Borée, le nord et l’hiver

Borée souffle et la buée se change en brume. Ils ne discernent plus leurs mains ni le visage de leur vis-à-vis. Chacun est seul dans le brouillard. Même les paroles semblent venir de loin. Comme s’ils s’appelaient d’une cime à l’autre sur une chaîne de montagnes, avec des signaux de fumée. Tempête s’est réfugiée dans la poche de poitrine d’Euros, celle qui s’ouvre sur son cœur. Borée commence à raconter.
« Là-bas, dans le Nord, une magicienne n’ouvre boutique que les jours de brouillard. Ses services sont très recherchés. Les gens viennent, à tâtons, devant sa porte. Ils trébuchent et se bousculent. La queue est longue. Parmi eux se trouve un jeune homme aux cheveux d’or. Ils luisent dans la brume, lui font comme une auréole, encadrant son visage jeune et triste, triste comme seule la jeunesse sait l’être, passionnément, absolument, presque avec délice, refusant tout remède comme une facilité.
Quand arrive son tour, le jeune homme demande à la vieille magicienne qui range pierres et potions derrière son comptoir :
« Madame, je voudrais vouloir.
– Tu ne veux rien ?
– Non.
– C’est que tu as déjà tout.
– Sans doute.
Elle regarde ses cheveux et sourit.
– Tu as beaucoup, mais tu n’as pas tout. Que ne vas-tu chercher une princesse, combattre un dragon, ou déterrer quelque trésor ?
– Cela ne m’intéresse pas. Un dragon n’est qu’un gros lézard, une princesse n’est qu’une petite fille, un trésor n’est qu’un amas d’or et j’en ai plein la tête.
– Tu es spécial, n’est-ce pas ? Elle sourit encore en regardant ses cheveux d’or, puis reprend : va dans la forêt, gagne le château, monte dans la tour, pénètre dans la chambre, descend dans le coffre, trouve le coffret, dans le coffret il y aura un autre coffret et dans ce coffret encore un autre et cela continuera longtemps, jusqu’à ce que tu découvres le plus minuscule des coffrets contenant la plus minuscule des sphères d’or. Dépose-la sur ta paume, elle s’ouvrira et tu entreras dans un monde qui désirera pour toi. »
Le jeune homme fit comme elle avait prescrit. Il alla dans la forêt, entra dans le château, monta dans la tour, pénétra dans la chambre, descendit dans le coffre, trouva le coffret dans le coffret dans le coffret, jusqu’à découvrir la plus minuscule des sphères d’or. Il la déposa sur sa paume, elle s’ouvrit et il se retrouva sur une piste de neige, descendant à toute vitesse sur des skis minces. Arrivé au bas de la pente, il s’élança dans la montée, s’envola au sommet, rebondissant de cime en cime en cime sur de géantes bottes élastiques, quand il plongea soudain au fond de la mer et sillonna en courant d’air ses contrées de corail ou cristal, monté sur des patins tranchants qui fissuraient la terre, débouchant sur une rive où le vent le porta de nouveau vers les cimes. Il ne cessait de voyager, c’était une aventure sans fin, une suite de paysages, franchis sans la moindre entrave, comme s’il traversait la vie dans un train lancé à pleine puissance, de pays en pays, de planète en planète. Le voici qui marche d’étoile à étoile.
Sa mère caresse ses cheveux d’or et sa main s’en trouve toute pailletée :
« Que lui a-t-elle donné cette sorcière ? Il n’arrête plus de rêver.
Son père soupire :
– Il ne fait rien de la journée. Il reste là, les yeux dans le vide. Pourtant, il était plein de promesses.
– Oui, un garçon aux cheveux d’or, que pouvait-on désirer de plus ?
– Il a fait notre fortune. Avec une de ses mèches, on avait de quoi vivre pour un mois.
– Peut-être en a-t-on trop coupé. As-tu pensé qu’on lui retirait quelque chose ?
– Ils ont toujours repoussé.
– On prenait comme si c’était à nous, mais il n’est pas à nous.
– Comment ça ? C’est notre fils. Qu’est-ce qui nous appartient plus que notre fils ? »
La mère pleure et le père la console.
Quand ils quittent la pièce, je souffle dans les yeux du garçon. Aucune réaction. Alors je le renverse de sa chaise et je le roue de coups.
« Quoi ? Tu es fou ! interrompt Zéphyr.
– Petit, laisse-moi raconter, je ne t’ai pas interrompu quand tu débitais tes fadaises, réplique Borée. »
Toute la famille tremble, de froid et de crainte mêlés. Tempête éternue et se fait toute petite petite dans la poche d’Euros.
Donc, je le frappe, je le secoue, je lui envoie tout ce que j’ai. Je ne suis pas du genre à briser des sortilèges avec des contre-sortilèges, formules, baguettes, poudres de perlimpinpin et autres trucs de femmelette. Non, j’ai mes poings de grêle, mes dents de gel, mes pieds qui valent des tombereaux de neige, une tornade dans le thorax qui a éteint des espèces entières, enseveli des millénaires et je brise n’importe quoi, naturel ou surnaturel.
Enfin, le garçon se réveille. Il me regarde. Il est bleu, un peu violet sur les bords, le sang trempe ses cheveux d’or. Il gémit :
« J’ai mal.
– C’est bien. C’est ça qui te manquait, connaître l’adversité. Tu ne désires rien, et alors ? Qui s’intéresse à tes désirs ? Tu crois qu’on vit avec des désirs ? On vit par devoir. Va maintenant dans le vrai monde, regarde ce que vivent les vraies gens, on y trouve peu de cheveux d’or et aucun voyage étoilé. Essaye de faire de la joie avec ce bois-là, réchauffe tes semblables avec tes rêves. Le seul désir qui tienne, c’est de choisir son devoir. »
Le silence dure, on ne sait si Borée a fini de raconter, on n’ose l’interrompre.
« Et qu’a-t-il répondu ? finit par demander Euros.
– Rien, mais il va bien. C’est devenu un ami. Je lui rends visite lorsque je passe dans sa région. On partage un alcool fort, au goût de pin et de fougère. On reste devant le feu. On parle peu. Il a une femme, des enfants, il travaille le bois et il cache ses cheveux d’or sous un bonnet en grosse laine. Personne ne lui prend plus une mèche. Personne n’y touche même. À part, peut-être, sa femme. Je ne me mêle pas de ces choses-là. »
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