Je crois avoir lu toutes les œuvres de Nietzsche ou presque, ainsi que quelques ouvrages d’analyse critique, entre 17 et 20 ans. Lire ne veut pas dire comprendre. Ceci ne me donne pas autorité en la matière, mais tout de même une certaine connaissance. Ce qui m’interroge aujourd’hui, c’est mon engouement pour sa pensée, si éloignée de ma nature, alors comme aujourd’hui. Peut-être était-ce ce que je cherchais : m’éloigner pour me retrouver, suivre un détour pour coïncider avec moi-même.
Nietzsche répond cependant à certaines de mes aspirations. Une philosophie qui pense la vie. Qui sait que toute philosophie, aussi abstraite soit-elle, exprime la vie instinctive de son auteur et qu’elle aura en retour un effet, nocif ou bénéfique, sur la vie instinctive de son lecteur. Une philosophie aussi qui soit poésie, qui ne s’embarrasse pas de raisonnements et d’explicitations, destinée à des lecteurs intelligents ou simplement débrouillards qui savent faire un lien sans donc ni car et qui comprennent qu’une métaphore a plus de suc et donc de sens que toute dissection analytique. Son style enfin, bref, ciselé, efficace, son art de l’aphorisme, où la phrase s’enrichit par écho et contradiction dans un ensemble choral, s’insère dans une mosaïque de subtilités et de nuances. Oui, de nuances. Nietzsche est nuancé, mais qui le sait ? Sûrement pas ceux qui citent ses aphorismes isolés, comme s’ils étaient des assertions absolues, alors qu’ils sont tout le contraire : une touche sur la toile, une nuance de plus, décisive, mais qui prend sens vis-à-vis de sa voisine.
Je ne pourrais mesurer l’effet qu’il a eu sur ma pensée. Placer la vitalité comme valeur suprême, avec son goût du risque, son inventivité, sa fugacité. Instaurer un rapport vivant au savoir mortifère, entre pertinence et impertinence, sans esprit de sérieux, tout en légèreté. Se faire une morale de l’amoralisme, devenir ascète de sa propre exigence, décider de ce qui, pour soi, sera vertu. Avoir conscience du réel effrayant et problématique dont nous sommes une partie, tout aussi effrayante et problématique.
Nietzsche est un sage à l’antique dans le monde moderne. Tandis que le sage d’autrefois indiquait comment vivre, et comment mourir (questions qui contiennent : comment vivre en étant vertueux ? comment vivre pour être heureux ? est-il possible d’être heureux et vertueux ? et d’être heureux sans vertu ? comment ne pas avoir peur de la mort ?), Nietzsche fait face au problème moderne : pourquoi vivre ? et comment vivre après s’être demandé pourquoi vivre ? C’est-à-dire comment vivre en sachant le non-sens ou seulement le possible non-sens de son existence, comment inventer le sens, en être l’origine ? Être seul l’origine du sens, projet splendide, mais impossible, dont je garde cependant l’indépendance d’esprit. Un individu ne peut pas porter seul le sens de sa vie, qui est aussi la vie de tout vivant, l’existence de toutes choses, il doit s’appuyer sur les autres. Croire par leur croyance. Sinon il finira dans la folie, où Nietzsche lui-même a sombré.
S’il me semble si lointain aujourd’hui, c’est d’abord par son ton. Un panache certain, mais aussi un tel mépris, une telle violence. Ensuite, son virilisme, ridicule comme tout virilisme, mais qui a eu des conséquences gravissimes au siècle suivant, quand il s’est trouvé exalté par les fascismes, dans la conviction que la civilisation était décadente par une faiblesse et une sentimentalité toutes féminines et qu’il fallait la redresser par et vers la force. Précisons que Nietzsche n’était pas nazi – il est mort en 1900 – mais que ses écrits ont été abondamment utilisés par la propagande nazie qui en a manipulé le sens : notamment, toutes les métaphores ont été prises dans un sens littéral, comme si la force était musculaire et non vitale, la grande santé une normalité physique et non un dérèglement de tous les sens, une spécialisation extrême du corps sur l’esprit, la volonté de puissance un pouvoir réel exercé sur autrui et non un accroissement de la capacité d’action. L’aurait-il été ? Je ne le crois pas. Difficile d’être plus mordant que lui envers l’Allemand moyen, qu’il décrit comme une brute bonne qu’à boire de la bière et dont la pensée se borne à l’opinion du journal, ou plus critique envers l’héritage culturel de son pays, de la philosophie à la musique. Mais sa conception politique est clairement élitiste, ses considérations sur les peuples nauséabondes, et il aurait été loin d’être le seul intellectuel à s’enthousiasmer pour ces massacres…
Même au niveau individuel, et non politique, son éloge de la force vitale me laisse sceptique. La vie ne se révèle-t-elle pas au contraire dans sa vulnérabilité, sa précarité, sa fragilité ? Nietzsche oublie de sacrifier à la mort. Il pense la vie et la mort dans une opposition trop tranchée et presque contre nature. La mort n’est pas seulement la fin de la vie, elle l’entame à tout moment, elle en est la respiration. Il faut lui laisser une part pour vivre, reconnaître les manques que nous ne saurions combler, prendre conscience de notre finitude. Paradoxalement, la vie s’élargit en acceptant ses limites. Elle quitte alors la verticalité du surhumain pour l’horizontalité de l’être-au-monde, avec moins de transcendance, plus d’immanence. En fin de compte, la dureté nietzschéenne blesse la vie sans l’aviver. Je la vois se recroqueviller sous ses mots au lieu d’en sortir grandie. La vie s’épanouit par indulgence, bienveillance. Elle existe, subsiste par une sorte de grâce.
Quelques passages pour le rappeler, à vous et à moi, que je commente quand nécessaire.
« Que sont donc en fin de compte les vérités de l’homme ? Ce sont les erreurs irréfutables de l’homme » Toute vérité se réduit à une interprétation du réel, elle exprime moins le réel que la vie qui traduit le réel. En même temps, toutes les vérités ne se valent pas, elles ont un certain degré de proximité avec la réalité qui les hiérarchise. La vérité va à l’encontre la vie, synonyme d’erreur, d’illusion, d’apparence. L’aimer, la rechercher peut être le symptôme d’une vie s’autodétruisant par lâcheté, désir de repos dans la certitude ou, à l’inverse, d’une vie qui se surpasse avec courage, sacrifie son point de vue pour voir depuis plusieurs points de vue. « L’erreur est une lâcheté… Toute conquête de la vérité résulte du courage, de la dureté envers soi, de la netteté envers soi. »
« Anéantir les passions et les désirs dans le seul but de prévenir leur bêtise et les conséquences désagréables de leur bêtise nous paraît même aujourd’hui purement et simplement une forme aiguë de bêtise. » Les passions ne disparaissent pas quand on désire les anéantir, elles sont seulement submergées par une passion plus grande : la haine contre la passion. « Somme toute, dominer ses passions, non pas les affaiblir, ni les extirper ! Plus grande sera la souveraineté du vouloir, plus elle saura accorder de liberté aux passions. »
« C’est de l’aristocratie que de pratiquer la vertu sans se demander pourquoi. » « Type : la vraie bonté, la noblesse, la grandeur d’âme qui naît de la plénitude ; celle qui ne donne pas pour prendre ; celle qui ne se donne pas pour supérieure parce qu’elle est bonne ; la prodigalité, type de la vraie bonté, dont la condition préalable est la richesse de la personnalité. » Qui s’oppose à l’ancienne, « cette bovine tranquillité d’âme, cette prudente piété, cette douceur qui sentent le pasteur campagnard et la prairie où l’on se couche pour regarder passer la vie en ruminant d’un air de grand sérieux… » Elle s’élance vers l’inconnu de soi, du réel, prend des risques, fous et sages, puisque, en ne craignant pas de perdre sa vie, on l’intensifie. « J’aime celui qui aime sa vertu ; car la vertu est volonté de périr et flèche de l’infini désir. »
« Deviens ce que tu es. Fais ce que toi seul peux faire. » « Devenir ce que l’on est suppose que l’on n’a pas la moindre idée de ce que l’on est. De ce point de vue, les méprises que l’on commet dans la vie prennent elles-mêmes un sens et une valeur ; détours, traverses provisoires, temporisations, “modesties”, sérieux gaspillé en tâches étrangères à la tâche, une grande sagesse se manifeste en tout cela, je dirais même la sagesse suprême… » Seule la persévérance en soi-même permet de se révéler à soi. Le destin poursuit son cours, puissance sourde et sûre qui sait irriguer toutes les régions où s’égare l’homme et faire de cette terre son territoire. Sa force en effet se rapproche de celle de l’organique, qui, précisément, organise. « Pendant ce temps l’idée organisatrice, celle qui est appelée à dominer, ne fait que croître en profondeur, elle se met à commander, elle vous ramène lentement des chemins détournés, des voies sans issue où l’on s’était égaré, elle prépare la naissance de qualités et d’aptitudes isolées qui, plus tard, se révèleront indispensables comme moyens particuliers de l’ensemble. »
« Ce qu’on désire aujourd’hui, c’est le bien-être, une aisance qui satisfasse les sens. Tel est le premier vœu de chacun. Par suite, on marche vers un esclavage spirituel tel qu’on n’en a jamais vu. » Or « l’homme est une corde tendue entre la bête et le Surhumain – une corde au-dessus d’un abîme… » Créer ce qui nous dépasse, telle est notre essence. L’individualisme offense donc l’individu. On accorde à celui-ci une bien pauvre valeur en croyant qu’il cherche seulement à persévérer dans ce qui lui est agréable et avantageux. « Satisfaire nos passions et nos désirs de façon modeste et mesquinement bourgeoise, c’est encore un gaspillage. Cela gâte le goût, mais plus encore le respect et la crainte que nous devrions avoir de nous-mêmes. » La modernité est donc une chance et un danger. Elle peut amener à la sagesse suprême ou à l’extinction de toute sagesse. « Si nous ne faisons de la mort de Dieu un grand renoncement et une perpétuelle victoire sur nous-mêmes, nous aurons à payer pour cette perte. »
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