
« Nous n’admettrions pas que les femmes disent la vérité. Nous ne pourrions pas le supporter. Cela engendrerait de trop grands malheurs et provoquerait de terribles perturbations dans ce paradis de sots, plutôt médiocre mais toujours idéaliste, dans lequel chacun de nous mène sa petite vie. Et elles le savent. Elles sont clémentes. » (Joseph Conrad, Fortune)
Le sexe n’est pas anodin. On voudrait le faire croire. Il s’agirait d’une banalité sans conséquence, comme dormir et manger, à pratiquer pour rester en bonne santé, d’esprit et de corps. Une banalité qui a ses vertus, en ce qu’il entretient la bonne humeur et donc la bonne entente, maintenant la cohésion de la société, qui se reproduit à travers lui. Quantité d’autorités nous disent ce qu’en penser et comment le faire, des féministes aux pornographes, des journalistes aux psychanalystes, tandis que des militants nous demandent de qualifier nos goûts d’une lettre de l’alphabet et d’analyser sans fin leurs implications pour notre personnalité et la civilisation. Obsession et absence du sexe. On en parle sans cesse et jamais vraiment. J’aimerais un peu de silence sur le sujet. Peut-être que je ne prends la parole que pour demander du silence. Je n’ai envie ni de le disqualifier ni de le déifier. Ce n’est pas le plus important, mais ce n’est pas non plus sans importance.
Le sexe n’est pas banal. Il touche à la racine de notre être : pourquoi nous sommes ici, qui nous sommes et comment le contact de l’autre peut nous abolir ou nous faire advenir. Il pose les questions les plus crues qui sont aussi les plus spirituelles sur notre identité. Il nous met à nu, physiquement et métaphysiquement, révélant une vérité qui se passe de discours et que les discours ne cherchent qu’à travestir. Le plaisir y est aussi aigu que la souffrance, puisqu’il touche au plus sensible. Le sexe n’est pas bon, sain et vertueux en soi et dans tous les cas. C’est plutôt le contraire qui saute aux yeux quand on est une femme. L’histoire du sexe est celle de la violence, littéralement du viol, une histoire qui a duré des siècles, qui va en vérité aussi loin que porte le regard et qui n’est pas encore achevée. Il est grave, il peut être gai, mais pas si on oublie sa gravité.
Alors même que rien n’est plus intime et naturel, le sexe s’inscrit dans une communauté qui l’encadre de règles et l’imprègne de représentations (quand, comment, avec qui il peut ou doit avoir lieu), parce que la sexualité humaine est plus anarchique que l’animale et qu’il faut limiter ses dérives qui engendrent des souffrances, mais aussi parce que ce n’est pas l’espèce mais la société qui souhaite se reproduire par son intermédiaire ; et toutes les sociétés se sont fondées sur une inégalité plus ou moins prononcée des sexes, sur une domination des femmes par les hommes, que le sexe doit actualiser et perpétuer. Ainsi son déroulement occupe une large part des débats féministes.
D’un côté, le féminisme radical, qualifié d’antisexe par ses détracteurs, critique la prostitution, la pornographie, l’inceste et la pédocriminalité, ainsi que l’érotisation du racisme et du sadisme et la culture du viol dans son ensemble. Le problème n’est pas le sexe, mais que le sexe ne puisse s’affranchir des logiques de domination et d’aliénation. Ce féminisme remarque que l’émancipation des femmes s’accompagne d’une hypersexualisation de l’enfance et de l’adolescence, parce que, pour certains hommes, le sexe ne peut avoir lieu que s’ils dominent une partenaire qui se trouve dans leur dépendance. En parallèle, notre culture est infiltrée par la pornographie, qui donne pour modèle de sexualité la torture des femmes, en particulier de leurs organes génitaux, et génitalise leur corps entier dont tous les trous doivent être pénétrés et la surface être percée. La violence sexuelle, loin de décroître, aurait donc tendance à augmenter. En même temps, la libération sexuelle a favorisé la disponibilité des femmes et l’irresponsabilité des hommes. L’inégalité s’y trouve reformulée d’une nouvelle manière.
De l’autre côté, le féminisme libéral queer se déclare prosexe, parce que tout ce que je viens de mentionner ne pose aucun problème. Le queer va encore plus loin que le libéral qui maintient tout de même quelques restrictions. Il se passionne pour le sadomasochisme qui incarnerait la vérité dernière du sexe. D’après son interprétation, ce qui a lieu dans le sexe ne peut être que bon, le sexe sanctifie tout ce qu’il touche et plus il y a de violence, plus le sexe est intense et plus il est intense, plus il est émancipateur. Ou bien il ouvre une parenthèse privée qui n’a pas d’impact sur la société et n’est pas impactée par elle. Le consentement, notion problématique, surtout chez des mineurs, permet d’autoriser toutes les pratiques. Même les pires violences, si elles font partie d’une sexualité consentie, n’encourent aucun jugement. Le sexe est ce monde enchanté où les lois s’arrêtent. Tout est permis, aux dépens, sans surprise, des plus vulnérables. Le seul péché, donner ou avoir honte du sexe. On ne devrait avoir honte de rien le concernant. Une femme ligotée et tailladée, si elle se soumet à cette situation pour son plaisir, ou plus probablement pour le plaisir de son ou sa partenaire, devient un symbole de libération des femmes.
Alors que le féminisme radical nous rappelle que notre valeur ne réside pas dans notre désidérabilité et que la liberté d’agir ne se réduit pas à la liberté de baiser, le féminisme libéral répète que notre sexualité est notre premier pouvoir, que nous aurions tort de ne pas nous en servir pour prendre notre revanche sur les hommes. Débat récurrent : le sexe est-il l’instrument de notre asservissement ou de notre affranchissement ? Il a certainement été celui de notre asservissement et s’il peut ne plus l’être, il ne devient pas pour autant un moyen et encore moins le seul moyen d’affranchissement. « C’est une tragédie infiniment indicible que ce qui a été imposé aux femmes par la contrainte devient un critère de liberté pour les femmes. » (Dworkin)
Le féminisme libéral ne mène nulle part, mais ses critiques sont parfois pertinentes, le féminisme radical s’égare à sa façon. Et si le sexe ne pouvait pas être amendé de son histoire d’exploitation ? demande-t-il. Et si le désir et le plaisir des hommes dépendaient de l’infériorisation des femmes, de leur avilissement ? L’hétérosexualité est ainsi soupçonnée d’être intrinsèquement misogyne en ce qu’elle transgresse les frontières du corps de la femme dans la pénétration et la grossesse ; et la technologie permettrait alors de s’en libérer. Ne plus baiser, ne plus enfanter. Nouvelle misogynie sous couvert de féminisme. Ce corps de femme qui incorpore et qui délivre, on ne parvient toujours pas à le concevoir dans son intégrité, sa plénitude, sa dignité. On n’y parvient qu’en le transformant en corps d’homme, fermé et suffisant. Et si nous commencions par définir la liberté depuis l’être des femmes ? Ce serait la liberté la plus radicale, parce que la plus enracinée, et le début d’une ontologie inédite. Les analyses radicales, aussi courageuses et visionnaires qu’elles soient, manquent aussi de nuance et de délicatesse. Leurs récits de violence font passer toute envie. Le désir s’y trouve dans une impasse. Et le tort est donné aux hommes même lorsqu’il est partagé.
J’ai l’impression que nous avons manqué une opportunité, celle d’humaniser le sexe, d’y engager notre vie intérieure, d’y risquer ce que nous sommes, entièrement, par un acte audacieux, inconsidéré, fou en vérité de dévoilement de soi, de découverte de l’autre, d’exploration de la vie. Certes, cela arrive. On appelle ça l’amour. Mais cela reste rare, ou du moins l’on en parle peu, ou plus précisément j’en ai peu entendu parler autour de moi. Peut-être que notre société est la première à avoir autant banalisé le sexe. Le sentiment dominant à son égard n’est plus la honte et la frustration, mais l’indifférence et l’impudeur. En apparence, l’indifférence est moins cruelle que la frustration. Souffrance plus sourde, elle nous a à l’usure. Je ne regrette pas la honte, mais peut-être une certaine pudeur, ce geste de garder caché ce qui nous est précieux, de préserver une grâce fragile et singulière du regard désenchanté de nos contemporains. Notre époque s’emploie à vider les choses de leur épaisseur, leur poids, leur portée, elle cherche à dissiper la moindre obscurité où pourrait se réfugier une sensibilité dense, nuancée, complexe. Rien ne semble jamais assez superficiel, il faut toujours éradiquer tout soupçon de profondeur, où qu’il soit, par tous les moyens et surtout la dérision. La fidélité, un autre mystère qu’elle voudrait absolument démystifier. Elle n’existerait pas, ou qu’au prix d’une terrible frustration. Hauteur qui est insupportable à notre époque en ce qu’elle lui révèle sa propre bassesse.
Ne restent alors que le sexe à l’ancienne, avec ses fantasmes de viol et de violence, son désir d’appropriation et d’humiliation, sa volonté de souiller, rabaisser et puis le sexe à la nouvelle mode, la mode américaine, plus hygiéniste mais tout aussi sordide, parce que dépourvu de sens et de valeur, indifférent à soi et à l’autre. Un sexe pauvre de mots et d’imagination (l’imagination étant le contraire du fantasme, parce qu’elle est créative et non répétitive), sans empathie au sens que lui donne Dworkin : « pas une fausse sympathie de complaisance abstraite, une condescendance progressiste ; mais une façon de voir les autres sans fard, en constatant ce que leur vie leur a coûté ». Ou encore pas de sexe du tout, du moins hétérosexuel. Une asexualité ou une homosexualité militantes. Mais si les femmes aiment le sexe, avec des hommes, y compris la pénétration, et ne veulent pas pour autant être humiliées et maltraitées, que proposent ces militantes ? Et je crois qu’il y a beaucoup de femmes dans ce cas. Cependant, je comprends qu’on puisse se déclarer asexuelle étant donné ce que nous avons fait du sexe. Cela détournerait n’importe quelle âme un peu exigeante.
Le sexe commence par la nudité, une vulnérabilité totale qui nous terrifie. Nous pouvons nous y exposer ou l’esquiver. On nous incite à l’esquiver, à consommer le sexe comme un produit parmi d’autres, et la trivialité dissimule alors la crainte de la tendresse. « C’est la sexualité des gens qui ne risquent rien parce qu’ils n’ont rien au-dedans à risquer » remarque Dworkin, à la suite de Baldwin : le sexe « sera sordide parce que tu ne donneras rien, parce que tu mépriseras ton corps et le sien. […] Si tu évites de prendre des risques longtemps, tu te trouveras à tout jamais prisonnier de ton propre corps sordide. » La déshumanisation du sexe passe par l’objectification du partenaire : la réduction de l’autre à un moyen de plaisir – et les femmes s’y prêtent aujourd’hui autant que les hommes, voire plus dans mon expérience. On désertifie le corps en déracinant l’esprit. Sans doute que certains aiment vivre dans le désert. Mais ceux qui rêvent de luxuriance, ceux qui ont encore la capacité d’être bouleversés par un toucher, ceux pour qui le corps à corps ne s’est pas émoussé du moindre sens ? Et pourtant ce type de sexe existe, peut-être est-il même courant, pourquoi est-il si peu représenté et valorisé ? Et faut-il aussi faire du sexe l’alpha et l’oméga de nos vies ? On peut très bien vivre sans et vivre pleinement.
Un savoir a cessé d’être transmis. On a laissé l’éducation à l’école pour la biologie et à la pornographie pour l’érotisme. On a renoncé à transmettre des choses toutes simples sur l’apprentissage de soi, de l’autre, de l’amour. Un savoir sans rien de savant. Savoir ici, c’est voir et percevoir, donner du sens même à l’ignorance, conférer de la valeur à l’existence, ne pas se lasser d’apprendre, de comprendre, animés par la conviction qu’au terme de la recherche, forcément inachevée, nous serons meilleurs et nous aurons amélioré le monde qui nous a accueillis. Savoir est pouvoir, dit la rime héritée de Foucault qui tient lieu de raisonnement chez mes concitoyens, mais quel mal dans le pouvoir quand il signifie capacité d’émancipation et d’épanouissement ?
En vérité, l’équivalence savoir-pouvoir vient de Bataille qui interprète ainsi Nietzsche. Le savoir nous asservit à la société et ses logiques utilitaristes, tandis que le non-savoir nous en affranchit dans une déperdition pure des énergies qui appartient au sacré, une sphère de déchaînement gratuit des passions où a lieu, entre autres, le sexe, qui serait par essence asocial. L’érotisme appartient ainsi au non-savoir, peut-être la première notion postmoderne, c’est-à-dire la première fois qu’on prend un mot valise impossible à définir pour faire croire qu’on a une idée nouvelle (ceci dit, ce défaut philosophique semble venir de plus loin encore). Donc, non-savoir, au lieu d’ignorance, recherche de sens, passion et déraison, ou de l’ancienne distinction entre connaissable et inconnaissable au sein de l’inconnu, ou des réflexions déjà riches sur l’interdit, l’indicible et l’infigurable.
Bataille comme référence sur l’érotisme dans les lettres, un auteur qui décrit le sexe comme un sacrifice. « Copuler, c’est créer des victimes », résume Dworkin à son propos. Et ce non-savant prétend en savoir long sur la question, il nous donne des leçons en la matière : le sexe, c’est le mal, il consiste à infliger de la souffrance, et voici qu’il détaille avec jouissance sa liturgie de torture. Chez les plus déséquilibrés, la petite mort du pénis devient le meurtre de la femme. Mais personne n’est allé plus loin que Bataille dans cette identification démente du sexe à la mort, il en fait un nouveau culte. Quoique si, il y a Sade, une autre grande figure de la culture française, si galante, n’est-ce pas, si chevaleresque et courtoise, et quand elle se lassera de citer Bataille et Sade, nous aurons le droit à la femme mutilée de naissance, émasculée et sanguinolente de Freud ou bien au trou insymbolisable de Lacan. Il y a une spécificité française de la perversion sexuelle qui passe auprès de nos intellectuels pour un raffinement de libertin et en particulier de littéraire, un goût français pour le chrétien encanaillé, tel Bataille, qui fait de sa sexualité un carnaval et un carnage.
J’ai vraiment honte non du sexe mais de ce que ma culture en a fait. Quand je lis ces auteurs, je les juge répétitifs, ennuyeux, mortifères, souvent idiots. Oui, idiots. Aveugles au lieu d’être voyants. Je définis l’intelligence non par l’aisance à composer un discours, dérouler un récit ou un raisonnement en l’agrémentant de références, mais par la capacité à voir, percevoir et à dire ce que l’on voit et perçoit – et nous avons tous nos points aveugles, plus ou moins grands, mais aussi réductibles. Eux ne voient rien que leur propre personne. Et encore : rien que leur organe érectile. Atrophie de la sensibilité. Ils n’ont rien compris à la vie, à son articulation de la vulnérabilité à la violence, à sa densité et son potentiel de croissance, à la connaissance véritable qui s’éprouve dans une rencontre sans maîtrise. En les lisant, on se sent emprisonné dans une conscience étriquée et maniaque, qui ne parvient pas à trouver une issue à ses propres échos. Bataille rêve d’extase cruelle pour compenser le manque de prolongements spontanés et vigoureux de son intériorité vers la réalité. Je lui accorde une chose : il ne sait rien et je ne vais pas perdre davantage de temps à le lire. Et s’il faut l’autorité d’un homme en la matière, pourquoi ne pas prendre Éluard comme référence de l’érotisme ? Ah mais Éluard aimait, il savait aimer (ça aussi, c’est un savoir, un apprentissage) et l’amour, ces non-savants nous l’enseignent, ce n’est pas le sexe. C’est bien le problème de toute leur littérature : la dissociation de l’amour et du sexe ou, pire, l’association de la haine et du sexe.
La question se résume finalement à cela : le sexe signifie-t-il faire l’amour, exercer la haine ou propager l’indifférence ? Ou encore ouvre-t-il les portes de la vie ou de la mort ? La passion est un feu qui peut détruire ou créer, nos gestes en décideront. La réponse de Sade et Bataille est claire. Freud et Lacan, par de nombreux détours, mènent au même endroit. Les mots ne se contentent pas de décrire le monde, ils en créent un et dans le leur, je n’ai pas la moindre envie de vivre. Le sexe sans violence ni souffrance, sans expression de haine ni fantasme de mort manquerait d’intensité, disent leurs partisans. Il y en a d’autres, dont je fais partie, qui ressentent l’intensité dans le plaisir pur, sans mélange, la réciprocité et la générosité de la rencontre, le renouveau de la vie sur un visage et dans un ventre et jusqu’au bout des doigts. Il y en a qui savent aimer.
« Et pour parler clairement, est-ce que je dis en savoir plus que les hommes sur la baise ? Oui, je le dis. Ce n’est pas simplement autre chose : j’en sais plus et je le sais mieux, c’est une connaissance plus profonde et plus vaste, celle que toute personne exploitée a de son exploiteur. […] Je ne tolérerai pas non plus le préjugé persistant selon lequel ils en sauraient plus sur les femmes que nous n’en savons nous-mêmes. Et je ne crois pas qu’ils en savent plus sur les rapports sexuels. Les habitudes de déférence peuvent être brisées, et c’est à nous de les briser. On peut refuser la soumission ; et je la refuse. » (Andrea Dworkin dans Coïts, comme toutes les citations précédentes)
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