tout doucement et lui recommande de faire la muette avec les autres gens. « Si tu veux rester avec moi, ne dis pas un mot au village. Tu as un grand pouvoir, les hommes le convoiteront. » Pour conjurer l’ombre qu’elle profère, elle la nomme Claire.
Claire use discrètement de son talent. Après avoir vérifié que personne ne l’observe, elle chuchote quelques mots et des ombres se projettent, de la forme qu’elle souhaite. Elle en fait des personnages pour ses histoires, des compagnons pour ses jeux, des gardes du corps contre les enfants malveillants. Entourée de ce cortège, elle mène une vie à sa hauteur, pleine de petites péripéties et de grandes découvertes.
Un jour, un homme remarque cette enfant qui parle au mur et sur le mur une silhouette apparaît qui se détache, la prend sur ses épaules et l’emmène se promener. L’homme les suit. Dans les champs, l’enfant descend et siffle très brièvement. Aussitôt apparaissent deux oiseaux sombres, des ombres d’oiseaux, qui se perchent sur ses épaules et lui racontent ce qui se passe de l’autre côté de la planète, là où il fait nuit.
L’homme rapporte ces faits et gestes au chef du village, qui les rapporte au chef du canton, qui les rapporte au roi ; et quelques jours plus tard, une dizaine d’hommes, lourds, ivres et barbus, armures, chevaux et idiotie, viennent frapper si fort à la porte qu’ils la fracassent. En riant, ils arrachent la fillette.
Elle devient l’éclaireur de l’armée royale, mais elle n’apporte pas la clarté. Tout au contraire, on lui demande de répandre l’ombre. On l’a vêtue de blanc, couronnée de diamants, unique étoile dans l’obscurité. Elle porte le drapeau du pays, qui claque au-dessus de sa tête, et joue d’une trompette d’argent. La nuit répond à son appel, l’ombre ensevelit le monde. L’armée qu’elle guide profite de la surprise de l’adversaire, soudain désorienté, vite terrorisé. Équipée de torches et de bûchers, elle s’avance implacable, poursuivant son œuvre de massacre. Sur les ordres de l’enfant, des guerriers d’ombre surgissent de terre pour venir en aide aux soldats réguliers. Ils conquièrent toutes les terres du Nord. Il n’y a pas de roi plus puissant. « Tu rentreras chez toi quand je posséderai la terre entière, lui a-t-il promis. »
Mais la petite fille devient jeune fille et il est de plus en plus difficile de lui dire quoi faire. Elle ne supporte plus les cris et les sanglots, le sang et le feu, couleur plus sombre que l’ombre, qui tache ses mains et brûle ses yeux. On la menace, on lui dit qu’on s’en prendra à sa mère. Elle sourit : « Et si je m’en prenais au roi ? Un mot de moi et l’ombre à l’intérieur de son corps l’engloutira. » À ses paroles, le soleil s’éteint, puis la lune, les étoiles, une à une. Dans la nuit complète, on la laisse libre.
Elle soupire et du ciel descend une nuée sombre, où elle s’allonge et s’endort. La nuée s’envole vers son village et l’y dépose dans une tempête de neige. Mais sa mère est morte depuis longtemps. À l’armée, personne ne l’avait avertie de sa maladie. La jeune fille n’a pas le cœur à chercher vengeance. Elle ne veut plus aucune violence.
Le temps passe. Elle mène une vie discrète, faisant semblant d’être muette. Elle se marie et donne naissance à une fille, dont les cris ne causent aucun souci, si ce n’est l’insomnie. Dans sa maison, elle garde des ombres dans les coins, qui l’aident en douce à cuisiner, tresser, laver, planter et récolter. Connaissant sa force de destruction, elle ne cède jamais à la tristesse, la colère ou l’amertume. On ne connaît femme plus gaie, douce et patiente. Tout le monde aime Claire. Comme elle porte bien son nom, dit-on.
Cependant, sans son appui, l’empire qu’elle a contribué à instaurer commence à s’effondrer : émeutes dans les villes, révoltes dans les campagnes, armées réunies dans les régions qui avaient été des pays, bandes de vagabonds qui profitent du désordre pour piller et violer. Même dans le village isolé où elle habite, à l’extrême nord, encerclé par les entrelacs d’un lac gelé, environné d’une forêt aussi dense et étendue qu’une mer, on commence à s’inquiéter.
Un soir, sa fille ne rentre pas. On l’attend, on la cherche, on découvre des traces de sabots et de bottes, le chien flaire une piste à travers la forêt, on déchiffre les signes d’une lutte, le père s’arme, la mère hurle… Jamais depuis sa naissance elle n’avait hurlé. Ce n’est pas seulement une éclipse qu’elle déclenche. La nuit tombe littéralement. L’ombre pèse, écrase, pulvérise. Elle pénètre dans les êtres et les fige en statues de sel. La terre est une vallée de lave. Le ciel en cendres.
Claire hurle encore, elle ne cesse de hurler et le monde s’abolit dans l’obscurité, il perd forme et consistance. Dans le vide ne reste que sa fille tremblante. Le hurlement tourne et tourne autour d’elle, sans l’atteindre. Sa mère l’aperçoit, seul point de clarté, et la rejoint. Quand elle la serre dans ses bras, le monde émerge de l’obscurité et reprend son mouvement. Mais l’on garde dans les yeux la vision du néant, dans la bouche un goût de cendres. Le cœur met du temps à ranimer les membres. Pour la première fois, la fille entend sa mère parler : « disparaissez », ordonne-t-elle en un souffle ; et les hommes qui l’ont enlevée sont retournés comme des gants, l’ombre intérieure les englobe et les engloutit. »
Crépuscule s’est absenté pendant le récit, il est allé éteindre le feu du jour et en garde une étincelle pour raviver celui de la grotte. Il secoue ses bottes sur le seuil, accroche son manteau, lance l’étincelle dans le foyer. La brusque flambée illumine son visage aux couleurs du couchant – cheveux de nuit, yeux de rayon vert, pommettes rougies par le froid. Quoi de plus beau que le crépuscule ? Même Zéphyr pâlit en comparaison. Aurore lui sourit, charmée. Mais ses fils ont l’air accablés. L’effet classique d’une histoire racontée par Borée. Il pose sa main sur l’épaule de son aîné. « Faisons une pause. Viens m’aider à découvrir la lune. Disperse les nuages qui la dissimulent. Il faut un peu de clarté dans cette nuit glacée. »
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