Impossible de trouver le temps d’écrire. Lire, oui (Les dieux ont soif, Jude l’Obscur, Marelle, Solénoïde), il suffit d’une main, pendant que l’autre soutient l’enfant allaitant ou assoupi. Pour écrire, il en faut deux. On m’a conseillé de dicter. Cependant, l’écriture, mon écriture n’est pas l’expression de la parole, mais du silence, non pas de ce que je ne dis pas, mais de ce qui ne peut être dit, parce que personne ne saurait l’entendre, si ce n’est la blancheur de la page, sa lumière, l’autre silence, semblable à Dieu qui ne répond à la prière qu’en l’écoutant. Il faut aussi être seule pour écrire, et je ne le suis plus, ni dans l’esprit constamment préoccupé par son petit, ni dans le corps qui lui est encore relié par l’allaitement. Il faut enfin du temps, sans interruption, pour aller en profondeur, tandis que je ne vis qu’en pointillé, entre soins, jeux, promenades et repos.
Ne pouvant écrire, je voudrais lire ce que je voudrais écrire. Un ouvrage contemporain sur la maternité. Je ne trouve que des plaintes. Surmenage, charge mentale, regret maternel. Il semble que la plainte soit le registre dominant de notre époque, infinies variations de la récrimination et du ressentiment. Comme si nous étions tous victimes, au-delà des aléas, de la vie elle-même. Comme si la vie nous faisait tort. À nous, les femmes, en particulier, le tort de la donner, de devoir porter et délivrer l’enfant, puis nous en occuper. L’injustice de la différence des sexes signée dans notre corps comme un outrage, le signe d’une inégalité insupportable, insurmontable, alors que c’est une chance, incomparable, et que les hommes pourraient nous envier, que certains, les plus sages, nous envient. C’est l’occasion d’être moins (ou plus, ici, cela revient au même) que soi, et toute occasion de disparaître de soi est une grâce. C’est une épreuve, et toute épreuve donne la possibilité de s’élever et se révéler, celle-ci en particulier.
Bien sûr, je m’attends à rester incomprise, à l’époque de l’épanouissement personnel et du nivellement généralisé. On aime être centré, autocentré, sans rien qui se démarque à l’horizon, rien qui soit plus haut que soi, pour nous rappeler notre petitesse ou notre banalité, tandis que je cherche la verticalité et le décentrement, que je désire plus haut que moi pour m’inviter à la modestie et à la vertu, et des chemins vers le lointain où m’oublier. De toute façon, je n’écris pas pour être comprise, pour me comprendre peut-être, plus précisément pour m’articuler, prendre forme, faire de la pelote de nœuds que je suis une rosace illuminée – à la place de « je suis », j’aurais pu écrire « qu’est le monde », et le sens aurait été le même.
Prenons garde à la puissance du langage. À force de nous plaindre, nous devenons à plaindre. Notre réalité finit par être ce que nous en racontons. Il ne s’agit pas d’abolir les récits, comme le prétendent les postmodernes : c’est impossible et ils ne font qu’ajouter le leur, plus brouillon et désenchanté, à la somme des autres. Tout est récit et peut-être fiction, mais nous pouvons choisir quel récit notre vie raconte, quelle légende elle illustre.
Mon goût ne va pas vers la plainte. Je la trouve laide, au sens moral autant qu’esthétique, mesquine, ingrate, comme si on s’obstinait à décompter ce qui nous manque au lieu de considérer ce qui nous a été donné. Plus profondément, j’ai appris à ne pas me plaindre, parce que j’ai grandi sans qu’on prenne au sérieux mes soucis. En cas de malheur, je ne lui vois aucune utilité : ça n’intéresse personne et personne ne viendra m’aider ou me réconforter.
Cependant, je ne nie pas la difficulté d’être parents aujourd’hui : l’isolement dans une société individualiste aux familles dispersées, le manque de transmission entre générations, que ce soit en savoir-faire ou en sagesse, et de solidarité entre tous et chacun, la responsabilité disproportionnée, impossible à assumer donnée aux parents qui détermineraient par l’éducation toute la personnalité et le destin de leur enfant, l’hédonisme qui donne pour but de l’existence la satisfaction personnelle et mène les plus altruistes (pour lesquels ce but n’a pas de sens) au nihilisme, un contexte où avoir un enfant semble une folie, par le renoncement auquel il oblige quand on ne nous apprend qu’à réclamer, par la responsabilité dont il nous investit alors qu’on ne nous instruit que de nos droits, par le bénéfice du sacrifice qu’il nous promet contre l’assouvissement immédiat des désirs qu’on nous promeut.
Pensée intempestive : n’était-ce pas plus dur au temps où l’on avait une dizaine d’enfants dont la moitié mourait en bas âge ? Il nous manque souvent le sens des perspectives, la conscience de ce que nous avons gagné et que nous pourrions perdre, le réalisme et la gratitude. Notre confort nous rend de plus en plus intolérants à l’adversité.
Bref, avoir un enfant est une folie. D’ailleurs, beaucoup s’en écartent avec crainte, comme on évite le fou hurlant en changeant de trottoir. On choisit de ne pas en avoir (ce que je ne critique pas : je n’ai pas besoin que les autres fassent le même choix que moi pour être assurée d’avoir fait le bon, la pluralité et le mélange me semblent plus riches et intéressants, même si plus difficiles à accorder, que l’unicité et la similitude). Ou bien, on invite ceux qui en ont à se faire discrets. On invisibilise les enfants dont on ne supporte plus la présence tapageuse et turbulente dans l’espace public ou partagé. Tristes sires que nous sommes devenus, enfants vieillis sans avoir pris la peine d’être adultes, routiniers, intolérants et craintifs, n’aspirant qu’à la monotonie de la tranquillité.
Paradoxalement, la parentalité fait en même temps grandir et rajeunir, on renonce à sa propre enfance tout en retrouvant son essence : il faut changer à mesure que l’enfant change, c’est-à-dire sans cesse, chaque jour, presque à chaque instant quand ils sont tout petits, nous renouveler, nous adapter, apprendre encore quand on croyait déjà savoir, en état de perpétuel bouleversement.
Il nous manque un récit, celui de la noblesse d’être adulte, de la grandeur d’être parent. Peut-être existe-t-il déjà, un de ces récits de chevalerie qui forment le fond et le fil de notre culture, qui nous guident depuis des siècles, de Troyes à Tolkien : la force mise au service de la faiblesse au lieu de l’asservir, le souci de la justice et l’équilibre des pouvoirs, la réunion émerveillée autour du miracle qu’est l’amour, la loyauté à toute épreuve, l’allégeance libre et responsable à ses serments, le goût du jeu et de l’aventure, le sérieux mêlé d’insouciance de qui mène sa vie comme un pari, le mélange d’orgueil et d’humilité qui font l’honneur, la poursuite de l’idéal, armé de bienveillance, de bravoure et de ruse. Pour laisser l’enfance aux enfants, toute d’inconscience, de spontanéité et de curiosité, il faut accepter de ne plus être un enfant, de devenir adulte et c’est là une autre beauté, plus austère, moins immédiate, mais qu’on apprend à remarquer, qu’on finit par admirer. Les enfants, plus sages que nous, le savent : ils sont avides de ces histoires où l’on apprend à grandir. Hypothèse : peut-être que ceux qui ne parviennent pas à devenir adultes sont ceux qui n’ont pu être enfants. Adultes dès l’enfance, soucieux, responsables et sérieux, les enfants d’adultes encore enfants, qui ont dû se substituer à leurs parents, être les parents de leurs parents.
Considérant les jeunes parents qui m’entourent, je remarque que la parentalité est plus difficile quand on est égocentrique qu’altercentrique, quand notre monde a tourné jusque-là autour de soi et non autour d’un autre. Dans ce cas, elle exige une véritable révolution copernicienne. Dans l’autre, le monde a toujours tourné autour d’un autre, on a toujours été un satellite, et la parentalité est dès le début naturelle, ce qui ne veut pas dire qu’on sera un meilleur parent à terme, mais on le devient plus facilement. Malheureusement, notre époque encourage à être égocentrique et ne nous donne aucun outil pour ne plus l’être : il faut se connaître, se trouver, s’écouter, s’accorder en toute chose la préférence. En même temps, combien voudraient laisser ce soi, s’égarer, n’être personne, à la manière de Pessoa. Certes, il ne faut pas chercher à détruire le moi, comme dans les pratiques ascétiques et les préceptes moralistes (on lui donne ainsi trop d’importance, pas de meilleure manière de le renforcer), mais simplement s’en éclipser, soleil sous la lune, centre derrière son satellite. C’est plus doux et plus durable.
Tout ceci pour dire : non, la maternité n’est pas malheureuse. Ce qui ne veut pas dire qu’elle soit facile. Mais c’est avant tout et en fin de compte une joie toute ronde, une joie bulle, comme le savon soufflé miroitant d’arc-en-ciel devant ses yeux émerveillés, ou comme son rire qui éclate et mousse en cascade, sans cause ni raison, par pure allégresse d’être là avec moi, et se répercute contre la roche de mon esprit, lavant de toute tristesse, pulvérisant toute pensée, ne laissant qu’une brillante présence.
Je résumerai la maternité par un mot : douceur, sans savoir encore la décrire en préservant notre intimité et en évitant les banalités. Mon fils est un enfant curieux. C’est le premier mot que fut posé sur lui, par les gynécologues et la sage-femme, étonnées qu’il soit si éveillé à la naissance. Sans un cri, il regardait autour de lui, avec ses grands yeux noirs. Regard embué des ombres utérines qui s’est révélé peu à peu d’un brun profond, pensif, attentif. Entièrement présent dès le début, entièrement lui-même. Réfutant les théories sur l’inachèvement des enfants, sur leur accession progressive au statut de personne. Ils sont tout à fait eux-mêmes dès la naissance et même avant. Cela se voit au premier regard, et comment ne pas le voir…
D’autres mots sont venus ensuite : expressif, non seulement du visage, mais de tout le corps, il sourit des hanches comme des joues, en se dandinant, ou baille avec le dos comme le menton, en s’arquant vers l’arrière, rieur, riant jusque dans son sommeil, tranquille, ne pleurant presque jamais, toutes les variations d’adorable (cocolo en triestin, trop chou en français, carinissimo en italien) et, tout autant qu’adorable, adoré. Sentiment neuf que je découvre, comme si un être avait été modelé dans la chair de mon cœur, comme si mon cœur s’était séparé de mon corps et battait maintenant à l’extérieur.
On dialogue à la manière chantée des mères avec leurs nourrissons, par associations de sons. Ce langage universel, le mamanais, réduit le monde à mesure de bébé, rend familière, petit à petit, l’immensité. On joue avec délicatesse. Les nouveau-nés, dans leur maladresse, sont d’une grande délicatesse. De même, ils alternent entre le calme et la furie, la course et la contemplation, explosant parfois d’une énergie incontrôlée, défoulant tout leur corps, restant d’autres fois immobiles, regardant infiniment un coin de plafond. Ils préfèrent les éléments purs animés d’un trouble (lumière colorée, bruit blanc, tissu froissé comme un papier) et les mouvements lents dont la lenteur s’allonge par la répétition (oscillations, balancements). Ils aiment ce qui vole et traverse la lumière, les oiseaux ou ce qui les imite, mobiles au-dessus du berceau, hochets secoués dans les airs. Lui s’accroche à moi comme un koala, et je suis l’arbre qui lui chante, le nourrit et l’abrite.
Sa présence sature l’espace, on respire ses rires, ou ses pleurs, il suffit qu’il nous voie pour sourire comme il nous suffit de le voir pour sourire. On n’est jamais allés plus loin dans l’empathie, le partage d’un même corps et d’un même esprit, tout en étant nettement différents. À peine né, il mettait sa main entre les barreaux de son berceau, tendue vers notre lit. Maintenant, il gratte contre la paroi de son lit pour m’appeler au milieu de la nuit. Le téléphone reconnaît dans ses bruits des miaulements de chat. Comme il est difficile de mettre des mots sur qui n’en a pas. Déjà, il s’imagine parler, essayant des sons aux notes gutturales ou flûtées.
Il faudrait trouver la forme adaptée à notre temps ensemble : une poésie brève, légère, éphémère, trois points de suspension pour suggérer le discours qu’on n’a le temps d’écrire, effleurer sans saisir ces instants qui passent si rapidement, comme le filet d’eau qu’il tente d’attraper entre ses mains et qu’il ne peut que toucher et traverser.
Il veut être dehors et contre moi. Quoi de plus naturel ? Nous avons grandi ainsi pendant des millénaires, contre nos mères, en plein air. Sous le ciel, mais entourés, dans la nature, mais protégés. On se promène dans les parcs de Rome. Depuis le landau, il regarde les orangers, les pins et les oliviers, encore et toujours mon visage, allant et venant de l’étranger au familier, du familier à l’étranger. Dans ses yeux sombres, je distingue le ciel ajouré de feuillage, dessin précis et contrasté comme une ancienne photographie, disparaissant dans la fente d’un sourire dès que nos regards se croisent.
Idées fausses qui courent sur l’enfantement. Que l’accouchement serait vécu comme une séparation, je l’ai vécu comme des retrouvailles. Ensuite, j’ai allaité et il y a plus de proximité dans ce geste que dans la grossesse. Pour être proches, il faut être séparés. On apprend ainsi à se connaître et à se faire confiance. Autre idée : que l’on devrait renoncer à l’enfant idéal qu’on a imaginé pendant la grossesse pour rencontrer l’enfant réel qu’on vient de délivrer, alors que mon fils était bien plus merveilleux que tout ce que j’aurais pu imaginer. En général, beaucoup de gens dissertent avec une assurance surprenante sur l’éducation, la parentalité et l’enfance, sujets où il y a justement très peu de certitudes et sûrement plus d’une manière de bien faire. Mais avoir vécu de la grossesse, l’accouchement et l’allaitement, le plus concret de l’incarnation, rend moins dupe des idées.
Que dire de l’accouchement ? On ne l’oublie pas, mais on n’a plus le temps d’y penser. La seule expérience de ma vie que je qualifierais d’initiatique . Il y a un avant et un après, ceux qui l’ont vécu et ceux qui ne l’ont pas vécu, comme deux catégories incommunicables de l’humanité. Si, dans les cultures traditionnelles, seuls les garçons connaissent une cérémonie d’initiation, c’est que les filles sont initiées par la nature. La personnalité est dissociée par une douleur qui serre et relâche sa prise, jusqu’à nous déposséder de notre identité. C’est autant sa puissance que son intermittence qui nous épuise, et lors de ses pauses on oublie et ne peut plus imaginer sa force, qui nous reprend aussitôt et nous surprend encore. Vagues de souffrance qu’il faut surmonter pour recevoir la vie nouvelle dans ses bras, comme une préparation à tout ce qui viendra, un endurcissement des sens et un attachement à la vie. Malgré la violence de l’événement, tout rentre presque aussitôt dans l’ordre, la convalescence est brève, rien de plus naturel que ce qui nous semblait, quand on l’a vécu, totalement contre-nature.
Cependant, l’on en reste altérée, dans mon cas moins intellectuelle, plus charnelle, moins instable et aérienne, plus ancrée, posée, équilibrée, ou encore moins rêveuse, plus réaliste ; et l’on sent qu’on fait partie de la communauté des femmes, plus largement de la communauté des femelles, sympathisant avec la baleine, la guenon et la truie autant qu’avec ses voisines de lit. Être une femme n’est plus une nuance de qualité, une caractéristique de détail, c’est une condition radicalement différente de celle des hommes, un tout autre de l’homme. Nous n’avons pas pour autant le même vécu de cette expérience : certaines ne sont jamais senties aussi puissantes, moi aussi impuissante. L’accouchement s’est pourtant déroulé sans complication, si ce n’est sa longueur et l’hémorragie qui l’a suivi. Mais je m’y suis sentie comme sans abri, sur une plaine nue face à l’orage, une nature considérable et moi si vulnérable. Une force qui me dépassait complètement bien que dans l’enceinte de mon propre corps.
La foudre est la figure parfaite de cette douleur. Bien qu’elle frappe en un point, elle gagne tous les autres, en une secousse, comme par électrocution. Aucun échappatoire, elle nous poursuit sans trêve, ne nous manque pas une seule fois. La seule manière de s’en délivrer, c’est de lui faire face. S’offrir à la tempête. L’aider dans son œuvre : déraciner le petit être.
Une féministe, qui n’avait jamais eu d’enfants, racontait que la femellité, soit l’enfantement et le soin des enfants, leur dureté et leur prosaïsme s’opposaient à la féminité, condensé de grâce et de préciosité. En voyant les femmes de la clinique prendre grand soin de leur apparence, se maquiller, se coiffer et s’habiller, sans chichis, mais joliment, s’empressant de retrouver leur féminité après avoir fait l’expérience la plus crue de la femellité (et je fis de même dès mon retour à la maison), je pensais qu’en réalité, la féminité n’est pas en contradiction avec la femellité. Les femmes connaissent bien la nature qui vient de les ravager. À son image, elles réparent la violence par la beauté. Elles guérissent en fleurissant. Loin d’être aliénées par la société, elles suivent leur instinct, en tirent leur sagesse.
Bien que moins rêveuse, je continue à rêver. Toujours de mon fils. Pas un rêve sans lui. Au début, des cauchemars où je le perdais, où l’on m’en séparait. Maintenant, des rêves où il est toujours un peu plus grand qu’il ne l’est et arrive à la prochaine étape de sa croissance. Dans le dernier, il accrochait ses découpages multicolores au pin parasol du jardin.
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