On est animal. Je ne le discute pas. Mais un animal singulier, comme tous les animaux. La fusion entre l’humain et l’animal est aussi illusoire que son opposition, parce que l’une et l’autre réduisent le divers à une dualité. Distinguer à tout prix l’Homme de l’animal amène à une impasse aussi sûrement que de les confondre sans critère dans une grande Animalité. Il existe en vérité une pluralité d’animalités : comment ramener sous un même terme la mésange et le buffle, la carpe et le veau sans manquer ce qui précisément les définit, leur nature ou leur essence ? Nous sommes donc un animal parmi d’autres et, comme tous les autres animaux, un animal comme aucun autre, un animal singulier. Comment cerner cette singularité ? Qu’appelle-t-on l’humanité ?
Pour percevoir notre style d’être, il faudrait ne pas être humain : comme nous percevons le style de l’être-cheval, l’être-baleine, l’être-aigle, cette signature de la vie dans un être, cette marque particulière du chiffre de l’espèce dans la chair. Manière d’aller et venir, d’aimer, de se manifester propre à une variation du vivant et qui est sans doute le plus émouvant de son être-au-monde. Tentons tout de même l’entreprise. Essayons de nous voir en mettant un pied en dehors de notre incarnation, par quelque impossible contorsion.
Nous disposons d’un type de pensée propre, littéralement spécifique (propre à l’espèce). Je ne la qualifie pas de supérieure (aboutissement de l’évolution) ni d’inférieure (coupable de détruire cette évolution), je ne cherche pas à l’évaluer pour savoir si nous sommes plus ou moins intelligents que les autres animaux : tout dépend des champs d’application et des capacités considérées. Toutefois, il est évident que notre mode de pensée déploie une prodigieuse inventivité. Pas chez tous, me direz-vous, ni tout le temps ni dans tous les domaines, mais il en a cependant la potentialité.
On a voulu distinguer cette puissance de pensée de l’animal en caractérisant l’humain par le travail, l’outillage, le langage, la conscience de soi, la transmission culturelle, la projection dans l’avenir, autant de caractéristiques qui ne résistent pas à une étude rigoureuse du comportement animal : d’autres animaux disposent de l’une, l’autre ou toutes ces qualités. Mais il ne s’agit pas ici de chercher le signe exclusif de notre singularité qui servirait de preuve irréfutable de notre nature exceptionnelle. Non, il s’agit de capter l’advenue fugace d’un sans pareil parmi d’autres.
Si la pensée se caractérise par un certain rapport au réel et chaque animal en dispose d’une qui lui est propre tout en partageant certaines propriétés avec d’autres, celle de l’humain existe dans sa différence – autant que celle du cachalot vis-à-vis de celle du colibri. Appelons-la raison, conscience, spéculation, qu’importe, mais soulignons qu’elle appartient à tout humain, à toute l’humanité, qu’elle n’est pas le propre d’une culture considérée comme plus dénaturée ou au contraire plus cultivée. Notre type de pensée est notre partage, bien que nous en ayons divers usages, et je n’ai cessé ces derniers temps de lui rendre hommage, d’appeler à l’exercer, car en y renonçant nous ne gagnerons pas la pensée d’un autre animal que nous ne sommes pas ni ne reviendrons à une supposée bonne nature. En la perdant, nous nous retrouverons seulement plus bêtes que nos pairs en âme et en animation et nous n’aurons plus la chance de les comprendre, de traduire nos pensées dans les leurs ou l’inverse.
Cependant, cette pensée qui définit notre humanité semble aussi nous déshumaniser. Ceux qui la développent au plus haut degré perdent souvent la sensibilité, qui constitue l’autre versant de l’humanité, l’autre ligne dans la signature de l’espèce. En effet, à une certaine manière de penser se lie une certaine manière de sentir, pensée et sensibilité formant dans leur entrelacement l’intelligence. Le terme « humanité » a d’ailleurs ce sens : il désigne non seulement l’appartenance à l’espèce, mais le souci de nos semblables, autrement dit la bonté, la compassion, l’entraide. Ce sentiment de communauté nous a amenés jusqu’à aujourd’hui et non la poursuite de l’intérêt privé, comme voudrait le faire croire cette pathologie mentale à l’échelle de la société qu’est l’individualisme.
Comme notre pensée, notre sensibilité est à la fois en continuité et en rupture avec celle des autres animaux : continuité du plaisir et de la douleur et de tous les affects d’attachement ou de répulsion qui en dérivent, mais rupture dans nos facultés de motricité et de perception. Disparités des masses corporelles et de leur occupation de l’espace, de la sensation des couleurs, odeurs, bruits, etc. Différences infinies de degré d’un animal à l’autre, nous y compris, où ils se rencontrent et s’éloignent sur certains traits, que je ne peux pas tous énumérer ni résumer et qui s’expriment cependant dans le même d’une seule matière mystérieusement animée.
La sensibilité est un autre rapport au réel, complémentaire du premier, celui de la pensée, comme le subjectif complète l’objectif ; et les séparer relèverait de l’artificialité si précisément le défaut de la plupart d’entre nous ne consistait pas à choisir l’un ou l’autre, comme s’ils s’excluaient. Ceux qui développent la pensée aux dépens de la sensibilité commettent une faute aussi grave que ceux qui renoncent à la raison au nom d’un retour à la nature. Ils croient s’élever ainsi au-dessus des autres, humains comme animaux, devenir le plus humain de l’humain ; en vérité, ils tombent au plus bas et perdent toute humanité.
Ravages égaux dans l’un et l’autre cas, à plus ou moins long terme, à plus ou moins grande échelle. L’un a la paresse d’être humain, il voudrait renoncer à sa conscience, à ses lumières, dans l’espoir de la purifier, de lui redonner son innocence première, mais il ne gagne pas l’absolution espérée et perd par contre sa capacité à affronter la réalité – et n’oublions pas que tout retour à l’animalité est une dépréciation de l’animal, considéré comme un premier stade de l’humain. L’autre a la folie d’être humain, il voudrait dans une course avec tous ne cesser de se surpasser, de pousser au plus loin nos facultés. Il ne connaît comme mode de reconnaissance de l’autre que l’affirmation de sa supériorité et y consume sa compassion.
À ces maux, je ne répondrai que par un mot : l’humilité, savoir ne pas savoir. Ne pas connaître et pour y parvenir devoir apprendre, s’ingénier, trouver, inventer. Ne pas reconnaître et pour y parvenir devoir regarder, écouter, admettre, intégrer. Entre connaissance et reconnaissance, l’humanité se définit, non pas en ce qu’elle diffère des autres espèces, mais en ce qu’elle donne le meilleur de son espèce. Il est difficile de ne pas tomber dans l’un ou l’autre travers. J’ai l’impression que nous y tombons tous, ou dans l’un des deux, ou dans les deux alternativement, mais que certains arrivent à les marier et ils me servent de modèles.
L’humanité ne s’oppose pas à la bestialité, mais à la déshumanisation, à ce processus par lequel nous quittons l’espèce, le souci de l’ensemble et du divers pour la victoire d’un moi borné ou d’une totalité abstraite. Je ne sais si j’ai cerné, même d’une vague esquisse, l’essence de ce que nous sommes, mais j’aimerais qu’être humaine signifie cela : à la fois l’amour du prochain et l’amour du réel.

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