Tu croyais te trouver là, dans la tête, mais tu n’y es pas plus qu’ailleurs. J’y suis moi et je t’apprends que tu n’es pas seule. Je crie, je hurle, je frappe et enfin tu te tais. Tu arrêtes de penser, de parler. Même regarder, tu ne sais plus. Tu me vois.
Je t’essore comme un vieux chiffon de toutes tes sensations, de tous tes gestes. Je te laisse fripée, tu égouttes quelques pleurs, parfois tu te vides de ce que tu as à l’intérieur. On appelle ça une migraine. C’est un joli nom. Pourquoi pas ? Mademoiselle souffre de migraines. Ça fait fin de siècle, neurasthénie, décadence, symbolisme, peut-être même romantisme – quoique le romantique souffre plutôt de la tuberculose, le poumon oppressé, le sang craché.
On en parle de manière délicate et désuète, comme s’il s’agissait d’une jeune fille trop sensible qui s’évanouit à la moindre contrariété, quand je fracasse ton esprit contre les parois du crâne et que les éclats se fichent dans ton œil, ta langue ou ton oreille, quand je bats tes nerfs comme une viande qu’on voudrait attendrir et que tu ne sais plus qui commande quoi.
Tu imagines ta douleur. Une mousse verdit tes méninges enveloppant ton cerveau pétrifié qui roule, roule et tombe. Dans le noir, une araignée pique et tire ses fils de soie, insoutenable tension d’une tempe à l’autre, ou d’entre les yeux au bas de la nuque. L’eau croupie pénètre dans ton oreille et court-circuite tes synapses. Tu imagines beaucoup tout de même. Tu devrais plutôt demander à un médecin.
Le problème, je te le dis, c’est que ça ne s’arrête jamais ici. Les yeux ouverts, tu lis et tu observes, les yeux fermés, tu écris et tu rêves, ce qui revient au même. Tu veux faire tourner ta tête en continu au maximum de sa puissance, la pensée à la pointe de la vitesse, le regard au bord de l’éblouissement. Sinon tu t’ennuies et l’ennui te donne une vague envie de mourir. Mais la machine s’emballe et se déglingue. Ça se craquèle, je te préviens, regarde les fuites, les failles. Il en faudrait très peu pour que les parois de cette tête s’effondrent et que tu sois submergée par tous les vents du monde. C’est déjà arrivé, et nous en avons mis du temps à te réparer.
J’agis comme je le dois. J’arrive par-derrière, je te bloque les bras contre le corps et je t’abats au sol avec le genou. Il n’y a pas d’autres moyens que la contrainte. À ma manière, je prends soin de toi. J’actionne l’alarme et tout s’éteint. Je te débranche pour te préserver. Tu ne peux plus que dormir. D’un sommeil lourd, sans désir ni espérance. Nuit sans la moindre étoile. S’il y avait une étoile, tu irais tout de suite rêver je ne sais quoi, de la boire ou d’y pendre une balançoire. Je te fais revenir au degré zéro de l’être. Sans te demander ton avis, je le connais ton avis : « non, mais je dois encore penser à ça et revoir ci et il y a… » Chut, je te dis.
Tu ne résoudras rien. Tu passeras à côté de la vie comme tout le monde. En pensant trop comme en ne pensant pas assez. La vie, on la manque toujours. D’ailleurs, personne ne sait vraiment ce que c’est. Tu devrais redescendre, laisser tomber la tête, aller vivre dans tes mains, tes pieds, ton ventre, sur ta peau, tes lèvres. Tu me rappelles un ballon de fête foraine, échappé de la main d’un enfant vers le bleu du ciel. Une tête énorme à craquer et un corps fil qui ne sait que suivre. Tu t’étonnes même de projeter une ombre, d’être en trois dimensions et d’avoir mal soudain. La migraine, tu l’oublies aussitôt, aussi forte qu’elle soit, et n’arrives pas à croire qu’elle reviendra. À peine guérie, ta tête se remplit de tout de ce qu’elle a manqué. Tu es incorrigible.
Une tête est une toute petite chose. Rien que proportionnellement. Certes, si on te la coupe, il ne reste plus grand-chose, alors qu’on peut couper quelque chose du reste et qu’avec la tête, tu es encore là. Je suis ton raisonnement, mais n’est-il pas simpliste ? La tête n’est pas la seule à être indispensable – et le cœur, le poumon ou le foie ? Mais tu ne penses pas avec ton foie, tu me diras. Quoique peut-être ? Qui sait ? Mais dans la tête se trouvent la conscience, la parole, la passion, l’impression. Elle accueille ce centre où l’ensemble se noue, d’un nœud si complexe qu’on n’a pas encore réussi à le démêler. Nœud qui du nous de toutes les parties fait un je.
As-tu remarqué que la tête est la seule terminaison du corps qui ne soit pas articulée ? Tu n’y avais pas pensé ? Tu vois, tu ne penses pas à tout. Sans parler de son poids, considérable. Ça comprime le cou, tasse le dos, une vraie charge que le corps travaille à supporter. C’est quand même drôle que tu portes le prénom d’une décapitée – le deuxième pour ceux qui ne sauraient pas, Antoinette. Drôle, peut-être pas, mais ce n’est pas anodin. N’oublie pas de la reposer sur une épaule, sur une main.
J’ai l’impression que ta tête est trop ouverte. Il y a des gens comme ça, un peu fêlés comme on dit. Je sais bien que toutes les têtes sont percées, entre les yeux, le nez, la bouche et les oreilles, mais toi, tu disposes d’autres écoutilles, qui donnent vers ailleurs, vers très loin d’ici. On sent des courants d’air, pas étonnant que tu sois distraite. Tu es passée maîtresse dans l’art de faire les choses sans y être. C’est peut-être la chute, ce jour-là – on ne dira pas, on se comprend. Ou cette manière qu’ils avaient de te décapsuler la tête et se servir.
Avec l’air vient la lumière. C’est beau, mais je ne suis pas sûr que ce soit recommandé, la lumière, dans une tête. Je n’en connais pas d’autres, mais j’ai un mauvais pressentiment. Ne dit-on pas du fou qu’il est illuminé ?
Tu te défends : tu n’es pas folle, tu sais penser. Plus précisément, tu as appris à penser. Tu n’étais pas portée à l’intellect. Par nature, tu penchais du côté de l’émotion. Mais tu as réussi à cacher l’enfant terriblement fragile que tu étais avec les moyens qui s’offraient à toi. Tu lui as édifié un château fortifié d’érudition et de logique, où personne ne peut plus l’atteindre. Elle a arrêté de trembler une fois arrivée dans la plus haute tour de ta raison. Elle joue là-haut, au plus près du ciel, avec une insouciance qu’elle n’a jamais connue jusqu’à ce que tu grandisses assez pour la protéger. Tu crains que le château s’effondre un jour, avec l’affaiblissement des facultés. La catastrophe semble menacer au premier chef les architectes de l’intellect. La petite serait de nouveau sans abri. Elle n’y survivrait pas. Pas une seconde fois. J’aimerais te rassurer, je ne le peux sans mentir. D’autres gardent le château, mais c’est l’enfant dont ils ont perdu la trace, et il vaut mieux la suivre sur les grands chemins que de se retrouver dans un château vide, hanté par son absence.
Participation à l’agenda ironique de février

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