Pour un peu de pain et beaucoup de lumière

Si je n’écris pas, je lis, entre autres quelques poèmes de Yannis Ritsos, qui se passent d’introduction.

NOTRE PAYS

Nous sommes allés sur la colline pour voir notre pays –
quelques pauvres terrains, des pierres, des oliviers.
Des vignes qui descendent le long de la mer. Près de la charrue,
fume un petit feu. Les habits du grand-père,
nous en avons fait un épouvantail pour les corneilles. Nos journées
s’en vont leur chemin pour un peu de pain et beaucoup de lumière.
Sous les peupliers brille un chapeau de paille.
L’oiseau sur la clôture. La vache dans le jaune.
Comment se fait-il que d’une main de pierre nous ayons pu aménager
nos maisons, notre vie ? Sur les chambranles de nos portes, il y a encore la fumée des cierges de Pâques –
de toutes petites croix noires tracées, d’année en année, par les morts
qui revenaient de la Résurrection. On l’aime beaucoup, ce pays, avec patience, avec fierté. Toutes les nuits, du puits asséché, les statues sortent avec précaution et montent sur les arbres.

Léros, 13. XII. 67.

HALTE

Il s’arrêta soudain pour regarder derrière lui. Personne.
La même nuit de l’autre côté. Des réverbères.
L’échelle du voleur allongée sur le pavé.
Un paquet de cigarettes – vide, bien sûr. Et seulement,
au troisième étage de l’immeuble populaire, derrière la vitre,
cette vieille paralytique qui tient entre deux doigts
son œil de verre et qui se plaint, toute seule dans la nuit,
qu’il ne soit pas de la bonne couleur – non, non,
elle le voulait beaucoup plus bleu (elle le sait bien, elle), un bleu avec des éclairs jaunes.

Athènes, 10. IV. 71.

L’INVENTION DU CENTRE

Ils l’enfermèrent dans un cercle. Lui s’entêtait
à réfléchir, à observer. Il marchait
à l’intérieur du cercle, le long du mur, dans le préau
de la prison circulaire. Il ne disait rien. Le soir,
il continuait son tour, tête baissée. Peut-être pensait-il à quelque chose de précis,
peut-être se rendait-il compte que chaque cercle a un centre
(ou peut-être tous les cercles le même centre?).
En tout cas,
il souriait de temps à autre. Dans son dos,
sur le grand chiffre qu’ils lui avaient tracé,
se tenait un oiseau tout blanc, connu de lui seul.

Athènes, 18. V. 71.

CELA, OUI

Mer calme. L’ombre du poisson
qui passe sur l’autre poisson. Midi.
Ce que tu as vu, ce que tu as dit,
ce que tu n’as pas dit, ce que tu as atteint,
en profondeur, de transparence inaccessible.

Athènes, 21. VI. 71.

AGRANDISSEMENT

Nous n’avions pas d’autre soutien. Lui,
beau, sans soupçons, dormait par terre,
avec une pierre pour oreiller. Nous le savions :
dans sa poche il avait son canif,
refermé, chauffé par son corps,
et entre ses dents des peaux de raisin.
Le reste, dans la nuit, était rouge.

Samos, 7. VIII. 71.

AVEC LE VENT

Le vent se mit à souffler, à courir sur la voie publique, dans le pré.
Devant le vent couraient les bœufs, les laboureurs, le fils de la sage-femme.
En dernier, clopinant, venait Dieu. Par la fenêtre,
une femme le regarda dans les yeux de derrière les carreaux.
Puis elle baissa les yeux, lui tourna le dos,
s’approcha de la table et se mit à couper du pain.

Samos, 15. VIII. 71.

ISMÈNE (extraits)

J’avais pitié d’elle [Antigone], c’est vrai. Pour un peu, elle m’aurait fait du mal
à moi aussi. S’ils ont tant célébré sa gloire,
c’était parce qu’elle leur évitait d’avoir à agir eux-mêmes. Sur son visage,
ils honoraient leur propre résistance vaincue. Ils se pardonnèrent à eux-mêmes,
se déclarèrent innocents et se tinrent ainsi tranquilles.
Si elle avait vécu, oh sûrement,
ils l’auraient haie. Sa seule idée,
c’était mourir. Et maintenant je dis : sachant
qu’il n’y avait pas moyen de l’empêcher, plutôt que d’accepter la mort,
jour après jour, pour prix d’une vieillesse ingrate et stérile, elle préféra
aller à sa rencontre, la provoquer même, au nom
d’une grandeur d’âme insolente et trompeuse, en faisant de la peur
qu’elle avait d’elle-même et de vivre un héroïsme, en déguisant
sa propre mort, inéluctable, en une immortalité facile,
oui, oui, facile, malgré tout son aveuglant éclat. Comment a-t-elle pu le supporter, mon dieu,
elle qu’un rien faisait se mettre en colère tant elle avait peur, elle toujours terrorisée
devant la nourriture, devant la lumière, devant les couleurs, devant l’eau fraîche et nue?
Jamais
elle ne laissa Hémon lui toucher la main. Toujours blottie dans un coin
comme si elle n’avait rien voulu perdre, repliée sur elle-même,
les mains plongées dans ses manches,
le dos collé au mur, les sourcils froncés,
elle était la première à accourir dès qu’un malheur survenait,
ressentant de la fierté, peut-être, pour son malheur à elle – mais quel malheur?

Jamais elle ne porta de bijoux. Même sa bague de fiançailles,
elle l’avait enfouie dans un coffre, promenant
au milieu de nos jeunes rires sa sombre arrogance,
brandissant son regard maussade au-dessus de notre insouciance,
comme une épée prestigieuse et vaine.
Et si parfois
on la voyait aider à table, apporter une assiette, une cruche, on aurait dit qu’elle tenait dans ses paumes une tête de mort qu’elle plaçait entre les amphores. Personne ne s’enivrait plus.

Une nuit que nous jouions, garçons et filles, l’un de nous, dans l’élan du jeu, eut l’idée que nous échangions nos habits – les garçons s’habilleraient en femmes,
et nous en hommes. Et que d’étrange plénitude, que de liberté maladroite
il y avait dans cet échange – comme étrangers dans notre peau, en même temps que nous étions
nous-mêmes, véritablement. Seule ma sœur
avait gardé ses habits noirs et restait à l’écart, pétrifiée,
réprobatrice et agressive. Nous dégringolâmes les escaliers,
sortîmes dans le jardin, nous dispersâmes. Les filles,
habillées en hommes, étaient plus audacieuses que les garçons.
Il y avait de la lune –
une grande lune brillant comme un plateau de cuivre. Des fenêtres montait
la musique, filtrée par les feuillages.
Hémon
avait sur lui ma robe et il était tellement à moi seule, ce soir-là,
que je dansai dans le bassin sous les jets d’eau, et que l’eau ruisselait
sur mes cheveux, sur mes épaules, sur mes joues,
comme si je pleurais, puis je me sentis gelée des pieds à la tête, et il me sembla que j’étais devenue
la statue dorée de moi-même éclairée par la lune,
face aux yeux aveugles du père. J’en frissonne encore aujourd’hui.

[…]

Ma sœur, c’était comme si elle avait eu honte d’être une femme. C’était peut-être cela,
son malheur. Et c’est peut-être pour cela qu’elle est morte. Chacun de nous voudrait, sans doute,
être autre chose que ce qu’il est. L’un le supporte plus ou moins bien,
et l’autre pas du tout. La destinée, comme on dit, nous retient prisonniers dans le cercle de l’impossible,
et nous tournons autour du puits, au fond duquel reste enfermé, énigme sombre et insoluble, notre visage.

Athènes-Samos, 66-71.

Poèmes traduits du grec par Dominique Grandmont, tirés de Le mur dans le miroir, suivi de Ismène, aux éditions Gallimard.


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Commentaires

3 réponses à « Pour un peu de pain et beaucoup de lumière »

  1. Avatar de almanito

    J’aime beaucoup Ritsos, j’avais publié, il y a très longtemps quelques extraits sur mon blog. Lumineux, ardent, sobre.

    Aimé par 2 personnes

  2. Avatar de Frog

    « Lumineux, ardent, sobre », exactement. Ce qui me frappe c’est la proximité de cette Ismene et de cette Antigone avec celle d’Anouilh. Peut-être l’un a t il inspiré l’autre? Le premier poème et celui sur la mer passent à travers moi de la tête aux pieds comme une vague de vie. Merci de ce partage!

    Aimé par 1 personne

  3. Avatar de laboucheaoreille

    Touchée par cette Antigone… une poésie épurée. Sobre, effectivement.

    Aimé par 1 personne

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