Narcisse des poètes

Slovénie, printemps 2022

Il fait clair et frais. C’est le matin du monde sur le chemin des cimes. Les narcisses tapissent les pentes des Alpes au sortir de l’hiver. Mutation imperceptible de la neige. Le flocon se change en fleur, le cristal en pétale. C’est la même étoile, mais parfumée. Étoile de papier trouée d’un soleil près de l’enflammer toute.

Première fleur à percer la froideur avec le crocus, l’ellébore et le perce-neige. Elles n’apparaissent pas ensemble, mais les unes après les autres, à différentes hauteurs selon l’époque. Traces de pas du printemps qui s’en va gravir l’hiver, repousser sa frontière, jusqu’au ciel. On s’efforce à ses côtés, un air glacé sur le visage et brûlant dans le dos. 

L’herbier a le défaut d’isoler la plante. Or le feuillage de l’olivier se mêle à celui du pin – même finesse – et la floraison du laurier à celle du bougainvillier – même froissé. Le narcisse partage ainsi la montagne avec ses sœurs, qui marquent les degrés de son dénivelé. Toutes petites et robustes. Leur petitesse est une stratégie de survie, une manière d’être aussi irréductible que le caillou, aussi indécrottable que l’herbe.

En toute logique, on a dédié aux poètes le narcisse le proche du ciel. Toutefois, dans ce cas, je me méfie de la littérature. Oublions la légende, oublions jusqu’à notre langue, pour regarder cette plante, qui n’a rien de ce que son nom évoque : l’amour de soi devenu maladie de soi, le sacrifice de sa vie pour son apparence, notre propre regard nous hypnotisant dans le miroir ou l’écran, l’image dévorant l’être.

Ce n’est pas ce que nous raconte le narcisse des montagnes, lui qui n’a pas conscience de lui-même et ne pousse jamais seul, mais en touffes, par dizaines, centaines, des prés entiers, enivrants de parfum comme si on pressait le printemps, le foulait sous nos pieds. Parfum de neuf, de frais, de linge blanc étendu au soleil.

Le narcisse a quelque chose du tout petit enfant avec sa blancheur blonde et sa vigoureuse fragilité. Comme un œil écarquillé d’amour et de curiosité, un regard de pure attente. Aussitôt, on est attendri. On n’irait jamais le cueillir. Il est si beau de ne pas nous appartenir. On se sent le devoir de le protéger, bien qu’il nous dépasse en vitalité.

Il n’y a pas de sens à dire le narcisse. Ils se déclinent toujours au pluriel. Leurs tiges s’entrelacent, leurs corolles s’inclinent. On sent entre eux une amitié très douce. La même qui m’a menée sur ces chemins. Deux amies, alors nouvelles, m’ont initiée au mystère des narcisses : ils ne fleurissent que deux semaines par an, il faut savoir quand et où pour ne pas les manquer.

Éphémères comme une poignée de neige, mais peut-être que la seule éternité qui nous soit donnée est celle de l’éphémère : la grâce qui nous effleure en passant, ces instants d’allègement qui nous touchent et nous transportent, rachetant tout ce qui persécute la vie – l’adversité, la tragédie, la cruauté, et ses maux plus atones : laideur, ennui, bêtise, soucis.

On est plongés dans un bain de beauté et l’on en sort renouvelés. L’éblouissement nous révèle l’obscurité où nous vivions. Ici se trouve l’essentiel, qui déjà nous échappe. C’est une révélation aussi vive que brève. Un de ces instants dont on sait sur le moment qu’il constituera un souvenir pour toute la vie, une réserve d’air pour les temps d’asphyxie. Il faut seulement se souvenir de se souvenir.

En ces instants, on pourrait aussi achever sa vie sans regret. C’est comme si elle était entièrement vécue en un instant. On y sent plus que le monde dans le monde. L’inverse des instants de misère, quand le monde se retire, nous exile, que tout en lui nous semble contraire, qu’il est le dernier endroit où nous voudrions être, mais que, n’en connaissant pas d’autre, il se referme sur nous comme un piège, un piège sur le vide.

La grâce, on n’a que ça pour vivre, vouloir vivre. L’amitié en est une, autant que la beauté, la véritable amitié, aussi vaillante et attentive, aussi tenace et humble que ces petits narcisses des Alpes. Peut-être que Narcisse, celui de la légende, aurait été sauvé par elle. Avec un ami à ses côtés, il aurait décidé d’explorer plutôt que de paraître, préférant la sensation à la parure, la parole aux reflets. Le temps passant, il aurait oublié même son nom et serait revenu à l’état de fleur, divinement inconscient de sa propre beauté.


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Commentaires

2 réponses à « Narcisse des poètes »

  1. Avatar de Ivana Suhadolc
    Ivana Suhadolc

    Che piacere rivivere quei prati profumati, la bianca immensità dei pendii, la gioia della scoperta condivisa, lo stupore del miracolo del mondo!

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  2. Avatar de Frog

    Comme il est bon, comme il est rafraîchissant de gravir avec toi ces pentes parfumées au matin du monde! On y sent la brise fraîche encore de l’hiver et le pétillement sur la paupière du printemps qui s’éveille. Chez nous le narcisse des poètes est une fleur tardive, l’un des derniers narcisses à fleurir. C’est aussi mon préféré, et je suis désolée de constater qu’il ne dure jamais dans mon jardin (ni d’ailleurs les autres jonquilles, que les limaces dévorent impitoyablement). Ca doit être bien autre chose de le voir couvrir des pans entiers de montagne! Un jour je ferai ces promenades avec toi.

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