Construction et déconstruction des sexes

Dans Masculin/Féminin. La pensée de la différence, Françoise Héritier avance que la valence différentielle des sexes se trouve au fondement de toutes les sociétés, pilier qui s’ajoute à ceux établis par Claude Lévi-Strauss : la prohibition de l’inceste (ou obligation exogamique), la répartition sexuelle des tâches et l’instauration d’une forme reconnue d’union. Ce principe ne s’ajoute pas seulement aux autres, il constitue leur socle, leur soubassement inconscient, comme il sert d’amorce à toute la pensée humaine, de pierre de touche à ses systèmes de représentation, des plus primitifs aux plus scientifiques.  

La valence est le contraire de l’équivalence. Elle signifie que la différence des sexes se transforme partout, toujours en hiérarchie des sexes, le masculin dominant le féminin. Même lorsqu’ils sont complémentaires, l’un reste majeur, l’autre mineur, et leur opposition en engendre d’autres : haut/bas, chaud/froid, sec/humide, clair/sombre, léger/lourd, perfection/imperfection, pureté/impureté. Le premier terme est supérieur et masculin, le second inférieur et féminin. Il n’y a pas de troisième terme, ou de juste milieu, mais un positif et un négatif. Même lorsqu’un fait est jugé négatif, par exemple la guerre, il devient positif en tant que caractéristique masculine : l’homme est valorisé en tant que guerrier et s’il se dérobe à ce rôle, il devient une femmelette.

À l’origine de la société, de la pensée même, il y a la dualité et non l’unité : un couple de contraires dont le rapport crée tous les autres rapports, l’homme et la femme fondant la filiation, l’ordre des générations et des fratries, dont dérivent les conventions de mariage, d’alliance et de résidence. Cet état de fait donne une cosmologie, une philosophie fondées non sur la symétrie, mais sur l’asymétrie : hommes et femmes ne sont pas parallèles, symétriques, mais opposés, complémentaires, la femme étant l’envers de l’homme. L’inégalité est le premier principe.

Sans doute aurait-il été plus simple pour notre pensée qui aime l’unité qu’il n’y ait qu’un sexe. Les mythes essayent de le reconstituer en postulant une unité première qui, brisée, aurait donné la dualité. Les fictions qui imaginent des sociétés unisexuées explorent cet ancien fantasme, et certains extrémistes, féministes ou masculinistes, rêvent encore de résoudre nos conflits par la victoire d’un des sexes qui éradiquerait l’autre, paresse de la simplicité. Cependant, dans la vie, l’origine reste duelle, et la femme plus mystérieuse encore que l’homme, puisqu’elle crée à la fois de l’identique (ses filles) et du différent (ses fils) et se trouve ainsi à l’origine de l’homme.

Confrontés au même donné biologique, les peuples ont cherché un langage symbolique pour lui donner sens. Ainsi, sous les variations des cultures, se distinguent des invariants de nature. Les possibilités d’élaboration sont limitées par la réalité : les deux sexes engendrent l’un ou l’autre sexe, déterminant la succession des âges, dans la fratrie et la famille. La simple naissance confère une place et un rôle dans la société. Homme/femme, parent/enfant, aîné/cadet, ces rapports élémentaires forment le ciment de tous les rapports. Selon le lieu et l’époque, sous la contrainte de l’environnement où ils s’inscrivent comme des croyances et des valeurs qui sont leurs, les humains systématisent à leur manière la différence de leur incarnation (constitution, fluides, humeurs, rôle dans la procréation). Ils partent de l’observation et du vécu, ne cessent de les ruminer jusqu’à trouver un raisonnement qui perce l’opacité de la matière. Si ce raisonnement se trouve démenti par les avancées de la science, il n’est pas dépourvu de logique et d’expérience. Parfois, il peut même tomber juste, puisqu’il n’est pas détaché de toute réalité, mais il se fie trop aux apparences et la vérité peut être contre-intuitive (la femme n’est pas plus inférieure à l’homme que le Soleil ne tourne autour de la Terre).

Notre nature ne permet que six systèmes de parenté : patrilinéaire, matrilinéaire, bilinéaire, cognatique, parallèle et croisée. Tous ont été actualisés, même si les deux derniers restent rares. Cependant, un certain possible n’a jamais été actualisé : les femmes n’ont jamais formé le pôle positif de la valence, elles n’ont jamais détenu le pouvoir, constituant un matriarcat. Le rapport parent/enfant sert souvent de modèle au rapport masculin/féminin qui ne s’inverse jamais en féminin/masculin. Dans les sociétés matrilinéaires, l’oncle maternel dispose du pouvoir et il s’occupe d’exercer l’autorité que nous octroyons au père, son pouvoir de décision sur l’enfant, concernant son mariage ou son travail. De même, dans toutes les autres sociétés, la situation va de la quasi-égalité au quasi-esclavage des femmes, mais nous ne trouvons jamais ni d’égalité complète ni de domination féminine. Les légendes d’un matriarcat originel se retrouvent ici et là, mais elles servent à légitimer la rigueur du patriarcat actuel.

À cette inégalité, plusieurs explications. La faiblesse de la femme, plus frêle de constitution, moins grande et musclée, vulnérable lors de la grossesse et de l’allaitement, limitée dans ses déplacements, et l’homme qui profite de cette faiblesse, avec plus ou moins de violence, pour l’asservir, dans une plus ou moins grande mesure. Chez les chasseurs-cueilleurs, sa condition l’amène à s’occuper des enfants, de la cueillette, de la cuisine, elle allaite l’enfant jusqu’à 2 ans et demi ou 3 ans et celui-ci garde ensuite l’habitude de lui demander sa nourriture. Ce rôle n’a rien de mineur : elle apporte au moins 70 % des ressources alimentaires, cependant le prestige entoure seulement le chasseur. Son apport est tout aussi essentiel, puisque l’humain ne saurait survivre sans les nutriments provenant des animaux, mais il en retire un pouvoir disproportionné. De même, dans toutes les sociétés, les tâches féminines sont affectées d’une moindre valeur, quand elles ne sont pas considérées comme dégradantes, alors qu’objectivement elles n’apportent pas moins à la société en quantité ou en qualité et leurs activités exigent autant de savoir-faire. Les femmes sont aussi tenues à l’écart de tâches qu’elles pourraient accomplir, mais que les hommes considèrent comme leur privilège et qui confirment définitivement leur supériorité, notamment dans le domaine sacré et plus récemment dans celui de la pensée – qui dérive du sacré.

Pour Héritier, la hiérarchie des sexes vient moins de la faiblesse des femmes que du désir des hommes de contrôler la reproduction et la progéniture. Elle explique aussi ce prestige des hommes par la maîtrise qu’ils semblent avoir sur leur propre destinée. En effet, les femmes ne choisissent pas de verser leur sang : elles subissent les règles comme la grossesse et l’accouchement, tandis que les hommes décident de s’exposer au danger dans la chasse ou la guerre. Les deux risquent leur vie, mais les premières malgré elles, les seconds de leur propre volonté, ce qui permet de classer les femmes du côté de la passivité (un accouchement demande pourtant leur pleine participation) et les hommes du côté de l’activité. J’ajouterai à cette remarque celle de l’altérité : les femmes laissent l’autre entrer en elles, que ce soit dans la pénétration ou dans la grossesse, elles ne sont pas seulement elles-mêmes et ceci trouble la conception de la personne, surtout celle de l’homme qui reste toujours égal à lui-même et plein de lui-même. La femme paraît double, altérée, incomplète, ce qui connote l’impureté, l’impuissance et même la monstruosité : elle risque d’enfanter un monstre si sa fertilité n’est pas encadrée par les restrictions de l’homme.

De nouveau, les propriétés féminines se trouvent dévalorisées sans raison objective. Courage de l’acceptation, conscience des limites que nous impose la destinée, ouverture à l’altérité au risque de son altération : tout ceci aurait pu être perçu comme positif et sans doute l’aurait-il été si les femmes avaient eu la parole pour le décrire et l’élaborer. Ces valeurs me semblent aussi particulièrement appropriées au monde qui nous attend. Ses bouleversements demanderont bien des renoncements, son équilibre dépendra de notre capacité à substituer la réserve à la rapacité.

Le système binaire dérivé de la binarité des sexes permet de rendre compte de toute la réalité : les désastres, les guerres, la stérilité, la maladie, la mort ou le climat, tout s’explique par ces contraires qui doivent être maintenus en équilibre. Pour ne pas briser celui-ci, il ne faut ne pas croiser les générations, les sangs, les genres, c’est-à-dire ne pas se mêler entre soi (ce qui donne les interdits sur l’inceste, l’homosexualité ou l’autosexualité) ou avec le tout autre (le monde des morts, des animaux, des esprits ou des inanimés), donc ne pas se mêler avec l’au-delà ni l’en deçà, ne pas franchir les frontières établies de l’humanité. Les interdits ne sont pas les mêmes d’une société à l’autre, y compris sur l’inceste, et s’ils sont enfreints, une sanction rétablit l’équilibre : stérilité, sécheresse, famine, etc. « Aucun acte n’est insignifiant, gratuit ou perdu : tout signifie toujours, tout se paye, tout se retrouve. » Même matière entre le monde et l’âme, ou la morale et la météo.

Multiples manières d’imaginer la génération. Par exemple, le sperme est décrit comme la graine ensemençant la terre qu’offre la femme. Esprit, souffle, parole, il anime la matière inerte. Il confère l’âme et constitue la moelle des os, tandis que la femme donne la chair. Où l’on retrouve l’opposition entre un masculin actif et spirituel et un féminin passif et matériel ; et, sans surprise, si la génération n’a pas lieu, la faute en revient à la femme, et si l’enfant présente des défauts, de même c’est par excès de féminin, de cette chair informe – du masculin, au contraire, il ne saurait y en avoir trop. Les mythes reconnaissent la puissance créatrice des femmes, souvent déesses mères, mais cette puissance reste anarchique tant que les hommes n’imposent pas leur ordre et leur contrôle. De même, sperme et menstrues s’opposent comme le pur à l’impur. Lui a le droit à la jouissance sexuelle, elle le devoir d’engendrer. Bref, toute l’idéologie d’une société, son imaginaire, sa symbolique, de la théorie au mythe justifient la domination masculine.

Jusqu’à très récemment, le célibat était une exception. Impossible dans une société primitive, où on ne peut survivre seul. Rare dans les sociétés traditionnelles, bien que plus accepté là où dominent le christianisme ou le bouddhisme, pour des raisons de spiritualité ou de partage du patrimoine. Le mariage est la cellule de base de la société, le fondement de l’entente et de la coopération entre ses membres comme de l’alliance entre groupes. Le célibat, surtout s’il est primaire, c’est-à-dire qu’il ne vient pas d’un veuvage ou d’un divorce, semble contre nature : il porte atteinte à la lignée, au clan, à la société, mais aussi à soi-même, car la personne s’accomplit et s’achève par sa descendance. Il est presque pire pour l’homme que pour la femme, car si celle-ci peut assumer les tâches masculines dans certaines sociétés (par exemple, si elle a perdu son mari, mais se montre autonome), lui ne peut pas assumer les tâches féminines, considérées comme dégradantes. En même temps, l’homme célibataire ne fait du mal qu’à lui-même, tandis que la femme célibataire menace la collectivité par son émancipation et se trouve souvent accusée de sorcellerie.

Les diverses figures du célibat montrent que pour la plupart des sociétés, la différence entre hommes et femmes se situe dans la capacité à enfanter : dans certains cas, les femmes stériles ou ménopausées peuvent occuper des positions de pouvoir, voire la place d’un homme et avoir même une femme. Le masculin se définit donc par sa capacité à s’approprier le féminin. Autrement dit, il se définit par son incapacité à enfanter qui devient pouvoir de propriété sur la capacité à enfanter de l’autre, la loi masculine par excellence étant celle de l’exogamie : l’échange des femmes qui contrôle leur fécondité.

Avec la modernité émerge l’idée de l’individu : une conception de la personne sans relation, en toute indépendance, et son émancipation va si loin que son intérêt finit par l’emporter sur celui de la société. Dans ce cadre conceptuel, auquel s’ajoutent l’interchangeabilité des tâches entre les sexes et un accomplissement de soi qui ne passe plus par la descendance, le célibat est plus courant et accepté. D’après moi, cette évolution présente des avantages et des inconvénients. La femme et l’enfant y deviennent des personnes à part entière, non plus seulement des êtres inachevés ou le véhicule d’âmes de passage. Cependant, l’individualisme comporte quelques dangers : nous ne sommes pas auto-engendrés, aujourd’hui comme autrefois notre vie, notre survie dépendent des autres, de la société que nous formons et de notre capacité de coopération. La leçon du féminin et de l’enfance est bien celle-ci : celle de notre interdépendance, avec les peines et les joies qui l’accompagnent. Peut-être que l’individualisme, derrière les apparences contraires, représente une ultime victoire du masculin.

Triste histoire, mais les femmes ont toujours disposé d’un certain pouvoir, non celui de la séduction comme on le dit souvent, mais celui de l’obstruction : le pouvoir de dire non, d’arrêter de produire nourriture ou vêtements ou de se refuser à la procréation. Pouvoir des impuissants, celui de la grève, du barrage, mais qu’il faut prendre en compte.

J’ai brossé rapidement la théorie d’Héritier, en la complétant de mes observations – sur l’altérité, l’interdépendance, la conscience des limites et l’acceptation. L’intérêt est dans le détail des sociétés qu’elle décrit et que je ne peux rendre ici. Cette vue d’ensemble permet du moins de préciser un terme galvaudé : le patriarcat. Il ne s’agit pas d’un mythe féministe, mais d’une réalité historique, sociologique, anthropologique, qui a ses raisons (mais non sa justification) dans la nature et qui, comme toute réalité, comporte des différences de degré et d’infinies variations enchevêtrées. Ce terme ne désigne pas une conspiration consciente des hommes contre les femmes, et il ne signifie pas non plus que les hommes se la coulent douce – la vie n’est simple pour personne, autrefois encore moins qu’aujourd’hui, et s’occuper de la guerre et de la chasse ne présente pas que des avantages, loin de là. Il permet seulement de décrire la privation de pouvoir et l’infériorité de statut des femmes et l’injustice d’un tel état considéré d’un point de vue objectif. La coopération entre les sexes est souhaitable, et pour leur bien-être et leur bonne entente, elle doit prendre en compte leurs différences ; cependant, cette coopération a toujours pris la forme, plus ou moins prononcée, d’une inégalité : domination des hommes et dévalorisation des femmes, et il serait temps de la concevoir autrement.

En fin d’ouvrage, Héritier revient sur les pratiques de procréation médicalement assistée (PMA) et remarque qu’elles ne changent rien aux systèmes de parenté. Le donné biologique reste le même : engendrement par les deux sexes, ordre de succession des naissances déterminant les générations. De même, rien de nouveau pour la société. L’engendrement n’est pas la filiation : les mesures de don et d’adoption ont toujours existé, la parole et non le sang établit la lignée où s’inscrit le nouveau-né, la constitution de la famille est l’œuvre du social et non du naturel, même si notre société nous paraît toujours la plus naturelle car nous y sommes nés et conditionnés. Elle relève cependant que dans les modèles, fort nombreux et communs, où père et mère ne sont pas les géniteurs, ces derniers sont tout de même connus et reconnus pour leur rôle dans la procréation. Elle formule d’autres réserves. La législation valorise le droit à l’enfant sur le droit de l’enfant : les parents peuvent faire appel tour à tour au biologique ou au social pour assurer ou récuser leur droit sur lui, ce qui fragilise son inscription dans une lignée. Aussi, la transposition d’un type de filiation d’une culture à l’autre n’est pas aussi simple qu’il y paraît, car la filiation participe de tout un système de représentation qui structure la société et la rend naturelle pour l’enfant.

J’ajouterai que son analyse du phénomène reste trop désincarnée. Par exemple, elle considère que l’insémination post-mortem existe déjà dans le lévirat, lorsque le cadet épouse la veuve sans enfants de son frère et l’enfant qu’ils conçoivent devient celui du frère mort. Mais c’est confondre le symbolique et le réel : considérer un enfant conçu entre vivants comme le fils d’un mort, ce n’est pas la même chose que le concevoir à partir des cellules d’un mort. Certes, pour la loi, il n’y a pas de différence, mais la chair n’est pas la lettre. Même remarque concernant sa théorie : il arrive que les contraires du monde se superposent à ceux du sexe, ce qui ne veut pas dire qu’ils en découlent et que la dualité sexuelle soit au fondement de la pensée et de la société. Pour revenir à la légalité, qui n’est pas la moralité, le relativisme culturel ne devrait pas mener au relativisme moral. Héritier remarque que les ventres des femmes ont souvent été loués, leurs enfants donnés, vendus ou échangés. Mais cette pratique ne saurait être justifiée simplement parce qu’elle a existé : bien des sociétés ont accepté l’esclavage, ce qui ne le rend pas acceptable. Inversement, ce qui n’a jamais existé, comme l’égalité des sexes, peut être justifié. Elle-même l’a montré au cours de l’ouvrage : les institutions de nos sociétés et les systèmes de représentation sur lesquels elles reposent viennent des hommes, et si les femmes avaient eu leur mot à dire, je doute qu’elles auraient encouragé ces pratiques, comme je doute qu’elles n’en aient pas souffert.

Enfin, Héritier semble croire, dans le second tome Masculin/Féminin. Dissoudre la hiérarchie, que l’émancipation des femmes est en cours grâce à la contraception. Elles dérobent ainsi aux hommes la source de leur pouvoir sur elles : le contrôle de la procréation. Oui et non, ai-je envie de dire. Certes, ces avancées sont décisives, ce contrôle ne saurait leur être retiré et il leur permet de maîtriser leur destinée, cependant associer l’émancipation des femmes à leur capacité à ne pas enfanter me semble s’inscrire dans le système patriarcal : les femmes sont libres dans la mesure où elles n’enfantent pas, donc dans la mesure où elles participent du masculin, à sa maîtrise du destin, comme dans les sociétés traditionnelles où les femmes stériles ou ménopausées occupent un rôle d’homme. La vraie libération, ce serait que les femmes soient libres dans l’enfantement, libres dans leur rôle de mère. Ce serait si nouveau que je n’arrive pas à le concevoir. Que l’interdépendance soit en même temps un affranchissement. Je pressens dans cet axiome une vérité que je ne sais pas encore dérouler en arguments. Beaucoup de femmes souhaitent fonder une famille et avoir des enfants, elles ne sont pas pour autant aliénées au patriarcat. Ce qui les y aliène, c’est que famille et enfants soient encore conçus comme antithétiques avec la liberté de la femme. Il faudrait améliorer la famille, non l’abolir. L’idée que l’enfant priverait la femme de sa destinée ou l’entraverait en quelque manière n’est pas entièrement fausse, mais gardons à l’esprit que c’est une idée typiquement masculine, qui voit la gloire et le prestige dans l’autosuffisance, la clôture sur soi, le contrôle de la vie. Il y a aussi un certain danger à rendre les femmes dépendantes de la technique (contraception, avortement, PMA) dans leur autodétermination. Leur nature devrait y suffire. La technique pourrait manquer un jour. Notre biologie n’est pas une aliénation : sa manipulation par les hommes l’est et faisons attention quand nous nous y prêtons. Il faudrait se réconcilier avec notre biologie, ce qui n’exclut pas de la contrôler, mais sans s’en dissocier.

Comme les hommes et les femmes qu’elle décrit, Héritier s’exprime depuis une certaine société, une époque et un lieu. Elle ne cesse de souligner le rôle décisif du social, de l’artificiel, du culturel et à l’inverse le peu de place du naturel dans ce que l’humain élabore : ce n’est qu’une matière première vite réduite à presque rien. En cela, elle appartient à une génération de féministes (depuis la fin des années 1960) qui ont pensé que la déconstruction du féminin était la clef de l’émancipation de la femme. À cette fin, il fallait mettre l’accent sur la société à réformer et écarter la biologie, considérée comme une donnée négligeable ou une simple conséquence du social. On sait où ces considérations nous ont menées aujourd’hui, merci. Le constructivisme (l’idée que tout est construit et peut donc être déconstruit) est une idéologie parmi d’autres, celle de notre société qui a l’opportunité de comparer de nombreuses sociétés entre elles, d’y piocher ce qu’elle souhaite comme parmi les options d’un catalogue, relativisant le vrai et le faux comme le bien et le mal et considérant comme nulles tant de questions philosophiques qui continuent pourtant à se poser à tout un chacun. Parce que, quoi qu’en dise la postmodernité, il y a du bien et du mal et du vrai et du faux et du masculin et du féminin (ou du mâle et de la femelle), la vie ne cesse de nous le rappeler. Le constructivisme est une construction sociale, celle de notre société. Le relativisme demande à être relativisé.

Je crois aussi qu’il ne faut pas opposer ainsi nature et culture, ou social et biologique. Il n’y a pas d’un côté la nature et de l’autre des cultures, mais une nature qui perdure dans les cultures, s’y décline en variations et des cultures plus ou moins respectueuses de la nature, dans le sens où elles honorent les choses, les êtres et le vivant, préservent leurs équilibres ; et si la comparaison des cultures, éclairée par les sciences de la nature, peut guider nos décisions, c’est dans cet effort d’être au plus près, au plus juste de ce qui est pour en déduire ce qui devrait être. Je résiste à cette déconstruction qui sépare la femme du féminin. Mon féminisme n’est ni réactionnaire (la femme ne saurait être que féminine), ni radical (la femme n’aurait rien à voir avec le féminin), mais enraciné : il faut revenir à notre incarnation et à nos racines, redécouvrir un féminin authentique, cette part de nous, manipulée pour nous asservir, mais dont nous ne pouvons nous défaire et qui pourrait être le levier de notre liberté.

Le constructivisme des féministes a produit bien des absurdités. Non seulement le sexe serait une construction sociale, mais aussi l’enfance, ont avancé certaines, et il faudrait déconstruire l’enfance pour libérer l’enfant de son statut subalterne et abolir ainsi le modèle de toutes les dominations. À ce point-là, je me demande : la faim n’est-elle pas une construction sociale ? Et le sommeil ? Et le fait de marcher sur deux jambes ou de cligner des yeux ? Je propose qu’on abandonne les enfants à eux-mêmes, qu’on marche sur les mains et ne dorme plus jamais. Où l’on confond liberté et n’importe quoi. Cependant, ces idées révèlent une profonde nécessité psychologique : l’intolérance de notre société à la hiérarchie, l’autorité, la dépendance, l’incapacité à penser ces relations parfois nécessaires en dehors de rapports de domination et d’aliénation.

Plusieurs facteurs jouent dans la crise actuelle de la culture. Le relativisme et le constructivisme, issus de l’anthropologie et de la sociologie, comptent parmi eux. S’y ajoutent des courants que j’ai déjà évoqués : une rationalité si asphyxiante qu’elle a causé une bouffée d’irrationalité où se confondent l’imaginaire et le réel, la chair et le symbole, le fait et la fiction ; le postmodernisme qui a sapé lentement mais sûrement la notion de vérité, le désir de connaître, la valeur de l’objectivité, la capacité du langage ou de la conscience à avoir accès au monde ; la psychologisation de la politique et même de toute interaction sociale qui déresponsabilise le crime et inversement aggrave l’erreur ou le désaccord au point d’en faire une faute ou une agression, manière d’assurer la sécurité d’un monde sans contradiction, mais où disparaissent nos différences qu’on voulait pourtant préserver ; un individualisme qui divinise le désir, ne tolère pas la frustration et rêve d’abolir toutes les limites alors même qu’elles nous relient, ce qui atomise la société au point qu’on oublie que tout être n’existe qu’en relation aux autres et que ses droits dérivent de ses devoirs envers eux.

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