Février
Bleu m’éblouit. Je ne trouverai pas les mots. Je l’aime à perdre haleine. En lui l’eau s’allie à l’air et ils donnent la vie. Février le porte à la perfection : purifié par le blanc de janvier, il n’est pas encore délavé par le vert de mars. Si plein et entier que l’horizon ne parvient pas à le fendre : ciel et mer se reflètent au point de ne plus se distinguer. Miroir enfin retrouvé de l’éternité, quand le monde n’avait pas encore été brisé, quand l’univers était une lumière.
Couleur qui nous parle d’ailleurs et d’avenir. Le contraire du marron, de son enracinement, son réalisme. Peu importe le passé, qui s’intéresse à la réalité. Bleu nous raconte, et peut-être invente, ce qu’il y a après, de l’autre côté, tout là-bas, au-delà. Vertige d’un espace sans mesure ni repères. Le vent le peint sur la voûte céleste. Bleu, c’est Dieu. Léger, si léger qu’on le prie de nous rendre moins lourds. La peau de Krishna, les cheveux d’Amon-Rê, le manteau de la Vierge, les yeux pers d’Athéna. Éclat sombre du vitrail et du tatouage, trésor mineur des temples et de tombes, pigment des lointains, d’outremer et d’outreciel.
Dans la bouche, il bruit comme une bulle. En l’entendant, on plonge dans l’imagination et notre souffle relâche à la surface ce demi-mot, onomatopée de la fiction. Ce que le rêve a de réel, c’est le bleu. Je précise. Ce que l’immatériel a de matière, ou ce que l’invisible a de visible, c’est le bleu. Devrais-je l’expliquer ? Il suffit de regarder le ciel.
Je l’aime comme on aime marcher, respirer, embrasser. Ça ne pose pas de questions et ça n’a rien d’original, j’aurais préféré une couleur moins banale. Mais on est ainsi fait. Peut-être parce que j’ai l’œil bleu. Les yeux bleus des anciens, neufs dans leur visage flétri, m’ont appris qu’on ne quitte jamais l’enfance. Ceux de mon grand-père ont tourné au gris quand il a perdu la mémoire.
Bleus, l’ombre frêle sur la neige, le froid crépitant de l’étoile et le noir très soyeux, lueur dans les cheveux. Fond plus que forme : mis à part ciel et mer, on ne le retrouve que par touches dans la nature qui nous entoure. Quelques oiseaux, mais c’est déjà le ciel. Quelques fleurs, mais bizarres. Sur terre, le bleu se fait si rare qu’il semble extraterrestre.
Cependant, il n’est pas détaché de toute contingence. Son intensité dépend de son encadrement. Les murs blancs de la Méditerranée creusent en lui une carrière étincelante. L’ardoise de ma ville natale lui dessine des cernes et il devient pensif.
Au plus profond et au plus haut, c’est lui que vous trouverez. Abstrait plus que figuratif, peinture dans la nature, couleur à l’état pur. Il connaît la nuance, infiniment, pas le trait, aucune rupture.
Description bien sentimentale, me direz-vous. Certes, bleu peut être brutal. Quand le sang se répand sous les coups sans déchirer la peau. Grecs et Latins repoussaient cette couleur barbare qui claque, souveraine, sur les drapeaux des rois chrétiens, puis des nations unies. Fibre de l’étoffe qui résiste à l’usure, sel, soleil, sueur, il habille la marine et l’usine. Blouses et tabliers donnent aujourd’hui le jean. L’uniforme de l’armée est devenu celui de la mode.
Marques et réseaux se mettent au goût du jour, ils empruntent cette teinte futuriste pour nous faire croire qu’ils représentent l’avenir. Couleur au cœur du feu, de l’étincelle puis de l’électricité, charge de nos synapses, il illumine nos écrans et constelle le net, mer immatérielle où l’on navigue et surfe, tandis que du dentifrice au détergent, il nous éclabousse de sa fraîcheur, tendant la corde au linge, funambule inversé qui répand son parfum entre deux fenêtres.
Malgré ses dérivés, bleu ne saurait être prosaïque. Il est poésie simple, immédiate, universelle ; et les poètes le savent qui en usent et abusent. L’encre même est bleue qui tache mes doigts pour vous écrire. Pourtant, il manque de chair et de chaleur, de corps à corps. Raconte-t-il l’envol ou la chute ? Il marque la distance entre soi et l’idéal, entre ce qu’on a voulu et ce qu’on a vécu. Y gisent les noyés, les naufragés, tous ceux qui ont cru au mirage d’une rive plus heureuse. Les rêves sont amers qui ne cherchent qu’à compenser notre misère. Nous ne serons jamais à la hauteur du bleu, nous avons pu l’espérer, par ignorance, inexpérience. La nostalgie nous vient de ce temps où nous croyions encore pouvoir l’atteindre. Blues d’avoir tant désiré, si peu réalisé.
Comment renoncer ? Bleu nous donne bien des peines, mais sans lui rien ne vaut la peine.

❤️ Matière de l’immatériel, visible de l’invisible, extension. Je ne sais pas si je saurai trouver de quoi dire le bleu après ce magnifique tableau.
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Le bleu est ineffable ❤
J'ai un peu changé de ton mais j'avais du mal à en rendre compte avec détachement.
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Que c’est beau ! Votre texte m’éblouit et me parait parfait…
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Merci ! Je suis ravie qu’il vous plaise !
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Le bleu est insaisissable, je comprends la difficulté que tu as ressentie pour le dire, il est au-delà des mots et pourtant ton texte est superbe.
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Merci !
Comme il est ineffable, on ne cessera d’essayer de le chanter. Source d’inspiration inépuisable !
J’ai d’ailleurs posté mon texte un peu trop vite, j’avais encore des modifications à faire. C’est que le bleu est si difficile à atteindre. Ou c’est que j’étais trop paresseuse hier 😉
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Merveille ! J’ai bu tous vos mots bleus comme un philtre enivrant et je suis transportée par le flot d’images qui me viennent en tête pour mettre mes pas dans les vôtres…
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Hâte de les découvrir !
Mon mémoire de philo portait sur le ciel dans la peinture et celui d’histoire de l’art (en M1) sur le paysage romantique dans l’art contemporain (Richter, Kiefer, etc.), j’en ai plein la tête moi aussi, même si avec cette série j’essaye de partir de mes propres sensations. C’est toujours bien de se simplifier. En écriture, la culture peut surcharger et brouiller l’essentiel.
Mais quand même tout l’art du bleu. Les hippopotames égyptiens, le bleu vénitien, celui du Titien, du manteau de la Vierge en prière de Giovanni Battista Salvi, jusqu’au ciel de Kandinsky, au rêve de Miro, à la mer de Matisse. Et les esquisses de Valenciennes dans les environs de Rome. Et puis tout l’art de la faïence, alliance de bleu et blanc. Jusqu’aux installations de James Turrell. Et rien que la beauté de la pierre brute. La turquoise, le lapis-lazuli. Le vitrail qui ferait croire en dieu. Bref, vous avez beaucoup à faire !
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Très belle présentation de Bleu, Joséphine.
J’ai déjà écrit un article sur cette couleur, mais je publierai très prochainement (demain ou après-demain) ma vision du rouge.
Bonne journée.
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Super ! J’irai voir ton bleu et pour le rouge j’attends l’été !
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Finalement, je publierai mon rouge dès demain, mon voyage de ce jour à Paris ayant été annulé pour cause de Covid à l’Opéra de Paris.
Nous attendrons donc l’été pour avoir ton rouge. 🙂
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Sublime tableau brosser sur le bleu, qui place la palette très haute pour le mettre en mots 🙂
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Merci ! Le bleu est réjouissant 🙂 Je n’arrive pas à trouver votre blog si vous en avez un !
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Jusqu’au liseret de mon chapeau, je porte cette couleur chaque jour. Correspondance, c’est cyan !
Blague à part, ton écriture m’intrigue. Sa singulière fluidité (que j’ai explorée, un tantinet), parfois oblige à s’arrêter, comme on le fait en poésie.
Pour la récré, donc : merci.
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Merci. Je crois en effet être plus proche de la poésie que de la prose. Entre les deux, prose poétique comme on dit : arpenter la terre mais avec une exigence de verticalité et d’espace.
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Texte magnifique ! Un parfait hommage à la plus belle couleur.
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Merci ! Oui, la plus belle et si galvaudée maintenant qu’on la retrouve sur tous nos dispositifs, de Facebook au dentifrice 😅 Il faut la sauver !
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Et aussi sur les affiches électorales, grrrrr !
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Ah oui, quelle horreur. Politiquement, il serait une couleur réactionnaire (évocation des rois et de la Vierge), contre le rouge, révolutionnaire. Appropriations malvenues – du rouge comme du bleu.
Sans parler de Twitter. Ou Viméo et WordPress. Mais à ces derniers je pardonne, puisqu’ils accueillent nos oeuvres 🙂
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