Ne publier qu’ici. Écrire partout, sur des feuilles volantes, ou reliées et lignées, sur la brillance des écrans, de poche ou de bureau, mais ne publier qu’ici, ne pas chercher de maisons, d’ateliers, de concours, de revues, je ne le fais déjà plus depuis longtemps. Ouvrir un blog, c’est prendre la haute mer, me disait une amie, et je ne veux plus chercher de port. Que le vent porte ou perde mes mots, il en décidera mieux que les hommes. Je préfère ce radeau de lumière à la poussière des étagères.
Écrire, c’est la joie d’échapper, et je n’irai pas l’enfermer cette joie, pour la faire entrer dans un monde, littéraire paraît-il, intellectuel dit-on, qui, comme tout monde, dérive vers la mondanité, mais cette mondanité-là, je ne la pardonne pas, parce qu’elle corrompt le plus pur : la parole dans sa dimension poétique, la parole qui nous rend le monde habitable. La littérature m’a appris la hauteur, je ne l’obligerai pas à des petitesses.
Suis-je la seule à le ressentir ? L’édition trahit l’écriture. Sincérité et spontanéité entrent dans le régime médiatique et spectaculaire. La recherche de perfection, dans le style et la pensée, devient un désir de réussite ou d’intégration sociale. L’art le plus pauvre et le plus généreux, qui n’a besoin que de bouches et d’oreilles, ce que nous avons tous, se change en objet de consommation, avec ses stratégies de vente, son obsolescence programmée et son gâchis de matière, le papier. Le livre est un marché. La littérature ne l’est pas. On voudrait la rentabiliser. Elle résiste. Et ce n’est pas par romantisme. Non, elle résiste parce qu’elle n’appartient pas à la page, mais à la parole.
Je ne méprise pas la marchandise en soi, nous vivons dans un marché dont les échanges nous enrichissent et pas seulement matériellement, j’ai parfois découvert des merveilles par la promotion qui en était faite (mais bien plus souvent par le bouche à oreille). D’autre part, j’estime le travail d’édition, la correction des manuscrits, de la grammaire à la typographie, de la structure d’ensemble au détail de la lettre, je le pratique moi-même pour d’autres et je le juge indispensable pour accomplir toutes les potentialités d’un texte, porter un auteur au meilleur de ses capacités.
Mais je ne crois plus au système de l’édition. Ses acteurs ont tout fait pour perdre ma confiance. La grande majorité des livres qu’ils publient sont dépourvus du moindre intérêt, quand ils ne sont pas profondément néfastes, dégradant la littérature et diffusant de pseudo-savoirs. Et je ne fais pas la différence entre édition petite ou grande, indépendante ou non, de gauche ou de droite, la qualité ne dépend pas de ces critères, tout en sachant qu’il existe quelques rares maisons au catalogue presque irréprochable.
Comme le résume Orwell, « C’est lorsqu’on commence à entretenir une relation professionnelle avec les livres que l’on découvre à quel point ils sont généralement mauvais. Dans plus de neuf cas sur dix, la seule critique objective consisterait à dire : “ Ce livre est nul ”. » Et la situation a encore empiré depuis son époque.
De toute façon, me direz-vous, je n’écris rien de publiable. C’est vrai. Contes, pensées, résumés, petits poèmes en prose, théâtre intérieur : c’est bien trop léger, et je ne compte pas prendre du poids, j’aime cette légèreté. Mes idées et mes histoires n’occupent que quelques pages. Elles n’ont pas plus à dire. De même, dans le monde, j’ai voulu prendre peu de place, laisser le minimum de traces. Mais nous avons tous des ambitions, une finalité qui oriente l’action et lui donne sens. En tant qu’écrivain, on me dit que la mienne devrait être la publication officielle ou le succès de librairie.
Je travaille à autre chose, mon ambition vise plus haut que le marché du livre ou le goût de mes contemporains. Je voudrais que l’écriture m’élève, m’affranchisse, m’éblouisse, qu’avec les crampons de ses caractères sur le blanc obstiné du silence, je puisse gravir des sommets et tenir le coup et voir au-delà. Je voudrais qu’elle soit une parole amoureuse du vent et non des ventes, une parole toujours plus proche du souffle et plus éloignée des regards, une parole vraie parce que vivante et belle parce que vraie.
Ici est son lieu.
Répondre à laboucheaoreille Annuler la réponse.