Août
Après l’incendie ne reste que la cendre. Rouge laisse place au noir. Juillet calciné donne août étincelant. On ne cherche jamais autant le noir, sa fraîcheur, son velouté, qu’en ces jours de lumière implacable. On désire l’arbre, le soir, un café, ou quelques olives autour d’un verre glacé. On aime à la folie celui qu’on avait maudit tout l’hiver. On serre sa main pour qu’il nous guide dans les ruelles, on l’appelle du doux nom d’accalmie, on apprécie enfin ses qualités discrètes : silence, tranquillité, contemplation.
Ombres, vous êtes l’âme projetée des choses, le grain immatériel de notre matérialité, le rappel de notre verticalité.
Netteté inédite des étoiles dans le ciel d’été, teintes subtiles du noir aux alentours, entre l’arbre noir et le nuage noir et le muret noir et mes paumes noires et les stridences noires et nos murmures noirs, tous différents dans leur texture : l’arbre s’épanche comme une tache d’encre, les grillons crissent comme du charbon et nos murmures ont une saveur de réglisse. Il est rare que le monde prenne ainsi une couleur unique.
Mais il paraît que le noir n’est pas une couleur parce qu’il absorbe toute lumière. Pourtant, il en réfléchit toujours assez pour se faire voir et nous le traitons non seulement comme une couleur, mais comme la plus puissante d’entre elles. Quoi de plus puissant que la nuit, l’univers qu’elle dévoile, l’inconscient qu’elle révèle ?
Noir est pur espace, sans mesure ni repères, marche légère entre les sphères ou enlisée dans le limon. Il est temps pur, scandé par aucun événement, avant ou après la vie, ce noir de l’inconscience proche du non-être que nous retrouvons dans le sommeil. Plus, il est ce point où espace et temps sont un même élément qui nous distend. Aspirant le regard et l’âme à sa suite, il nous fait traverser toutes les dimensions de l’univers et de nous-mêmes. Il vient des confins de l’espace comme du centre de la Terre, surgissant des volcans et se figeant dans l’obsidienne, pierre dure, miroir obscur.
Porteur tour à tour de l’ordre et du chaos, noir désigne l’informe qui reste invisible comme la forme qui rend visible. Autrement dit, il peut s’abstraire de toute figure ou instaurer toutes les figures. À la fois ténèbres et silhouette, cécité et trace. D’un même geste, il cerne ou efface les choses ; et nous reprenons ce geste de toute-puissance dès que nous dessinons ou écrivons. Noir est artiste, il donne le ton, il a du goût, un goût de poivre, un peu hautain, tendance conceptuel. Forme faite couleur, il est l’élégance même, l’essence de toute distinction. Allié au blanc, il fournit les éléments de l’harmonie, des touches du piano à l’embrassement du yin au yang.
Les végétaux, sauf quand ils brûlent et se consument, ne parviennent pas à rendre le noir comme nous autres animaux : il leur manque la mélanine, ce privilège d’un noir profond aux multiples gradations, qui se décline sur peaux, plumes et fourrures. Noir concentre assez d’ombre pour résister au soleil. Il nous protège, à même la peau, de ses rayons. Au centre de l’œil, sous la forme de l’iris, il module encore la lumière pour préserver notre vision.
On le dit triste, irascible, mélancolique, de mauvais augure. C’est que noir pense plus que les autres couleurs et sa pensée le mène au-delà du visible, trop loin, dans des domaines inhumains. On qualifiait de noire la bile qui tourmentait les philosophes. Les corbeaux d’Odin s’appelaient Mémoire et Pensée et ils parcouraient le monde pour le lui raconter. Dans sa méditation, les yeux fermés, noir touche à l’omniscience, ou à la conscience cosmique.
Plus simplement et pour tout un chacun, il représente la lucidité qui nous vient à la nuit, quand privés de sens, surtout de vision et de prévision, nous redevenons ce que nous sommes : tout petits, précaires et insensés, les éternels enfants du ciel étoilé. C’est pourquoi noir est la couleur de notre peur, mais aussi celle de notre courage. Il ouvre un monde où s’abolissent nos ordres de grandeur : nous sommes tous égaux face à l’immensité comme face à la mort.

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