Notos, le sud et l’été

La nuit est longue, la famille des vents s’est dispersée. Euros s’est réfugié dans un laurier, où il chantonne. Au bord de la mer, Zéphyr souffle dans des coquillages, qui se déroulent comme des serpentins. Dans la montagne, Borée joue au lancer d’étoiles, égratignant l’espace. Sur la terrasse, Aurore et Crépuscule chuchotent, si proche, si bas que leurs fils, à l’ouïe assourdie par leurs courses, n’entendent rien à leur dialogue.
Notos va et vient dans la vallée, insatisfait de ses histoires. Il pressent qu’il perdra ce concours comme les précédents. Il ne parvient pas, comme Zéphyr, à imprégner ses récits de sensations, de saveurs, de couleurs. Lui ne se rappelle que de l’essentiel, mais il aimerait tenter sa chance avec la dernière, celle qui lui tient le plus à cœur, et qu’il a hésité à raconter, parce qu’elle lui ressemble. Il s’élance vers la plage et prend Zéphyr sous son bras, bat le rappel dans la montagne et Borée le suit volontiers, secoue le laurier et récupère Euros d’un coup sec. Tous sont de nouveau réunis sur la terrasse. Notos commence à raconter de sa voix grave au plus profond de la nuit.
« Là-bas, au sud, se trouve une ville sonore et multicolore. J’aime éclaircir son air, pour que les couleurs ressortent et que les sons résonnent. Je n’imaginais pas qu’on puisse être triste entouré par tant de lumière. Mais je me suis pris un jour dans la veste d’un homme, qui s’est emporté contre moi. C’était un homme triste.
Il travaillait beaucoup. Il vivait seul. Lui ne voyait pas le kaléidoscope des ruelles, la pétillance des pins et le piquant de l’air, il ne voyait que l’impolitesse des passants, la saleté du trottoir et la monotonie de sa vie. Il était devenu dur et indifférent pour ne plus souffrir de la dureté et de l’indifférence des autres.
Un jour, une rose apparaît dans l’encadrement de sa fenêtre, devant son bureau. Il est penché sur son travail et boit de temps à autre quelques gorgées d’un café amer. La rose le distrait, il essaye de l’ignorer, mais elle insiste par sa présence. Il finit par ouvrir la fenêtre et s’adresser à elle : “Tu me ferais croire, chère rose, que la vie est belle, mais je vis depuis trop longtemps pour me laisser tromper, je sais par expérience qu’elle est horrible.” La rose reste silencieuse. “Tu mens”, conclut l’homme, et il prend ses ciseaux, tranche la tige et disperse ses pétales entre ses doigts, avant de reprendre son travail.
Le lendemain matin, la rose est réapparue, elle s’est même multipliée. De la tige tranchée ont poussé trois tiges nouvelles, elles ont déroulé leurs feuilles et exposé leurs fleurs. L’homme considère d’un air amusé leur entêtement. Il hausse les épaules et se remet à travailler, mais les roses le dérangent. Elles attirent son regard et lui rappellent d’anciens jardins. Il ouvre la fenêtre : “Vous me feriez croire, chères roses, qu’il y a encore de l’espérance, mais soyez honnêtes, la vie n’a aucun sens, nous souffrons sans cesse, plus qu’on ne le mérite, plus qu’on ne peut le supporter, tout meurt autour de nous, vous y compris.” Les roses restent silencieuses. “Vous mentez”, conclut l’homme, et il prend ses ciseaux, tranche toutes les tiges et laisse leurs fleurs tomber à terre, avant de reprendre son travail.
Le lendemain matin, les roses sont encore plus nombreuses, elles font de sa fenêtre une tapisserie serrée et raffinée de toutes les nuances du blanc au rouge. Sans se fatiguer à les compter, ou prendre la peine de s’asseoir à sa table, il sort avec une scie, tranche la plante à la base et réduit les branches à du petit bois qu’il jette dans son feu de cheminée. “Vous vouliez me faire croire que le monde est attentif et généreux, je ne l’ai trouvé qu’indifférent et cruel. Chères roses, vous mentez encore et toujours.”
Le lendemain matin, le rosier a repoussé. Cette fois, il a envahi le mur entier, il est devenu un arbre véritable, craquelant le crépi de la maison, soulevant les dalles du seuil, s’agrippant à la gouttière. Une cascade de roses se déverse sur la façade, légère, brillante, entêtante. L’homme retrousse ses manches et passe la journée à s’en débarrasser, jusqu’aux racines.
Le lendemain matin, il n’y a rien. Plus de roses. L’homme s’en réjouit : il a gagné. Il se met à travailler avec entrain, mais son regard se porte sans cesse vers la fenêtre, comme s’il attendait la survenue de son ennemie. Il est plus distrait que jamais et finit par s’allonger, pris d’une grande fatigue. Comment comprendre sa tristesse ? Il voulait se débarrasser du rosier, c’est fait.
Le lendemain, il ne parvient pas même à se lever. Le temps passe, il ne fait rien, il oublie même qu’il habite dans une ville, qu’il a connu une rose. Quand un jour, il entend les cigales chanter. Il sort voir le soleil, mais trop affaibli pour tenir debout, il doit s’asseoir sur les marches du seuil et il remarque alors, surgissant des dalles fissurées, une rose solitaire, timide, fragile. Il lui sourit et regarde la ville alentour. Jamais il n’avait remarqué qu’elle était belle. »
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