De dos, le père se découpe en noir sur le ciel rose, face au soleil qu’il masque. Las, il baisse son front, son menton, son cou, ses épaules, comme s’il priait lentement, découvrant peu à peu les rayons qui envahissent et verdissent le paysage. La steppe est une ligne d’horizon, deux nuages, le silence.
De la maison, à l’arrière, arrive sa fille, à peine adolescente. L’herbe se froisse sous ses bottes et sa robe entre ses jambes, dans l’empressement de montrer à son père une feuille qui tremble entre ses doigts, porteuse d’un message que le vent nous dérobe.
Pour contempler le soleil en paix, le père s’est assis sur un lit en fer forgé, à l’ombre absente d’un arbre dépouillé de ses feuilles et de sa forme par le vent incessant, sans entrave ni but, et dont la hauteur semble démesurée dans cette contrée strictement horizontale. Il a posé sa tête contre les barreaux. Il a attendu toute la journée. Sa fille, arrivée essoufflée, s’immobilise. Elle le fixe de ses yeux de pure pupille. À ses tresses se mêle un ruban blanc plus long que ses cheveux qui danse sur sa robe aux motifs pâles. Son gilet brun sans manches rappelle la terre du chemin. Son papier, pris par la bourrasque, se perd dans la poussière.
La fosse est peu profonde. Les mains jointes, le père repose dans ses plus beaux atours. La radioactivité l’a pénétré comme une pluie battante, trempé jusqu’aux os. À présent, une riche tapisserie lui apprête un lit dans la terre fraîchement retournée. Sa fille dépose sur sa poitrine un pain plat et rond, au levain de soleil, percé d’un trou en son centre, puis elle plie les coins du tissu rêche et rigide sur ce corps compact. L’herbe bruisse. Sur son visage penché, l’éclaboussure des grains de beauté. Sur son genou plié, une étoile de métal qu’elle tend de fil rouge. L’étoile se détachera à la tête du monticule, dans la steppe bleutée par le ciel bas, grésillant de crépuscule.
La fille est restée longtemps allongée dans le lit de son père. Sur le dos, à l’horizontale comme son père dans la fosse et la steppe sous le ciel, les pieds sagement alignés devant la radio qu’elle écoutait tantôt. Sur la table, dans une petite valise en carton à l’intérieur tapissé de papier quadrillé noir et blanc, elle loge trois livres en russe réunis par une cordelette, un récipient enveloppé de papier journal, une robe roulée en boule, des jumelles à la bandoulière en cuir et son herbier à la couverture bariolée de collages. Son visage, bien que livide, est sombre. Ses doigts verrouillent la valise – délicat déclic métallique. Elle sort sous le regard de son père, qu’elle avait autrefois portraituré au crayon, avec ses lunettes d’aviateur empruntées à des aventuriers de passage. De l’extérieur, elle écarte les panneaux de la fenêtre entr’ouverte et en retire le rideau de dentelle. La maison s’éclaircit.
Elle attend, assise à côté du seuil, dans le va-et-vient d’un voile qui préserve l’entrée de l’éternelle poussière. Un fichu rouge couvre sa tête aux longues nattes toujours mêlées d’un ruban blanc. Soudain elle se lève et, du pas trop cadencé de qui a décidé de ne plus douter mais doute tout de même, elle traverse la cour, sa valise à la main, et monte dans le camion de son père. Un drap y fait office de plafond, retenu par des pierres taillées en losange et montées en pendentif qui tintinnabulent dans le soleil.
La route n’est que le tracé parallèle des roues monotones sur la terre déserte, aride, sublime, aussi infinie et inépuisable qu’une mer. L’orpheline est secouée, cahin-caha dans le brouhaha du moteur, et brusquement propulsée en avant, arrêtée net : l’aiguille annonce que le réservoir est à sec. Justement ici, à la croisée des chemins où elle s’arrêtait jour après jour avec son père, le laissant poursuivre sa route tandis qu’elle retournait à la maison. Elle n’est jamais allée plus loin. Elle emprunte à pied le même chemin que son père, celui de gauche. Son fichu rouge s’ébat contre son cou et ses oreilles, tentant de se défaire et s’envoler en oiseau fabuleux. Au loin, une ligne mystérieuse double l’horizon. Elle se précise peu à peu, se rapproche. La jeune fille la touche prudemment. Son visage, aussi splendide et impassible que le ciel, se crispe, mais à peine : ses doigts effleurent le nœud d’un fil barbelé. Ces fils qui la dépassent d’un mètre traversent la steppe, à sa gauche, à sa droite, à perte de vue, aussi étendus que l’horizon lui-même. Ses vêtements battent comme drapeau au vent et seul le vent franchit cette frontière.

Participation à l’atelier de François Bon intitulé un renversement Koltès : transcrire aussi fidèlement et exhaustivement que possible une séquence de film ou de vidéo (dix minutes max).
Votre commentaire