En psychologie, Markus et Kitayama s’intéressent à la différence de conception de soi selon la culture, individualiste ou collectiviste.
Dans le premier cas, le soi est conçu comme indépendant : on se décrit par les qualités qui nous distinguent des autres (je suis drôle, timide, créatif, maladroit, sportif, etc.) et on décrit les autres par ce qu’ils nous apportent ou retirent (estime, réconfort ou au contraire insécurité, mépris). On valorise notre autonomie et notre réussite personnelle.
Dans le second cas, le soi est conçu de manière interdépendante : on se décrit par le rôle qu’on occupe au sein de la société (dans la famille – je suis mère, fille, sœur – et par son métier, sa religion, son affiliation) et on décrit les autres par le jugement qu’ils portent sur nous et les règles qu’ils imposent à notre conduite. On valorise l’appartenance au groupe et son approbation ; et le bien-être commun compte davantage que la réussite personnelle.
Cette distinction départage les cultures traditionnelles des cultures progressistes et les cultures occidentales de presque toutes les autres. Cependant, il s’agit d’une tendance générale. Au sein de l’Occident, certaines cultures sont plus individualistes que d’autres (dans mon expérience, l’Italie est bien moins individualiste que la France) ; et dans chaque culture, des personnes font exception à la norme : il y a des individualistes parmi les collectivistes et vice versa. Sans doute existe-t-il aussi des effets de rééquilibrage globaux : quand une culture penche trop vers un pôle, elle développe une attraction vers le pôle opposé.
Jusqu’ici cette étude ne semble rien révéler de bien nouveau, mais elle a attiré mon attention parce qu’elle confirme l’une de mes intuitions (Weil, Héritier) : elle relève une importante différence entre les sexes, les hommes étant portés vers le premier modèle et les femmes vers le second ; et cette différence se retrouve dans toutes les cultures, individualistes ou collectivistes.
Ainsi, dans les cultures individualistes, les femmes souffrent davantage du manque de collectif. Bien sûr, l’approche est statistique et elle n’exclut pas les exceptions : les femmes individualistes et les hommes collectivistes. Un modèle spécifique a été développé pour rendre compte de la conception de soi des femmes (de la majorité d’entre elles) parmi les cultures individualistes : une conception fondée sur la relation à deux, amicale, amoureuse ou maternelle, où la réciprocité duelle remplace le sentiment de communauté.
Le malheur croissant des femmes dans les sociétés progressistes (mesuré en termes d’anxiété et de dépression) et en particulier des jeunes filles, dont la santé mentale est de plus en plus dégradée (des troubles alimentaires à ceux de l’identité et en général de la perception corporelle), peut s’expliquer entre autres par ce profond désir de lien et de partage qui n’est pas comblé et qui trouve son origine dans leur nature même : une femme est une femelle, faite pour porter l’enfant et s’en occuper, parfois avec l’aide d’autres femelles et de son compagnon, et qu’elle ait ou non des enfants, sauf exception, elle est conçue pour cette connexion, elle est portée vers l’interdépendance plus que vers l’indépendance, dont la technologie lui donne l’illusion – et elle la donne à tous, hommes et femmes : sans le confort et la prospérité que nous offrent avancées scientifiques et techniques, si nous vivions encore dans la nécessité d’autrefois, sans le secours en bien des cas de l’État, nous aurions davantage conscience de l’interdépendance où nous sommes les uns des autres.
On entend conservateurs et masculinistes se plaindre d’une féminisation excessive de la société. C’est tout l’inverse : on a virilisé à outrance notre société, jusqu’aux femmes, on a retiré le principe féminin de nature collectiviste qui équilibrait le principe masculin de nature individualiste, on a fait croire aux femmes que leur émancipation consistait à devenir des hommes, à épouser leurs valeurs d’indépendance et de réussite personnelle. Ceci explique le succès du conservatisme auprès des femmes et que ce mouvement soit si souvent incarné par des femmes, ce qui ne cesse de surprendre et dérouter les féministes, qui voient à tort dans ces figures des traîtres à leur cause. Par ailleurs, le féminisme semble souvent une manière pour les femmes de recréer la communauté qui leur manque.
Le conservatisme a mauvaise presse, surtout en France, où il est presque inconcevable. Il est perçu comme classiste, sexiste, homophobe et xénophobe. Il peut l’être, aucun doute là-dessus. Mais il est plus profond que ses caricatures : si, en France ou dans d’autres pays, il rencontre du succès auprès des femmes et des immigrés issus de cultures traditionnelles, c’est qu’il défend leur conception de soi, fondée sur l’interdépendance, régulée par le rôle joué dans la société et le jugement des proches, et s’il rencontre du succès auprès des plus défavorisés ou des plus critiques du capitalisme et du néolibéralisme, c’est qu’il défend une société synonyme de communauté, constituée par ses contraintes et ses solidarités, qui place ses plus hautes valeurs au-dessus de toute transaction économique ou contrôle étatique, alternative plus radicale à notre modèle actuel que le marxisme qui n’est qu’une forme de capitalisme inversé et se marie assez bien, chez les progressistes, avec le néolibéralisme dans les mœurs, c’est-à-dire avec l’assouvissement du désir personnel sans aucune limite et surtout aucun jugement.
La question de l’homosexualité divise davantage : bien que condamnée par certains conservateurs, en ce qu’elle risque d’effacer la différence des sexes et de retirer la nature au fondement de la culture, elle est au contraire acceptée par d’autres, qui y voient un fait de nature, faisant certes exception à la norme, mais qu’il faut intégrer à la norme pour que cette exception ne la remette pas en question, ce qui répond au désir de beaucoup d’homosexuels, qui souhaitent fonder une famille des plus classiques ou mener une vie amoureuse des plus romantiques et donc s’insérer dans le système hétérosexuel et non le démanteler.
Le succès du conservatisme auprès des femmes s’explique enfin par les attaques répétées des progressistes aux droits des enfants : or les droits des enfants sont au fondement de tous les droits, puisqu’un droit pour soi est d’abord un devoir de l’autre envers soi et que notre premier devoir est de subvenir aux besoins de l’enfant, seul véritable vulnérable, amorce de la communauté, qui se forme autour de lui, de la protection qui lui est due.
Le XXe siècle a aussi étendu le règne du marché au travail des femmes : les tâches du cercle familial, ménagères ou culinaires, d’instruction ou de soin aux enfants, aux malades et aux personnes âgées, ont été externalisées et monétisées, bien que toujours exercées par une majorité de femmes, tandis que la désacralisation (et parfois la diabolisation) de la famille a favorisé la déresponsabilisation des hommes, faisant porter toujours plus de charges aux femmes. Que les femmes soient reconnues et rétribuées pour leur travail, qu’elles aient le choix entre rester à la maison et exercer un métier au dehors et qu’elles puissent divorcer si elles le souhaitent est une avancée incontestable, mais dont l’inconvénient est l’accroissement des mères célibataires et donc la paupérisation des femmes, l’extension du marché aux interactions les plus privées et même intimes et le plus souvent une absence de choix : les femmes doivent exercer un métier au dehors et s’occuper de la maison.
Les progressistes essayent à leur manière de contrebalancer le principe individualiste. Étrangement, ils louent la nature collectiviste des sociétés traditionnelles quand elles ne sont pas occidentales, mais ils ne reconnaissent pas cette qualité à leur propre héritage. Leur solution : l’identité de groupe, l’identification à sa classe, sa race, son sexe ou n’importe quelle autre catégorie et la dénonciation des rapports de force entre les groupes. L’intention est louable, mais elle échoue. Ils essayent de substituer des communautés artificielles, intellectuelles, construites, aux communautés naturelles, spontanées, vivaces. Ce n’est pas où va le cœur. Notre cœur va vers nos amis, notre famille, nos camarades de travail ou de loisir, nos frères et sœurs de sang, de pensée, d’aspiration ou de labeur. Notre cœur va vers qui nous admirons ou estimons, vers ceux à qui nous devons la vie ou avec qui nous passons notre vie, ceux, proches ou lointains, morts ou vivants, qui forment notre milieu vivant, comme l’air que nous respirons et l’eau que nous buvons, qu’importe l’origine, le sexe, le revenu, le groupe qui les recoupe.
Discriminations et dominations sont réelles et doivent être combattues, mais elles ne font pas communauté. Je ne forme pas de communauté avec quelqu’un que je ne connais pas même s’il peut être rangé dans le même groupe que moi, comme j’en forme une avec ceux auxquels le destin m’a liée, même s’ils ne se rangent pas dans le même groupe. La race n’est pas une identité qui fait communauté : nous sommes tous le résultat d’un mélange et nous sommes de plus en plus mélangés. Le sexe n’est pas une identité qui fait communauté : la première communauté est la famille et, par la nature même de la reproduction (mâle + femelle) et de ses résultats (mâle ou femelle), elle se définit par l’association et la complémentarité des sexes.
La classe n’est pas une identité qui fait communauté : entre pauvres et riches, il est difficile de situer une ligne de conflit définitive, on est souvent le pauvre de l’un et le riche de l’autre, l’on peut changer de place au cours de sa vie et s’identifier à une classe qui n’est pas la sienne et partager son combat, et le clivage le plus profond se situe entre travailleurs et oisifs, ou entre mérite et privilège, ou encore entre types de travailleurs (par exemple, manuels contre intellectuels, enracinés contre déracinés). La communauté établie par le travail se crée entre ceux qui partagent les mêmes tâches, se soutiennent dans la même épreuve et se transmettent leur savoir-faire et leurs valeurs. La classe est une abstraction qui n’en rend pas compte, ce qui n’empêche pas de lutter contre l’inégalité grandissante de notre société, que rien ne saurait justifier, et toutes ses formes, nouvelles et anciennes, d’exploitation et de misère.
Cependant, la communauté n’est pas une valeur absolue. Elle risque de nous enfermer dans le même, d’interdire l’exploration, la rencontre, la divergence, l’innovation, l’émancipation ; et la critique du principe individualiste ne doit pas amener à le condamner entièrement. C’est dans l’équilibre des deux principes, individualiste et collectiviste, que réside la sagesse. Il faudrait parvenir à articuler la conception de soi, notre identité, entre la personne et la communauté, sans tomber dans le piège du groupe.
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