Nous sommes tous croyants, non pas religieux, mais croyants : nous croyons implicitement à un sens de la vie par le simple fait de la vivre, nous donnons une finalité à nos actions, nous jugeons qu’il vaut mieux agir de telle ou telle manière et condamnons ou louons en conséquence, nous attribuons une valeur aux personnes et reconnaissons certaines comme des modèles, d’autres comme des contre-modèles, nous créons sans cesse des récits, plus ou moins fictifs, pour conférer un ordre aux événements, ordre qui leur donne signification et direction, et ces récits comportent des présupposés sur la nature de l’homme, du monde et de leur destinée. Même les nihilistes croient : ils croient que le sens de la vie réside dans son absence. C’est encore une croyance. Qui sait s’il y a un sens ou non, et quel est-il.
Nous croyons tous, mais pas les mêmes choses. Le sens et la finalité, les modèles et les contre-modèles, les récits et les mentalités, les présupposés ne sont pas les mêmes. Bref, nous vivons dans des systèmes de croyance qui sont des systèmes d’interprétation du monde et d’orientation dans le monde et ces systèmes sont différents, parfois superposables, parfois incompatibles. Cette croyance prenait autrefois l’apparence de la religion, maintenant celle de la politique, mais politique et religion ne cessent de s’entrecroiser, hier comme aujourd’hui, ayant la même nature, la même fonction : déterminer le sens et ainsi donner un fondement à l’existence, établir des valeurs et agir en fonction, s’incarner dans des fictions, souvent narratives, des histoires fondatrices.
La différence entre systèmes de croyance a toujours existé, mais jamais à ce point au sein d’une même société. Or au sein d’une même société ou entre sociétés, cette différence cause souvent, presque inévitablement des guerres et des conflits. On pense que l’indifférence propre à l’individualisme, dissimulée sous le nom de tolérance, permettra à tous ces systèmes de coexister en paix, mais cette indifférence revient à renoncer au sens et mène au nihilisme, autre forme de mort, qui porte littéralement au suicide, car la vie ne peut subsister sans se donner un sens. Le relativisme ne tient pas non plus parce que nous sommes incapables de penser que tout se vaut et surtout d’agir comme si tout se valait. Ou le mariage forcé de fillettes ne comporte-t-il aucune violence ? Ce n’est que la valeur d’une autre culture aussi respectable que nos droits des enfants ?
Il faut un minimum de commun dans nos croyances pour former une société et il faut un minimum de société pour former une croyance fiable, c’est-à-dire stable et durable. Car nous ne croyons pas seuls, nous avons besoin des autres pour croire, pour faire de notre croyance une réalité. La croyance est une création commune, la réalisation d’un monde de significations à partir d’un monde de faits, c’est-à-dire d’un monde habitable pour le cœur de tous et chacun. En ce sens, la croyance est le fondement du commun et se confond avec la culture. Aujourd’hui, l’expression « guerre des cultures » décrit la multiplicité incompatible des cultures. La faute n’en revient pas au multiculturalisme, mais à un manque général de culture. La question n’est pas géographique, mais ontologique : le postmodernisme constitue un système de croyance qui m’est entièrement étranger, bien qu’il prenne son origine dans mon pays natal.
Contrairement à ce que pensent les progressistes, la science ne remplacera pas la croyance, notamment parce qu’elle n’est pas une croyance. Elle s’occupe de la matière sans la juger tandis que la croyance consiste à juger la matière, la hiérarchiser en valeurs, y insufflant l’esprit. La science se demande de quoi le monde est fait et comment il agit, tandis que la croyance se demande pourquoi le monde est fait et comment agir. La science entre au royaume de la métaphysique, de la morale et de la politique, mais elle n’y est pas reine. Elle fournit des faits, sans nous dire ce qu’on doit en faire. Elle dit ce qui est et non ce qui doit être. Elle s’exprime par la logique, tandis que la croyance s’exprime par le symbolique, ce qui ne remet pas en question la pertinence de la logique. Le mythe ne contredit pas le théorème. Ce n’est pas le même champ de savoir et d’expérience. La paresse intellectuelle donne la déification comme la diabolisation de la science.
Vient la question inévitable : quelle croyance est plus valable qu’une autre ? Comment choisir ? Puisqu’il nous faut choisir, nous ne naissons pas comme autrefois dans un système constitué, qu’il soit majoritaire ou minoritaire, mais au milieu de plusieurs systèmes qui coïncident ici et se contredisent là et sont tous à moitié brisés et fissurés de tout côté. Notre apparente absence de croyance n’est qu’une croyance en morceaux. Et quand l’art et la littérature manquent de souffle et de puissance, c’est qu’ils leur manquent cet enracinement dans la croyance : la beauté est un concentré de signification et de valeur et comment en créer quand précisément on ne sait où trouver la signification et la valeur ?
Je crois qu’un système est bénéfique lorsqu’il est ambivalent, prenant en compte la valeur négative et positive de chaque élément du monde et lorsqu’il est ouvert, cherchant la vérité au lieu de la contrefaire et l’imposer. Plus profondément, il y a une foi préférable à l’autre : aimer l’être plutôt que le non-être, choix qui n’est pas aussi facile et courant qu’il y paraît, puisqu’il suppose un effort. Ce choix implique d’aimer la vie plutôt que la mort et comme la vie d’être généreux, donner, transmettre, s’engager, ne pas être économe de soi. Voilà un sens qui nourrit, soi-même et autour de soi, amorçant un cercle vertueux, qui va élargissant le cœur. Qui aime la vie sera aimée d’elle, il en sortira démultiplié et non épuisé. Tout le contraire de l’indifférence individualiste et de son nihilisme relativiste. Tout le contraire aussi d’un fanatisme qui ne tolère aucune divergence sur le moindre point de croyance et rend impossible la coexistence avec d’autres croyances. Tendances moins contraires qu’il n’y paraît : le nihilisme est le plus court chemin vers le fanatisme, le sens unique est le plus simple remède à l’absence de sens.
Aimer la vie ne porte pas à l’adoration de la force ni d’ailleurs à l’adoration de la faiblesse, mais à apprécier la grandeur de la fragilité : cette fine silhouette humaine qui s’élève contre l’horizon du monde, parmi ses frères les arbres. Aimer la vie nous amène à privilégier la gratitude et la célébration contre la rancune et la frustration, qui ont toujours leurs raisons, mais il est temps, en grandissant, de choisir ses passions. Aimer la vie revient à créer du sens, par nécessité propre, mais aussi par devoir envers les autres. La création individuelle émane de la croyance commune, elle en est fortifiée et la renforce en retour, consacrant cette foi implicite et inconsciente que nous partageons et qui nous grandit. Aimer la vie signifie enfin donner du sens à ce qui lui est à la fois constitutif et contraire : la souffrance, réduire ses causes par la réflexion et la révolte et fournir le seul soulagement possible : le lien, la présence, l’attention.
Cependant, le choix de l’être implique quelque chose de plus profond que la vie : une acceptation qui va jusqu’à la mort, une affirmation de la réalité dans ce qu’elle a d’inaltérable, qui ne peut être manipulé par nos artifices techniques ou langagiers. Ce choix n’a de nouveau rien d’évident, parce que la réalité ne se soucie pas d’être plaisante, agréable, conciliante, mais il vaut tout de même mieux être de son côté, contre elle nous perdrons toujours.
Restent des questions sans réponse. Comment croire sans illusions ? Comment concilier foi et vérité ? Y a-t-il un vrai sens ? Un sens qui vaudrait plus que les autres, qui serait réel et objectif et non illusoire et subjectif ? Je le pense. Un sens qui donne de plus en plus de sens, qui encense et ensemence, comme la foi en la vie, autre nom sans doute de l’amour, doit avoir quelque vérité, plus de vérité en tout cas qu’un sens qui appauvrit, déracine, saccage et épuise.
Au-delà des différences de croyance (et qui persisteront, parce que certaines questions ne peuvent recevoir de réponse définitive), il existe un fondement commun à toutes les morales et toutes les métaphysiques, comme il existe un fondement naturel à la culture. Le sens n’est pas seulement le fait de notre invention, individuelle ou collective, et si encore il nous échappe, cela ne signifie pas qu’il n’existe pas.
Votre commentaire