Le monologue de l’initié dans Contre la mort n’épuise pas la richesse de l’orphisme. Je l’ai voulu bref pour suivre la trajectoire de comète du récit, la réduction progressive de la parole, de l’incandescence d’Orphée à la dernière poussière, le cri d’Eurydice.
Spiritualité mystique, religion à mystères, sagesse intempestive, rédemption par la poésie, lyrisme de la nature. Autant de définitions de l’orphisme. Ce courant se distingue de la société grecque où il apparaît par son refus d’attenter à la vie et donc de procéder au sacrifice et de le consommer. Il se soustrait ainsi au fondement de la communauté. Le sacrifice vient en effet de Prométhée, qui déroba le feu aux dieux pour l’offrir aux hommes et institua ensuite les termes du partage lors de la mise à mort de l’animal : la chair aux hommes, les os, enduits de graisse, aux dieux. Le sacrifice marque donc la rupture comme la restauration du lien entre l’humain et le divin, ainsi que la position d’élection de l’homme parmi les êtres. Il assure également le retour cyclique des jours et des saisons et l’égalité des participants.
En le refusant, les orphiques interrogent le bien-fondé de la société grecque. Ils fustigent le partage du butin entre citoyens, l’échange politique dans ce qu’il comporte de marchandage, la mascarade des victimes qui consentiraient à leur sacrifice. Ils ne croient plus à la hiérarchie entre règnes, à la distinction entre espèces et proclament un autre destin de l’âme que sa gloire posthume. Dans le livre, l’initié expose l’essentiel de la doctrine : la nature ambivalente de l’humain qui recèle une part de la divinité tout en étant le résultat de son meurtre, la possibilité d’une rédemption par une éthique de vie non violente et une conscience de la transcendance. Dans ce cas, la mémoire ne désigne pas le rappel d’un temps cyclique (celui du mythe) ou linéaire (celui de l’histoire). Elle n’assure pas non plus la continuité d’un récit individuel ou collectif, privé ou public. Elle offre un accès brusque et intermittent à ce qui est sans espace et sans temps, brisant la vie d’une discontinuité salvatrice. De même, l’immortalité promise ne renvoie ni au salut chrétien de l’âme ni au culte des morts de type étrusque, mais à une fusion transcendant toute individualité.
Cette doctrine s’oppose à la théogonie d’Hésiode, à l’harmonisation progressive du chaos originel, aux drames sans fin des Olympiens et à la violence d’une société prédatrice, qui a pu même être qualifiée de pirate. Comme l’a montré Gianni Carchia dans Orfismo e tragedia (Orphisme et tragédie), l’orphisme ouvre une autre voie à l’Occident, qui n’a pas été empruntée et qu’il est temps de redécouvrir. S’il a laissé peu de traces (feuilles d’or funéraires, théogonie rhapsodique, fragments initiatiques, hymnes de la voix même d’Orphée), c’est sans doute qu’on a voulu l’effacer. Ses adeptes sont souvent présentés avec mépris comme des charlatans et des vagabonds. Ils étaient en effet des errants, des renonçants. Héritiers, suppose Carchia, des chamans, témoignant d’une survivance des croyances paléolithiques, restaurant le rapport enchanté avec une nature plurielle et singularisée, que la connaissance et l’exploitation n’auraient pas encore systématisée et maîtrisée, tandis que la religion olympienne est typique du néolithique, d’une société agraire fondée sur les cycles naturels et la domestication de la nature, structures de son économie qu’assure et réitère le sacrifice humain ou animal, absent au contraire chez les chasseurs-cueilleurs.
L’orphisme ne choisit pas Dionysos par hasard dans le panthéon olympien. Toujours selon Carchia, ascèse orphique et ivresse dionysiaque expriment ce courant d’origine ancestrale, plus ancien que les épopées d’Homère, qu’il considère comme un récit déjà bourgeois. Le sacrifice sanctifie la faute de l’humain envers la nature, là où le dionysisme l’assume entièrement, sans faux semblant, et où l’orphisme s’en émancipe par une restauration de l’unité première.
L’orphisme côtoie d’autres sagesses, dont les maîtres se nomment Pythagore, Empédocle, Parménide, Héraclite, mais leur pensée fait école, elle risque ainsi d’instaurer un nouvel espace politique (avec la mascarade qui l’accompagne), d’entrer dans le logos, le dialogue, qui reproduisent le sacrifice (l’un des locuteurs tombant sous le coup de la logique) et donc de poursuivre l’entreprise de domination et d’exhaustion du monde. Au contraire, l’orphisme reste une clandestinité entre singularités, une mystique où le seul espace à investir est l’intériorité et surtout une parole poétique, antilogique, qui espère libérer la nature prisonnière.
Même dans la parole, il y a la part du titan et celle de l’enfant. À nous de choisir, à chaque fois qu’on la prend.

Autre piste intéressante, celle que suit Julien Coupat, en postface à l’édition du livre de Carchia : la position éthique et l’exigence métaphysique, leur apolitisme même, comme moyen de restaurer le politique. Pour une politique sans la polis, une pleine présence à soi et au monde empêchant notre réification dans le social. « L’orphisme, note-t-il, est le nom de code de la destitution d’une civilisation entière au moment même où elle s’institue. » (Ma traduction depuis l’édition italienne).
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