
François Leperlier, abandonnant l’entreprise impossible de définir la poésie, cherche à cerner son sens et sa mission. Le terme qu’il choisit annonce sa position : « destination ». Il souligne ainsi l’ambition d’être en avant, de porter la promesse d’un devenir, de viser une finalité qui ne vaut qu’en tant que telle, comme promesse et appel, à dimension spirituelle.
L’essai a les vertus du poème. Chaque mot y est indispensable. Pas d’outillage logique ou rhétorique pour soutenir l’articulation subtile et implacable des idées, qui découlent l’une de l’autre aussi naturellement que la pensée avance. La formule, lapidaire sans être gratuite, touche à l’essentiel, tout en s’étayant du contexte, d’une citation, d’un exemple. La culture n’ensevelit pas sous ses références, son héritage ; au contraire elle éclaire : philosophes et poètes se répondent pour nous guider au cœur de la parole. À la rigueur de l’argumentation s’ajoute aussi l’irrévérence de l’humour. Bref, tout ceci est bien écrit parce que c’est bien pensé. Pas de secret en la matière.
Comme en poésie, devant une telle densité, il arrive souvent de lever le regard et se perdre en réflexions ; et parmi tant de réjouissances, il faut fermer le livre et danser (ou, à défaut de talent, sautiller et tourbillonner). Oui, de réjouissances, car je trouve ici explicité et justifié ce que je ressens intuitivement depuis longtemps et que j’ai tenté d’exprimer ici ou là de manière incomplète : soit, ma conception de la littérature, qui se trouve à contre-courant de celle qui semble dominer aujourd’hui.
Avec l’auteur, nous partageons la même idée de la poésie : celle d’une mystique sauvage, d’une prière profane, d’une magie intime, d’un bougé de la langue qui entraîne un bouleversement de l’âme, dans l’alchimie dangereuse de la mélancolie en joie. Elle est enthousiasme, avènement, ravissement, aspiration métaphysique ou ontologique, désir d’être, sublimation, ascension, affirmation même dans la négation. Elle est un mystère clair, qui s’accomplit à l’écart, dans l’intériorité, en résistance. Elle est notre puissance.
Ces descriptions de son action peuvent sembler classiques, éculées et sont considérées comme réactionnaires par une poésie contemporaine qui essaye de vider la poésie de toute essence, spiritualité, image ou polysémie, afin de revenir à la littéralité du réel, à la présence pure, au signe direct, en n’accordant le privilège de la substance qu’au langage même. Mais la désublimation est un choix métaphysique autant que la sublimation, seulement inconscient de lui-même, comme souvent dans le cas du matérialisme.
Qu’y puis-je si beaucoup, parmi nos poètes contemporains, développent une terrible allergie dès qu’ils suspectent un relent de “métaphysique”, comme d’autres au premier pollen de l’année, s’ils ne peuvent croiser une essence, une beauté supérieure ou une âme sans déclencher une crise affreuse ? Or, il n’y a pas un grand texte dans la poésie de tous les temps où il n’est question de ce qui les offusque, de ce qu’ils entendent débusquer et éradiquer.
L’ambition démesurée de la poésie doit certes être critiquée, pour prévenir la mystification, l’imposture, le ridicule aussi, l’ennui, et elle l’a toujours été, à l’intérieur même de la poésie. Cependant, si nous abandonnons cette ambition, nous renonçons à la poésie même ; et, ma foi, nous pouvons y renoncer, rien de mal à cela, mais dans ce cas, n’appelons pas poésie notre haine de la poésie, notre antipoésie.
À l’inverse, F. Leperlier relève la justesse de l’expression dans le langage courant : on nomme poétique toute expérience qui tient de l’épiphanie, caractérisée par l’émerveillement, la rêverie, la concentration, l’affranchissement. Autrement dit, est poésie toute verticalité qui rompt avec l’horizontalité quotidienne. Texte et hors-texte confondus.
L’acte poétique ne se divise pas, c’est un mouvement productif dont toutes les phases sont conductrices, font greffe. Au moment où Rousseau rapporte la teneur de sa rêverie, tout intérieure et muette, au bord du lac de Bienne, il ne substitue pas un poème en prose à un poème de pure existence, il fait un seul poème et une vérité au complet.
De même, note-t-il, le génie appartient au lieu, à l’instant, à une matière ou un mouvement autant qu’à l’individu qui parvient à s’en saisir. Quantité de considérations passionnantes sur l’imagination, l’inspiration, la modernité, le rapport entre l’art et la vie, le poète qu’est le lecteur, etc. Je vous laisse découvrir.
Quittant les œuvres et les discours qui les accompagnent, il s’intéresse ensuite aux institutions : aux salons, maisons et foires de poésie, aux prix innombrables et à leur commerce d’influence, à la médiatisation et à son régime spectaculaire. Il s’interroge sur le désir de reconnaissance et de rétribution des poètes, qui font de la poésie une profession et même une carrière, avec l’arrivisme qui s’ensuit, et rappelle le fond asocial du poète, son caractère résistant, dérangeant. Plus profondément, la poésie concernant l’intériorité, cette extériorisation forcenée ne lui rend pas service. Elle se travestit en pitrerie, ment sur son office pour plaire au plus grand nombre et finalement ne convainc personne : tous ces événements n’ont pas suscité un plus grand intérêt pour la poésie. Selon l’auteur, il faudrait encourager au lieu de cette surmédiatisation la transmission intersubjective et contre le régime spectaculaire la richesse de l’imaginaire.
Je n’ai jamais fréquenté ces lieux, assisté à ces événements ni décidé d’une lecture en fonction d’un prix – plutôt le contraire, je fuis ce bandeau rouge des couvertures comme une marque d’infamie. Je ne suis donc pas en mesure de juger, mais prête à faire confiance à l’auteur qui a analysé avec tant de perspicacité les enjeux et les procédés de la poésie.
À l’une de ses critiques, cependant, je peux répondre. Internet, par l’intermédiaire des réseaux et des blogs, participerait selon lui à cette décadence de la poésie, incitant à la surproduction (et donc à la médiocrité, puisque la poésie est rare par définition, la verticalité faisant exception dans l’horizontalité) et alimentant un narcissisme sans fin. Sans doute ; mais internet déploie également un autre espace, il disperse l’entre-soi du monde littéraire, aère ce qu’il a de renfermé, de poussiéreux dans ses hiérarchies et ses préciosités. L’essentiel, pour moi, reste le face à face silencieux avec la page de papier, mais avec quelle page ? Mes affinités via internet en décident plus intelligemment que les prescripteurs officiels du goût ou, plus trivialement, les contraintes économiques de la chaîne du livre : c’est d’ailleurs ainsi que je suis tombée sur son ouvrage.
La littérature dépasse le livre : elle a été orale, elle a connu la scène et la poésie continue, je pense, à entretenir des rapports plus prolifiques avec le théâtre qu’avec le roman. L’écran compte désormais parmi ses supports, pour un temps, et il ne détruira pas son contenu, si contenu il y a. Il rend même mon jugement plus exigent qu’une page. Celle-ci accorde son prestige à l’écrit. Amie de ma main, douce à mes yeux, familière de mes rêves, elle affine mon esprit. Même si le texte me déçoit, j’aimerai ce moment dont il a été l’occasion. Au contraire, sur l’écran, il n’y a que le texte. Ce n’est certes pas la lumière bleue qui va m’éblouir. Il manque également l’autorité du livre imprimé pour me convaincre de sa nécessité. Cependant, l’arrangement de la poésie en recueil la dessert souvent. Tant d’intensités ne sont pas destinées à être rangées ainsi l’une après l’autre ; et peut-être que la ramification des sites lui offre une partition plus adéquate. Questions ouvertes.
D’autre part, l’essai, tout en critiquant à juste titre la spectacularisation de la poésie, ne résout pas le problème de sa transmission. Quelques personnes autour de moi se sont mises à lire de la poésie simplement parce que j’en lisais. Elles ont continué à le faire de manière régulière et m’en sont reconnaissantes. Si ce genre rencontre peu de succès, ce n’est pas à cause de ses spécificités, de sa difficulté, comme le suppose l’auteur, mais de nos habitudes de lecture contractées par mimétisme, d’une société qui cherche autant que possible à nous exiler de notre intériorité, de l’approche trop formelle ou historicisante de la littérature dans l’enseignement, qui ne prend pas en compte l’expérience radicale qu’elle occasionne, de l’ignorance où sont beaucoup du plaisir que donne un texte qui résiste à la compréhension.
Une dernière réserve. F. Leperlier établit un panthéon, une anthologie, énumérant les rares poètes d’autrefois et d’aujourd’hui dignes de figurer pour la postérité. Démarche assez décevante de sa part, proche du carriérisme qu’il critique chez ses contemporains. Écrit-on pour la gloire ? Je rappelle Pessoa : « Être poète n’est pas une ambition que j’ai, / C’est ma façon à moi d’être seul. » Inversement, lit-on pour accorder sa couronne de laurier à celui-ci et pas à celui-là ? Nous revoici dans la foire aux vanités, où l’on perd de vue la finalité, la destination de la poésie, que l’auteur a magnifiquement décrite tout au long du livre. Cet art dilate la durée, suspend le temps, remarque-t-il. Alors, à quoi bon se retourner sur lui pour en faire le résumé historique des grands de ce monde ? Je me demande si ce ne sont pas précisément ce genre de considérations, relayées par l’école et ses manuels, qui alimentent l’égotisme des écrivains d’aujourd’hui : ils semblent poursuivre interminablement le rêve de figurer au podium, alors que dans le poème, lu ou écrit, il n’est pas question de surmonter les autres, mais soi-même, pas question de briller, mais d’être, enfin, pour une fois. La seule éternité qui existe, c’est celle de l’instant poétique et non d’une illusoire postérité.

Sur le même sujet, je renvoie à l’article : Défense de la langue littéraire.
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