Ce matin, nous avons l’attente en commun.
L’une, ses cheveux bleu électrique relevés en un chignon lâche autour de son visage gris perle, leggings imprimé d’ovnis et pull brodé de comètes comme si le papier peint de sa chambre d’enfant avait déteint sur sa peau, me sourit longuement. On vient de la même planète et, sous la verrière scintillante de pluie et de soleil, on se parle comme on le fait entre extraterrestres, par ultrasons, ravies de se retrouver après des millénaires de migration. Son fiancé la rejoint : l’anglais, mélodie de continuité sans rien qui pèse, heurte ou tranche, auquel elle répond en le détachant et le désarticulant légèrement – accent allemand. Elle continue de me regarder, du blanc des yeux. Rien ne peut troubler notre entente d’outre-ciel. Une femme croisée dans le métro, qui était moi en noire et j’étais elle en blanche, des sosies de hasard ? de destinée ? On avait ri et le rire était notre manière de toucher nos visages à l’aveugle, de se régaler de ressemblance dissemblante. Sa fille sur les genoux, elle avait entonné en cadence : regarde comme la dame est belle, belle, belle, et joyeuse de la joie de sa mère, l’enfant avait fêté en lançant ses M&M’s en l’air comme des confettis.
Un autre, les coudes sur ses jambes écartées, sa main sur sa nuque inclinée, chante pour lui-même, le corps en caisse de résonance. Tous l’écoutent en feignant de ne pas. L’espagnol d’Amérique latine, aux inflexions italiennes, purifié de la nasalisation chuintante du Vieux Continent, ayant mêlé à la terre des origines une part égale de soleil, fondu la langue des hommes avec la langue des anges pour un alliage sacré. Une fillette, 3 ou 4 ans, se laisse choir devant lui. Allongée par terre, elle brasse le soleil avec ses bras et ses jambes, imitant l’oiseau de là-bas, de leur pays à eux, gigantesque, moite et bariolé. Il lui sourit. Je le sais sans le voir, à la variation de sa voix. Un Californien côtoyé dans un train avait envié ma maîtrise des langues : ça te permet de connaître plein de gens ; et les gens sont bons, n’est-ce pas ? J’avais regardé ailleurs et acquiescé songeuse, pensant : les gens font comme ils peuvent.
Une femme s’assied à côté de moi et me parle en me prenant la main. Mes rêveries sont des rivages pour bien des égarés. Un illuminé rencontré une nuit sur les marches de Saint Gervais avait eu une révélation dans une église du quartier tapissée de cierges. Il ne parvenait pas à la retrouver et la cherchait dans la lueur jumelle de mes yeux. Les brumes, me dit-elle, comment font-ils pour vivre dans les brumes ? On ne peut pas rester dans le flou comme ça. Ça vous donne le vague à l’âme. Ma fille vit à Milan. Ah votre frère vit à Londres ? Les brumes, alors, vous connaissez. C’est le grand problème des Allemands, les brumes. Un pays trop humide. Vous êtes de Paris ? Bien, bien. Les brumes, ça brouille, ça embrouille. L’italien de la Sardaigne aux arêtes rudes et aplats étincelants, à la fois pétale et épine du cœur, tour à tour désert et oasis d’une réalité retrouvée.
Un homme se lève. La femme s’interrompt, l’enfant au sol se tord, la fiancée bleue frémit. Il se lève et s’éloigne, me dérobant son visage, oubliant derrière lui un sac, d’où pourrait s’échapper le souffle de la mort. Clous projetés dans la chair, cet éclat des sans éclat.
Contribution à l’atelier de François Bon Dans le métro, ce matin : trois face à face, rencontres avec des inconnus dans l’espace public, quelle communauté à l’horizon de l’écriture.
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