Tu regardes le sol sans le voir, le sol gris de la ville où la pierre est aussi familière que l’air, rude peau d’un éléphant qui là-bas, tout là-bas, à l’est, agite l’oreille, tu le sens au frémissement de tes pieds, et tu marches dans les pas de ton frère qui marche dans les pas de ton père, comme hier et demain, apprenant sur le chemin de l’école la leçon la plus essentielle : s’absenter de soi pour côtoyer les autres, abolir toute pensée afin d’émousser sa sensibilité, ne pas être, tout simplement, pour continuer à être ; tu connais ce trottoir, son caniveau plein de mégots, ce square, son sable sale des averses matinales, cette rue pavée avec ses cafés peuplés d’êtres qui ont moins d’âme que les fenêtres, les fenêtres devant lesquelles tu pries, pour leur croisée peut-être, levant les yeux vers le ciel que tu n’oses regarder au dehors, et tu lui demandes tous les jours, car dieu aime la répétition, de mourir, c’est étonnant pour une enfant de six ans, ce désir de néant, même maintenant tu en douterais, si ce n’était le souvenir le plus prégnant de ton enfance, cette prière dont les larmes ne trahissent pas le silence, avec quelques visions : du haut de la cage d’escalier, l’appel du carrelage du rez-de-chaussée, de la margelle du pont, le moment troublant où le bitume s’anime, scintille, s’odombre et prend ce nom charmant de fleuve pour charrier toute ta mélancolie, et tes rêves d’envol, avec montgolfière, bottes de sept lieux, collines trampolines, mais jamais d’ailes, et tes rêves de chute, dans le puits, le gouffre, au fond du noir ; mais revenons au sol, ses crottes de chien et ses filets d’urine que tu évites de justesse, ses dalles dont les fissures tirent des fils de funambule à tes chaussures vernies, ses déchets de la veille au soir que les éboueurs ramassent, peut-être l’un d’eux un jour t’a-t-il souri et ce sourire t’aurait-il sauvée, au moins pour une journée, comment savoir, tu ne te redresses jamais et n’aperçois d’eux que leurs jets d’eau et leurs balais fluo, trop occupée à imiter l’uniformité, la normalité de l’asphalte, à devenir tout aussi neutre et nette, à ne pas voir pour, surtout, ne pas être vue ; de même à la maison, le parquet requiert toute ton attention, puisque, là aussi, tu cherches à te faire fantôme de toi-même, retenant ton poids sur le bois grinçant dont tu maîtrises les moindres craquements, jouant sur la gamme de ses lattes le silence de ta propre absence, mais parfois tes pieds nus innocemment composent une cabane de cire d’abeille dans les luisances du bois mort ; et je pourrais continuer l’histoire, te raconter toutes les terres que tu arpenteras et celle où, exilée, tu ne sentiras plus l’exil, te promettre qu’après des années de prudence et de peur, tu relèveras la tête, marcheras sans te fuir et voudras moins t’anéantir, mais ce serait mentir, parce qu’à ce moment-là, il n’y a aucun avenir, et ta seule consolation n’est pas de vivre un jour, mais d’un jour mourir.
Participation à l’atelier d’été 2019 de François Bon, intitulé Pousser la langue. Consigne de cet exercice : écrire son autobiographie en en décrivant les sols, en une seule phrase.
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