Il existe plusieurs chemins d’écriture. Peut-être se croisent-ils, peut-être n’en font-ils qu’un pour certains, ou peut-être que certains se contentent d’un seul, d’arriver le plus loin possible sur celui-ci. J’ai tendance à emprunter l’un puis l’autre et à les distinguer de plus en plus.
Le chemin de la pensée où l’écriture sert à devenir plus rigoureux et précis : définir les termes, exposer les théories, brasser les connaissances, les confronter à l’expérience, faire dialoguer ses propres contradictions, découvrir ainsi ce que l’on pense, chercher plus que l’intelligence : la clairvoyance.
Le chemin de la sensation où l’écriture sert à devenir attentif : poser son carnet comme un chevalet devant un lieu ou un objet, arriver au plus près de ce qui apparaît, s’attarder, selon notre sensibilité, au détail ou à l’aura des choses, et avec le temps, l’attention se change en admiration, la description en célébration.
Le chemin du récit où l’écriture s’assimile au rêve : tout à l’opposé du tracé clair, régulier et concentré de la pensée, j’emprunte un sentier ombragé et accidenté qui bifurque sans cesse et finit souvent en impasse, et tout à l’opposé du chemin lent et contemplatif de la sensation, celui-ci va vite, de plus en plus vite, comme une descente à vélo en pleine forêt. Il ne raconte pas les choses, la matière du monde, mais l’humain, sa verticalité sur l’horizon du monde, ses passions, ses actions, son éternelle question : comment faire avec la vie ?
Le chemin du chant où l’écriture touche au plus profond, si profond que c’était destiné, sans l’écriture, à rester inarticulé, si profond que la première réaction au toucher est de pleurer. Ce que l’écriture a de plus intime, peut-être ce qu’elle a de meilleur. Elle provient d’un immense silence et, au lieu de le briser, le poursuit et l’enrichit. On ne voudrait pas la partager, parce qu’on y expose nos fragilités, pourtant c’est celle qu’on a le plus besoin d’entendre.
On dit que tous ces chemins s’entrecroisent dans les romans, ce genre totalisant les genres. En vérité, on y trouve surtout la sensation et le récit, très rarement la pensée et le chant et jamais, à ma connaissance, les quatre à la fois pleinement développés. Leur alliance implique une certaine limitation de chaque élément pour maintenir une forme unique. Il est difficile de combiner ces chemins comme d’aller de l’un à l’autre, parce qu’ils font appel à des fonctions différentes et adoptent des approches opposées, bien que complémentaires. Raisonnements et aphorismes conviennent mieux à la pensée, sensation et chant forment les deux dimensions de poésie, parfois fondues ensemble, et le récit se retrouve dans toutes les formes de la littérature, de l’épopée au théâtre, du conte au roman. Mon désir de les distinguer vient entre autres de la grande confusion culturelle actuelle. Il ne faut pas faire passer l’un des chemins pour l’autre, ni perdre la trace de l’un d’entre eux.
Je me demande si ces chemins éloignent de la vie ou y ramènent. Les deux : ils en éloignent pour mieux y revenir. Dans son retrait, l’écriture ressemble moins à la fuite qu’au détour, une certaine absence permettant de recouvrir une véritable présence. Du moins j’aimerais le croire.
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