Dans un article récent, Aldor évoque un jeu de sa jeunesse qui se résumait à choisir son favori entre la lune et le soleil. Je ne le connaissais pas. Avec mon frère, enfants, le jeu consistait à une guerre des genres, avec nos armées réciproques de mots masculins et féminins, que nous opposions l’une à l’autre : je disais lune, et lui le soleil, moi terre, et lui ciel, etc. Ça n’en finissait pas ; et la beauté du jeu, c’était que nous y croyions, que nous étions convaincus que le genre des mots dérivait du genre des choses, que la lune était véritablement femme et le soleil homme. Mais alors que signifiait pour nous être femme ou homme ? Certainement pas une question d’organes et d’hormones. Comme pour les peuples anciens, cela devait désigner une certaine et indéfinissable qualité d’être. Et encore aujourd’hui, puisque le jeu continue sous une autre forme avec mon compagnon. Nous débattons du genre de la douleur, de la fleur ou de la dent, toutes masculines en italien, comme s’il s’agissait d’une qualité même de ces choses et cherchons des appuis pour nos causes respectives dans les langues voisines – portugais, grec, espagnol.
Soit dit en passant, je ne crois pas qu’on doive faire porter à la langue la responsabilité de notre sexisme. Je suis convaincue des bonnes intentions des féministes qui se récrient, par exemple, que les insultes les plus communes désignent des parties ou pratiques féminines (« con » et « putain » notamment), que les accords reproduisent la domination des hommes sur les femmes (un seul il fait plier tous les elles) ou que bien des professions excluent par principe les femmes, en ne disposant pas de titres à leur usage. J’encourage toutes les modifications qui purifient la langue de ses violences symboliques, d’autant plus puissantes qu’elles sont, paradoxalement, muettes, prises dans ses interstices, ses blancs, son e, accord du féminin, justement réduit au silence. J’aurais compris tout autrement l’Histoire et donc ma propre généalogie, si en cours on m’avait précisé qu’en parlant des paysans on comprenait les paysannes, et de même les ouvrières parmi les ouvriers, les artisanes parmi les artisans, les commerçantes parmi les commerçants, et que le peuple était peuplé d’autant d’hommes que de femmes.
Mais en Italie, où la règle d’accord est plus souple, où « cazzo » (« bite », donc un attribut masculin) remplace notre « putain » et où bien plus de métiers ont toujours eu leurs équivalents féminins (« pittrice », « autrice », « professoressa », etc.), les gens ne sont pas moins sexistes et les pays anglophones avec leur langue non genrée ne me semblent pas bien avancés sur ces questions — avez-vous jeté un coup d’œil à l’Amérique de Trump ? De même pour le japonais, le chinois, le turc. Surprise : les langues non genrées ne donnent pas des sociétés non sexistes. En vérité, ce jugement sur les langues véhicule un cliché sur l’Europe méditerranéenne : ces pays de misogynie et de machisme, ce dont témoigneraient leurs langues genrées. Ce qui revient à méconnaître ces régions, les variations de leurs parler et de leurs civilisations, et en général le fonctionnement de la langue. Si celle-ci façonne les imaginaires, elle est tout autant façonnée par les imaginaires. C’est trop croire en son pouvoir que de penser qu’en la changeant on changera la pensée. La psyché n’est pas réductible au langage.
Que les langues latines soient genrées ne les désigne pas comme fautives et arriérées. C’est leur manière de dire le monde, et qui ne fait de mal à personne : que la mer se décline au féminin en français, au masculin en italien, est-ce sexiste d’un côté ou de l’autre des Alpes ? De quel côté et pourquoi ? Questions vaseuses, impasse de cette spéculation sur le sexisme intrinsèque des langues. Les langues sont sexistes par l’usage qu’on en fait (d’où la nécessité de certaines réformes), non par essence. Par ailleurs, du genre des mots jaillit une des sources de rêverie sur la langue et donc de poésie. Chaque chose pourvue d’un genre l’est aussi d’une amorce de personnalité, d’une presque âme. Le monde en est habité, des forces ancestrales s’expriment là, à demi-mot, dans un article ou un accord, elles s’échappent vite, elles nous survivront longtemps.
Revenons à la lune et au soleil. Aldor, derrière ce jeu, rappelle une véritable opposition, celle entre la clarté des Lumières et l’obscurité du Romantisme. Au contraire d’autrefois, il privilégie le soleil, allant jusqu’à soupçonner tous les amoureux de la lune de mauvaise foi et d’évitement. Ce qui rejoint une accusation très classique du romantisme, considéré comme une dégénérescence de la saine joie de vivre, une fascination morbide. Mais quelle méconnaissance du romantisme qui à notre conscience claire, notre raison triomphante rappelle sa part irréductible d’ombre, de rêve et de folie. Dissipons un premier malentendu. Le romantisme aime la vie. Il développe une philosophie subtile de la nature, qui comprend l’humain en son sein. Loin du mécanisme et du matérialisme souverains, il s’intéresse au vivant dans sa croissance, ses ramifications, ses connexions. Il a pris pour modèles l’enfant et la femme, car ils avaient gardé l’immédiateté de leur rapport au monde. Il choisit la nuit justement parce qu’elle nous plonge sans défense ni limite dans la nature profonde et incommensurable qui est la nôtre, qu’elle soit intérieure ou extérieure. Ne le confondons pas avec le second romantisme, celui de la décadence fin de siècle, friand de luxe et de raffinement, d’histoires fantaisistes de spectres et de spirites, bien plus narcissique, même s’il me plaît aussi, à sa manière.
Mais en chantant la vie, le romantisme a chanté la mort. Cela ne manifeste ni mauvaise foi, ni évitement, mais son honnêteté. Car la vie aime la vie, mais aussi la mort. Elle crée et tout autant détruit, y compris elle-même. Vie et mort sont des constantes de la nature, comme lune et soleil. L’humain ressent le désir de vivre, mais aussi le désir de mourir. Scandale du romantisme, un parmi tant d’autres, scandale encore aujourd’hui : comment peut-on vouloir mourir ? N’est-ce pas une maladie du désir de vivre qui ne trouve pas à s’accomplir et devient donc un désir de mort ? Oui, et non, il y a aussi un désir de mourir, qui s’exprime dans la destruction — ou l’autodestruction. Bien des mythes en témoignent comme de nos pulsions primordiales. Le plus frappant est sans doute celui de Kali, la déesse au collier de crânes, dansant sur des cadavres, suçant le sang du démon pour empêcher sa réincarnation. Comme il faut être aveuglé par le soleil de sa raison pour ne pas reconnaître l’ombre en soi. À notre époque de bien-être, bien-pensance, développement personnel et pleine conscience, il n’est pas superflu la rappeler : laissons une place au négatif, à l’irrémédiable, à l’impuissance, la violence, la souffrance. Acceptons notre part de négativité, non pour la déchaîner, au contraire, pour qu’elle ne se déchaîne pas malgré nous, pour la comprendre et l’accepter. Sous le soleil éternel des villes lumière, ayons la nostalgie d’une lune pâle et de sa nuit impénétrable qui sauraient mieux nous guider dans nos dédales intérieurs.
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