Il y a Thalès et l’Ionie, le doute et l’étonnement, le souci de l’observation, de la mesure et du calcul, un art tout de clarté et de distinction, précurseur de la science. Et il y a Dionysos, Orphée et Pythagore, les héritages mêlés de Crète, d’Égypte et de Thrace fleurissant au sud de l’Italie dans une mystique passionnée, une morale ascétique, un art de vivre à l’écart et dans l’ombre. Il y a ensuite Héraclite pour qui tout change, seule l’impermanence est permanente, et Parménide pour qui rien ne change, le changement n’est que l’apparence illusoire d’une substance qui reste toujours la même, ou encore Empédocle et les quatre éléments, Démocrite et les atomes innombrables.
Il y a, quoi qu’on en pense, une curiosité, une recherche, un appétit de savoir et de vie, qu’interrompent les sophistes. Eux ne cherchent pas à connaître, ils estiment que nous en sommes incapables : notre connaissance n’est que notre avis personnel sur le monde et aucune vérité ne saurait être établie. Il n’existe que des opinions subjectives, l’une peut se révéler meilleure qu’une autre dans un certain contexte, mais aucune ne saurait s’ériger en vérité objective. Rien n’existe ou si quelque chose existe, on ne peut le connaître, et si quelqu’un le connaît, il ne peut le transmettre aux autres. L’opinion du plus fort l’emportera. Ou l’opinion la plus pratique, la mieux adaptée à la situation.
C’est là que la philosophie se referme. Autrefois, elle contemplait le monde, ou du moins elle s’y essayait, elle l’espérait, par des approches très différentes, physiques et métaphysiques, poétiques ou mathématiques. Les orphiques avaient un beau mot pour le dire : la théorie. Le terme grec dérive du verbe regarder, il désigne ici une contemplation empathique et même enthousiaste, portant sur les nombres autant que sur la nature, une participation à la fois extatique et recueillie, une réflexion qui constitue encore le fond des sciences et des arts, portée par l’idéal d’une continuité entre la parole des hommes et la matière du monde. Mais voilà que la philosophie détourne son regard de ce spectacle et s’absorbe entièrement dans celui qui regarde, cette condition de possibilité du regard, qui se révèle en fait sa condition d’impossibilité : l’homme, par constitution, ne peut rien voir ni savoir, ou si partiellement que ce n’est qu’une forme d’aveuglement.
Socrate et Platon semblent prendre position contre les sophistes, mais ils poursuivent le même mouvement : le premier en s’intéressant essentiellement aux questions de politique et de morale et donc de l’homme en société, le second en discréditant la perception, l’expérience, le corps, tout ce qui donne accès au monde. En effet, Platon, intégrant la leçon des sophistes, affirme que le seul savoir possible est celui suprasensible, celui de l’âme et des idées, le reste étant affaire d’opinion. Il établit tous les dualismes qui se perpétueront des siècles durant en Occident : âme et corps se trouvent dissociés et opposés, comme l’esprit à la matière, l’au-delà à l’ici-bas, la substance à l’apparence. Le premier terme renvoie au bien et à la vérité, le second au mal et à l’erreur.
Si je rappelle cette histoire, c’est que le débat actuel entre modernité et postmodernisme la répète. Les postmodernes reprennent ce geste à la fois sophiste et platonicien : se détourner du monde pour se concentrer sur l’homme. Et ils le font pour les mêmes raisons, apparemment contradictoires, en fait complémentaires : le relativisme des sophistes, affirmant que la vérité n’existe pas, s’associe au dogmatisme des platoniciens, convaincus de détenir la vérité. Car comment prétendre qu’il est vrai que rien n’est vrai sans supposer une vérité ? Cette vérité-là dérive donc d’une révélation intérieure touchant de rares élus. Les philosophes chez Platon et aujourd’hui nos postmodernes, notamment les militants. Ce qui donne, de manière surprenante et déconcertante pour le néophyte, leur mariage d’inconsistance et de rigidité, d’arrogance et d’ignorance, de relativisme moral (donc d’amoralisme) et d’hypermoralisme. Leur paradoxe : juger tout le monde en répétant qu’il ne faut juger personne.
Le relativisme postmoderne s’enrichit d’autres écoles philosophiques. Le relativisme subjectif des modernes considère le monde comme une émanation du moi, par l’intermédiaire de Descartes, Berkeley, Kant, Fichte, risquant de mener la philosophie à la folie, et il se retrouve dans une certaine psychanalyse : la vérité est celle du sujet, aucune autre ne saurait s’imposer. Le protestantisme joue un rôle dans ce développement de l’individualité : chaque conscience décide de la vérité dans son rapport avec Dieu, donc avec elle-même, et aucune autorité extérieure n’a le droit de la décréter. Le relativisme collectif souligne en parallèle que la vérité objective n’est qu’une convention établie par la communauté, une tradition servant à maintenir sa cohésion et variant de l’une à l’autre. D’après les analyses nietzschéennes ou marxistes, cette vérité est celle du plus fort, classe ou nation, une idéologie permettant l’assouvissement de la pulsion de pouvoir et rien de plus. Le postmodernisme souhaite ainsi déconstruire les vérités collectives afin de libérer et célébrer les vérités individuelles.
Il y a du bon dans toutes ces pensées, y compris chez les sophistes, ces professeurs de rhétorique qui apprenaient à se défendre au tribunal. Ils se distinguent par la souplesse de leur pensée, leur aisance et leur éloquence, leur capacité à adopter le point de vue d’autrui, à le défendre jusqu’à en tirer les ultimes conséquences, sans être retenus par des considérations morales. Et ce comportement n’est pas nécessairement synonyme de corruption ou de cynisme : un certain relativisme est nécessaire à la bonne entente d’une communauté, surtout si elle est nombreuse, diverse et ouverte sur le monde. Se mettre à la place d’autrui ne fait de mal à personne et permet ou de résoudre les désaccords, ou de comprendre pourquoi ils resteront irréductibles. Sur bien des sujets, notamment en morale et en politique, rares sont les vérités universelles. Personne ne sait quelle est la meilleure manière de vivre, pour soi ou en société, et de toute évidence, une seule manière ne saurait s’appliquer à tous, puisque nous ne partageons pas les mêmes désirs ni les mêmes valeurs. Un minimum de vie en commun nous apprend qu’il vaut mieux éviter de prescrire nos règles en la matière à tout notre entourage. Il n’est pas non plus toujours facile de démêler le bien du mal, qui ne peuvent être déterminés scientifiquement comme le vrai et le faux. Et les civilisations ou les classes dominantes imposent en effet leur conception du monde sans reconnaître celle des dominés, bien qu’elles finissent souvent par s’hybrider.
Cependant, le relativisme devient exagéré quand il gagne le domaine du savoir, en particulier de la science exacte, quand il affirme que le monde est inaccessible, quelle que soit la méthode ou l’aptitude, et qu’aucune vérité ne saurait être atteinte. Même en morale, le relativisme ne peut être absolu, puisqu’il existe un critère objectif pour distinguer le bien du mal : la souffrance, le mal éprouvé, partagé, infligé, qui forme la notion de mal. S’il peut être difficile de discerner la cause du mal et comment y remédier, une réalité nous est commune d’après laquelle juger. L’on ne peut pas renoncer à toute objectivité et se retrancher chacun dans notre subjectivité comme si nous ne partagions pas le même monde. Cela condamne toute évolution de la morale ou de la politique et consacre le conservatisme comme la plus sage des décisions.
Il y a aussi du bon chez Socrate et Platon : le désir de vertu, l’exercice de la logique, l’art de la dialectique. La métaphore de la caverne, d’inspiration orphique, rend compte à merveille de nos prises de conscience. L’idée de la réminiscence formule l’inné à sa manière et celle des universaux pose le problème de l’abstraction qu’introduit le langage, du décalage entre le mot et la chose. Mais ces deux courants de pensée, mêlés l’un à l’autre, ont mené à un obscurantisme dont nous ne sommes sortis qu’à la Renaissance. Ils ont jeté le discrédit sur l’investigation rationnelle de la réalité. La curiosité a considérablement régressé, devenant une faute, un péché. Les sciences fondées sur l’observation et l’expérimentation ont presque disparu au profit d’une théologie logicienne qui méprisait le monde déchu et trouvait dans l’âme la mesure de toute chose et la seule voie d’accès à Dieu. Le mal ne venait que de la complaisance des sens, de la corruption du corps, de nos pulsions incontrôlées ; et l’on oubliait cette autre forme de mal, tout aussi ravageuse, si ce n’est plus, celle de l’esprit convaincu de sa bonté et sans ancrage dans la réalité, l’esprit du fanatique.
Puisque sorcières et chasses aux sorcières reviennent à la mode, rappelons que les inquisiteurs étaient persuadés d’agir pour le bien. L’enfer est pavé de bonnes intentions, dit la sagesse de nos grands-mères, peut-être sorcières à leurs heures. Nous nous méconnaissons plus que nous nous connaissons. La vérité subjective est aussi élusive que la vérité objective. Notre intériorité n’est pas plus transparente ou appréhendable que le monde extérieur – peut-être même l’est-elle moins. La pensée s’égare autant que la sensibilité et d’autant plus si elle s’en dissocie. En chacun, la raison est un radeau sur un océan de déraison, ce qui ne signifie pas qu’il faut l’abandonner ni perdre l’espoir d’arriver quelque part ; et nous y arriverons en manoeuvrant la déraison. En général, le défaut de la philosophie n’est pas son irrationalité, mais que cette irrationalité reste inconsciente, refuse de s’assumer comme telle et se dissimule sous le discours de la raison.
Bref, le postmodernisme n’a pas été inventé au siècle dernier. Il représente la tentation récurrente de notre civilisation : refuser le monde, sa complexité, sa diversité, pour se replier dans une intériorité que l’on croit simple et transparente à elle-même, condamner la réalité (la matérialité, le corps ou la nature) au néant pour se tenir seul au centre. On soutient couramment que l’obscurantisme vient de la dimension poétique et prophétique de la philosophie, d’Orphée et Pythagore, d’un mysticisme venu d’Orient, qui s’épanouit ensuite dans le christianisme. Interprétation sans doute tout aussi valide que la mienne : l’alliance du sophisme solipsiste et du dogmatisme vertueux, avec tous les dualismes qu’ils ont engendrés, nous aurait plongés dans les ténèbres.
Ici ne s’opposent pas, comme se plaisent à le dire les postmodernes, la raison et l’émotion (le raisonnement procure un certain ravissement et le sentiment peut guider et affiner la pensée), mais deux conceptions : ou le monde existe et il a une valeur, nous pouvons le connaître et cherchons à y parvenir, ou notre connaissance n’est que l’expression de notre idiosyncrasie et de notre tradition, elle n’arrive pas à formuler une vérité sur le monde et celui-ci perd tout intérêt en tant qu’inaccessible. Dans le premier cas, le langage permet de rendre compte de la réalité et de s’accorder à son sujet, dans le second il exprime ce que nous voudrions qu’elle soit et souhaite l’imposer aux autres.
Si le postmodernisme me déplaît autant, c’est qu’il ne m’apprend rien. La rhétorique prend la place de l’exploration. À l’inverse, les postmodernes me reprochent mon essentialisme, et la remarque ne manque pas d’intérêt. Pour eux, croire à la réalité revient forcément à postuler des essences, à soutenir à la suite de Parménide qu’il existe une substance inchangée sous l’apparente impermanence des choses. Je ne vois pas pourquoi ils font ce raccourci, mais je rectifie : croire en la réalité n’oblige pas à se prononcer sur la nature de la réalité. Il s’agit ici d’affirmer l’existence de la physis, sans aucun a priori métaphysique. Ils me répondront sans doute que nous avons tous un a priori métaphysique, même inconscient. Dans ce cas, je préfère Héraclite à Parménide, c’est lui que j’écoutais à travers Nietzsche : la perpétuelle métamorphose, l’apparence qui est l’essence, l’énergie synonyme de matière que l’on retrouve dans la physique contemporaine, les contraires s’agrégeant et se désagrégeant formant un équilibre précaire, un monde où l’espace est temps, où la chose est une somme d’évènements.
De même, le beau et le bien ne sont ni des essences comme chez les platoniciens ni des vues de l’esprit comme chez les sophistes. Ils existent, ici et là, ici-bas, dans nos relations aux choses et aux êtres, mais ces relations ne mènent pas au relativisme, elles ont des constantes, des récurrences. Le relativisme vient en fait d’une incapacité à articuler la relation. Quant à la vérité, personne n’en est l’élu. Elle n’est donc ni platonicienne ni sophiste. Nous y avons accès plus ou moins, de temps à autre, par éclaircie ou épiphanie, et seulement si nous la préférons à nous-mêmes. Elle ne dépend pas de notre force, mais de notre attention.
Dans le cas qui m’occupe dernièrement, celui du néo-féminisme, je suis étonnée qu’il soit devenu presque impossible de dire la femme. Dès que je prononce ce nom dont le singulier signifie l’universel, je me vois accusée d’essentialisme. Judith Butler s’inscrit dans cette tradition : la femme n’existe pas, seules les femmes existent et leur infinie variété finit même par inclure certains hommes, les plus féminins d’entre eux. Où l’on voit de nouveau que le postmodernisme amène toute la philosophie à régresser au stade sophisto-platonicien. Platon soutenait en effet que le mot, par son universalité, renvoyait à une essence (idée ou forme) à laquelle les apparences participaient dans leurs différences. Mais cela fait longtemps que plus personne n’est dupe des universaux platoniciens.
Je le précise puisqu’il le faut : une catégorie physique n’est pas une catégorie métaphysique. Si je dis le chat ou le chat a des moustaches, je n’essentialise pas les chats et je n’exclus pas tous les chats qui, par accident ou condition, n’auraient pas de moustaches. Le langage opère par abstraction afin de remplir son office : désigner les éléments du monde que nous avons en partage de la manière la plus immédiate et intelligible pour tous. Donc, quand je dis la femme, je désigne toutes les femelles de l’espèce humaine arrivées à l’âge adulte. Cela n’exclut aucune d’entre elles, et je ne postule pas une substance ou une essence de la femme à laquelle elles devraient participer pour exister, je me contente de décrire leur réalité commune. Je remarque par ailleurs que personne n’a eu du mal pendant des millénaires à discourir sur la femme et à la distinguer de l’homme quand il s’agissait de l’asservir, l’engrosser, la violer ou la mutiler, la priver d’éducation ou de propriété. Mais maintenant que le discours change, on perd, comme par hasard, le mot qui permet de le tenir.
En vérité, c’est le féminisme postmoderne qui postule une essence, la féminité, une sorte d’âme genrée qui déciderait de notre sexe. Il réactive l’ancien dualisme âme/corps, sa glorification de l’esprit et son dénigrement de la matière. Ne pouvant soutenir l’examen de la raison ni l’épreuve des faits, il devient une forme de culte qui aspire à s’imposer à tous. L’histoire nous est connue. On l’a vécue pendant des siècles. Comme tout le postmodernisme, ce féminisme est tiraillé entre son sophisme (la femme n’existe pas, chacun peut décider de sa définition) et son platonisme (je détiens la vérité sur ce qu’est la femme et en tant qu’élu il me revient d’éduquer les autres, de les éveiller à cette vérité), mais il ne voit pas d’inconvénient à son inconséquence, puisque la logique est pour lui une forme de violence (mâle et blanche) – et dans ce renoncement à l’art de la rhétorique, il se révèle une version appauvrie et dégradée du sophisme et du platonisme d’origine.
Ces temps-ci, la philosophie obscurcit la pensée davantage qu’elle ne l’éclaire, mais il serait dommage de condamner toute la discipline. Elle se trouve confinée dans une position inconfortable, entre la science et la théologie, entre le savoir précis et éprouvé, mais somme toute limité de la science et le dogme qui fait appel à l’autorité de la tradition ou de la révélation. Elle s’occupe des questions sans réponses mais qui ne peuvent se passer de réponse. Elle en fournit donc, qui ne sont pas aussi certifiées que celle de la science, pas aussi assurées que celle de la religion, mais nécessaires à leur manière, par leur incertitude même. Dans les mots de Bertrand Russel : « Enseigner comment il faut vivre sans certitude et cependant sans être paralysé par l’hésitation est peut-être la chose primordiale que la philosophie de notre temps peut encore offrir à ceux qui l’étudient. » Et j’invite à lire son Histoire de la philosophie occidentale dont cet article est largement inspiré.

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