
Il était une fois deux sœurs, Grande et Petite. Petite admirait Grande et Grande adorait Petite. Petite suivait Grande partout où elle allait et Grande aidait Petite dans tout ce qu’elle entreprenait. Elles n’avaient pas de mère, mais un père tendre, bien que distrait. Bûcheron de profession, il les emmenait avec lui dans la forêt, afin de ne pas les laisser seules à la maison. Quelle que fût la saison, il trouvait une tâche à leur confier. Lier les fagots, tailler les branches, piéger les lapins, cueillir des herbes, façonner une flèche, une flûte, une figurine.
Ce jour-là, il leur demanda d’aller aux champignons. Elles connaissaient les méandres de la forêt aussi bien que leurs camarades les secrets des ruelles et la clef des champs. Cependant, elles ne dépassaient jamais une certaine limite, là où les sentiers débroussaillés par les prospections des hommes disparaissaient dans un fouillis si dense que la forêt semblait prendre corps, devenir un être à part entière et les regarder dans les yeux, d’un regard franc, mais impénétrable.
Les écureuils s’égayaient. Petite les poursuivait, de ses petits pieds, ses petites mains. Grande, agenouillée, arrangeait les champignons dans son panier d’osier. Elles portaient des robes violettes, des capes vertes et un tablier blanc, qu’elles lavaient chaque soir et qui se révélait chaque matin plus éclatant. Grande aperçut un cerf entre les branches. Elle appela Petite sans un son ni un geste par cette entente muette entre sœurs dans l’enfance, entente de partager le même air à toute heure du jour au point d’y transmettre un message par simple respiration.
Le cerf était jeune et fringuant, il dansait dans un rayon de soleil, se baignait dans sa chaleur, barbotait dans ses éclats, ravi d’avoir trouvé une trouée de feuillage où se refaire le sang. Les sœurs s’approchèrent, il s’écarta d’un bond, se réfugiant dans l’ombre, sans fuir. Il avait pour yeux deux larmes noires. Elles s’approchèrent encore, il recula encore. Ainsi, ils se mirent en route. Lui en tête, elles à la suite. Devant ses bois, la forêt s’écartait, découvrant un chemin jamais parcouru par les villageois. Au-delà des ronces, s’épanouissait une végétation pétulante, odorante, pépiante d’oiseaux fugaces, miroitante d’yeux curieux. Les sœurs en oubliaient le cerf, le soir tombait et elles perdirent sa trace.
Le clair de lune les attira dans une clairière. Une pierre étrange polarisait ses rayons. Demeure spectrale d’os, d’ivoire et de corne. Tandis qu’elles la contemplaient, interdites, le vent se leva, les arbres grincèrent, comme s’ils les suppliaient de s’éloigner, leurs capes se gonflèrent, tirant sur leurs boutons, comme pour les retenir à tout prix d’avancer. Mais ce refuge inespéré fascinait leurs yeux fatigués. Petite prit la main de Grande qui frappa à la porte. Un homme leur ouvrit. Il était très commun, si commun qu’elles oubliaient son visage dès qu’elles cessaient de le regarder.
« Il est tard, et il s’écarta pour les inviter à entrer.
Il fait froid, et il referma la porte derrière elles.
Vous devez avoir faim, et il désigna la salle animée par le feu. »
Sans poser de question, il les écouta manger, avec une attention qui inquiéta les deux sœurs. La gorge serrée, elles avalaient la soupe et le pain. Quand elles eurent fini, il annonça : « Vous êtes désormais en mon pouvoir. Vous ne pouvez plus quitter cette clairière sans vous réduire à l’os et finir comme poutre ou parquet de cette maison. Et vous arrivez à point nommé. J’ai justement besoin d’un acolyte et d’un cobaye. »
Pendant des années, Petite et Grande restèrent prisonnières du sorcier. Petite lui servait d’assistante, ébouillantée, intoxiquée par les expériences dont elles manipulaient les éléments instables. Grande dépérissait, enfermée dans une cage en fanons de baleine. Le sorcier lui prélevait ses rêves, ses pensées, ses désirs, curieux de trouver le principe premier qui nous anime, ce point où se nouent l’âme et le corps, et de savoir si l’âme et l’esprit sont une ou deux choses, et si la personnalité nous vient par naissance ou par éducation. Avide de connaître, il dissociait et recombinait à loisir ce qui la constituait.
Grande était de plus en plus hébétée et Petite de plus en plus éveillée. Elle devenait grande. Malgré ses blessures, elle servait si bien et si volontiers le sorcier qu’il lui accorda sa confiance, lui délégua les tâches qu’il se réservait jusque-là et, sans se rendre compte, lui enseigna son art. Elle apprenait les recettes, les formules, les gestes et un jour se sentit prête à concocter la potion de leur libération. Elle la mélangea au lait de brebis qu’il prenait le matin.
« Ce breuvage est bien amer, la brebis sera malade, remarqua-t-il sans achever sa boisson. » La potion aurait dû le réduire à une miette, mais, ne l’ayant pas terminée, il ne diminua qu’à la hauteur d’un auriculaire, poussant un hurlement qui se changea en couinement. Petite le glissa dans une fiole qu’elle boucha de liège et se précipita auprès de sa sœur.
Grande n’était plus qu’un corps sans conscience, nue, pâle, recroquevillée contre le reste d’âme que renfermaient les fanons de la baleine. Elle n’avait presque pas grandi au point que Petite l’avait rejointe et semblait avoir le même âge. Celle-ci retrouva les vêtements de leur arrivée et d’une formule leur conféra la taille adéquate. La robe violette, la cape verte et le tablier blanc rappelèrent à Grande l’ancien temps. La mémoire lui revint et avec elle la conscience : la toute petite enfance, seule avec sa mère, puis sa mère morte en couches, sa sœur dont elle était devenue la mère, répétant les gestes qu’elle avait reçus, et toutes les nuits, d’aussi loin qu’elle se souvienne, la voix grave de son père racontant des histoires, et tous les jours, d’aussi loin qu’elle se souvienne, la forêt avec son peuple ardent de renards, d’écureuils et de rouges-gorges.
« Vite, ma sœur. Je ne sais pas combien de temps la potion fera effet. » Petite aida Grande à se redresser et s’empressa d’amasser dans son tablier les trésors du sorcier : l’or, les potions et un poignard. Dans la forêt, Grande, ayant perdu l’habitude de marcher, trébuchait souvent, Petite n’avançait pas mieux, encombrée de ses trésors. Aucune ne se rappelait le chemin. Elles erraient à l’aventure quand elles rencontrèrent le cerf. Il était vieux maintenant. Il baissa ses bois chargés d’âge. Ses deux larmes noires se gonflèrent de chagrin.
« Pardonnez-moi. Par ma faute, vous êtes arrivées dans cette clairière maudite. Je désirais vous guider au cœur du bois sacré, mais les sortilèges du sorcier ont détourné mes intentions. Où voulez-vous aller ? Je vous mènerai où vous souhaitez. » Petite songea à tous les endroits de la terre et surtout au bois sacré, mais Grande répondit : « Ramène-nous à la maison de notre père. »
Petite n’osa pas contredire. Grande était si faible, seule l’idée du retour semblait la maintenir en vie. Les deux sœurs montèrent sur le dos du cerf, qui galopa à travers bois avec une agilité et une rapidité prodigieuses. Entre-temps, le sorcier s’était libéré et lancé à leur poursuite. Malgré l’adresse du cerf, il les rattrapait peu à peu.
« Lance l’or », ordonna Grande et, sans regret, Petite lança l’or derrière son épaule. Un désert de sable s’étendit à leurs trousses, mais le sorcier se transforma en aigle et le traversa rapidement.
« Lance les potions », ordonna Grande et, à contrecœur, Petite lança les potions derrière son épaule. Un désert de pollution les sépara aussitôt du sorcier, mais celui-ci se transforma en feu et, enflammant les ruisseaux de corruption, il remonta vite à leur source.
« Lance le poignard », ordonna Grande, mais Petite refusa. Comment se défendre sans arme ? « Nous ne nous défendrons pas avec ses armes, elles nous rendraient aussi mauvaises que lui. »
Petite pensa que Grande était redevenue la grande un peu trop vite à son goût, mais elle lança le poignard derrière son épaule et un désert de glace s’éleva à la suite de leur fuite éperdue. Le sorcier se changea en loup, mais à la course, le cerf le dépassait aisément et il arriva à la maison avec une large avance.
Le père fendait le bois. À la vue de ses filles, la hache lui échappa des mains et l’aurait sans doute blessé, si le cerf ne lui avait chuchoté de se changer en chouette. Elle dévia de sa chute, s’envola vers le toit, s’abrita sous les combles. Le père accourut, inconscient du danger dont il venait d’être sauvé, n’en croyant pas sa chance et son bonheur, partagé entre le rire et les larmes. Les bois du cerf bourgeonnent, en éclosent des violettes.
Dans l’effusion des retrouvailles, le sorcier était oublié. En approchant, il reprit forme humaine. Son ombre glacée gagna les deux sœurs qui se mirent à trembler. Il avait pulvérisé la fiole en recouvrant sa taille et d’innombrables éclats de verre avaient crevé sa peau. Son visage ravagé était à présent difficile à oublier. Le père, remarquant la crainte de ses filles, se retourna vers l’inconnu et, sous son regard, à leur étonnement à tous, le sorcier disparut.
Pour l’agenda ironique de mars, un conte illustrant le slogan du féminisme radical sud-coréen : « nous sommes le courage l’une de l’autre », avec anaphores et chiasmes.
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