Bien que femme et féministe.
Déjà, parce que je n’écris pas par abréviations. C’est la moindre des politesses envers mon lecteur. Si je veux dire une chose, je l’écris en toutes lettres, comme elle sera lue – à voix muette ou haute. Cette coïncidence entre la trace et la voix fait le charme de la lecture. Par ailleurs, je féminise toutes les fonctions et quand je désigne un ensemble professionnel qui comprend des femmes et des hommes, je le décline au féminin et au masculin. Parfois, je place le féminin avant, parfois après, car la systématicité est une facilité et je reste soucieuse du rythme et du son. Et si la grammaire le permettait, je choisirais l’accord de proximité, plus juste et aussi plus seyant.
Ensuite, parce que l’écriture inclusive vient d’un préjugé envers les langues genrées, notamment les langues latines et par contiguïté envers les pays de l’Europe méditerranéenne – si arriérés, c’est bien connu. Prenant pour modèle l’anglais (encore et toujours, les États-Unis, quel inénarrable ennui), on décide que le genre des mots dérive de notre sexisme. Hum, la lune et le soleil, c’est sexiste ? Envers lequel des astres ? Cette position manifeste une méconnaissance profonde des langues et des civilisations qui se sont construites dans cet imaginaire genré et se trouve contredite par l’évidence : des langues non genrées donnent des sociétés sexistes (turc, japonais, chinois), des langues où les insultes désignent du masculin donnent des sociétés sexistes (italien), des langues également genrées donnent des sociétés plus ou moins sexistes (différence entre l’Italie, l’Espagne, le Portugal, la France, etc.). Et les anglophones ne témoignent pas sur ces sujets d’une pensée plus fine et élaborée que les autres (la théorie du genre ne résolvant pas la question du féminin et du masculin). Le genre n’est pas une faute, mais une richesse. J’envie plutôt les langues africaines qui en comptent une dizaine, mais j’ai déjà écrit un article sur la poésie du genre : De la lune ou du soleil, auquel je renvoie.
En outre, ne disposant pas de neutre, les langues latines empruntent le masculin. Le masculin, en français, c’est du neutre. Si je dis tout un chacun et non toute une chacune, c’est que je me réfère à cette neutralité. Donc, oui, en tant que femme, je dois m’identifier à du masculin ; et je ne suis pas contre l’idée d’inverser la tendance : il m’arrive de parler en général et de décliner mon propos au féminin, pour tenter, voir, expérimenter, troubler la limpidité du genre, donner un coup de biseau dans la masse du discours dominant, que représentent d’ailleurs avec à propos les barres et les points de l’écriture inclusive. Cependant, ayant une langue déjà si genrée, doit-on la genrer davantage ? Doit-on perdre la neutralité ? Je tiens au neutre, parce que je ne me limite pas à mon identité sexuée : je ne veux pas qu’on s’adresse toujours à moi en tant que femme.
Il y a quelque chose de vulgaire, de grossier à tout ramener au sexe. C’est évident dans la vie courante comme dans la graphie. Je disais hier : quand Ponge me parle du pain, je ne pense pas à ce qu’il a dans le pantalon. C’est finalement ce que font toutes les personnes qui me rappellent et me ramènent sur tout sujet, dans la moindre adresse, à ma féminité. Oui, je suis xx et pas xy, mais nous disposons du même cerveau, des mêmes capacités sensori-motrices, des mêmes fonctions cognitives, avec des variations individuelles, certes, mais qui ne dépendent pas du sexe : cette affirmation, si difficile à défendre encore aujourd’hui, n’est-elle pas la base du féminisme ? J’analysais hier la part du féminin et du masculin dans l’écriture, mais si nous lisions des textes à l’aveugle, sans connaître le sexe de leur auteur (neutre, de nouveau), nous ne pourrions le deviner si aisément, et c’est heureux.
Le neutre incarne notre universalisme. Dans une certaine mesure, l’universalisme est coupable : il ne défend pas l’égalité de tous, mais seulement le droit du plus fort : de l’homme, de l’hétérosexuel et de l’Occidental, posé en norme universelle. Par exemple, si une femme crée, on lui demande quelle est la part du féminin dans son œuvre. Mais je n’ai jamais vu une interview ou une analyse s’interroger sur la part du masculin chez les hommes. C’est la norme : on ne va pas demander à un homme ce que c’est d’être un homme, ma foi tout le monde sait ça, c’est être normal. Si on commençait à l’interroger, ça deviendrait un particularisme, quelque chose qui pourrait ne pas être, alors que c’est l’être en soi. Alors qu’être femme, oh c’est bien mystérieux, racontez-nous ça, ce mystère d’où nous venons, cette obscurité de la matrice, de l’origine de l’être. Les femmes, cette part cachée de l’humanité – qui en représente pourtant la moitié. Certaines se plaisent à jouer avec coquetterie de ce mystère. Pour ma part, il m’exaspère : il n’y aurait pas tant de mystère s’il y avait de l’attention. Si les hommes avaient cherché à nous connaître, ils sauraient. Mais ils ne veulent surtout pas percer le mystère. Oh non, c’est tellement mieux, le mystère. C’est tellement plus émoustillant d’adorer ou d’abhorrer que de connaître.
Dans une autre mesure, tout aussi importante, l’universalisme est notre salut. Je ne vois pas comment concevoir l’égalité de tous autrement que par l’universalisme : la conviction inébranlable qu’en dehors de toutes les variations de notre incarnation, nous avons le même esprit, plus ou moins brisé par la vie, mais le même. J’irai jusqu’à dire : la même âme, dans le sens où je ne désigne pas ici la capacité mentale, la lucidité ou l’intelligence, mais ce mystère (vrai, celui-ci) qui nous anime et exige également considération et reconnaissance chez tous et pour tous. L’écriture inclusive porte atteinte à cet universalisme. Femme, me dit-elle, tu seras femme. Dans tout ce que tu fais, tout ce que tu penses. La césure entre le masculin et le féminin ne se résoudra pas, le point ici ne suture rien. Son inclusion est exclusion.
Je n’exprime ici qu’un avis parmi d’autres, sujet à variations. Le plus important, c’est de laisser chacun libre de son choix, de ne rien imposer par idéologie. L’écriture inclusive a révélé l’impressionnante invisibilisation des femmes dans notre histoire et notre culture, elle a enfin fait résonner, à plein, le e trop souvent silencieux de notre féminin. Les réflexions qu’elle a amenées sont indispensables et j’en retiens le souci constant de me référer au féminin, de vérifier si le masculin l’occulte ou le représente, de voir si le neutre renvoie bien à la neutralité. Je suis curieuse aussi de l’expérimentation, littéraire ou graphique, qui joue de cette nouvelle déclinaison de l’écriture et révèle les non-dits, indéniables, de notre langue. Expérimentation d’autant plus importante que cette écriture tend à devenir une convention, un automatisme, soit une manière de se dispenser de déconstruire le discours et de le ré-articuler, le subterfuge remplaçant l’inventivité.
En illustration, l’écriture inclusive qu’a inventée Edgardo dans sa traduction de Dio devenu Bac du collectif Anthropie. Je la trouve belle et intelligente dans la légèreté de son équivalence. Pas de signes qui font trébucher la lecture : l’ouverture d’un embranchement où nous choisissons d’emprunter un chemin. Mais il faudrait peut-être mettre les e et les a au-dessus des o et des i pour qu’elle renverse vraiment le système.

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