Il existe plusieurs types de mélancolie. Je ne me reconnais pas dans celle d’un Cioran, au point que je doute qu’elle en soit une et ne parviens pas à le prendre au sérieux. Il adopte des poses, douloureuses certes, mais cela reste de la pose, vaguement ridicule, surtout quand le sujet est si grave. Avec Pessoa, je partage l’expérience qu’il traverse même sans l’avoir vécue. Sa parole porte la preuve de son authenticité – dans sa simplicité, sa vitalité, son évidence. J’entre dans sa conscience et la mienne s’y décompose et recompose. Pizarnik me touche de manière différente : elle dit ma mélancolie. Je retrouve mot à mot ce que je ressens quand je n’ai plus de mots : l’enflammement panique de la parole, sa soudaine réduction en cendres, l’immersion dans un corps en morceaux et le froid dans les os, les mêmes images de dévoration, tête ouverte, poupées et marionnettes, soi hanté par les autres.
Pourtant, elle me déplaît de temps à autre, quand elle se laisse contaminer par l’esprit français : Sade, Artaud, une psychanalyse mal digérée et curieusement régurgitée par un surréalisme plein de ressentiment (psychanalyse et surréalisme ne donnent pas, heureusement, que ce type de littérature). Dès que son style manque sa cible (images artificielles qui restent sans effet, surenchère gratuite dans la cruauté qui finit par insensibiliser), je sais qu’elle s’est laissé prendre par la mode parisienne. Sa tragédie est qu’elle parle si vrai que la moindre fausseté se ressent comme une tromperie. Elle joue alors à la folle au lieu de laisser parler sa folie.
Au contraire, lorsque son style est parfait, aussi puissant que précis, aussi réfléchi que réel, lorsqu’elle se déplace dans la nuit avec la phosphorescence souriante d’un chat noir aux aguets, je la vois en héritière de toute cette littérature que j’admire et pour laquelle j’ai appris l’espagnol : Borgès, Juarroz, Neruda, Vallejo, Cortázar, Bolaño, Sabato, Bioy Casares, etc. Langue des hommes, dit-on en Amérique latine, tandis que l’italien serait la langue des anges. Langue dont j’aime justement la part d’ombre, le poids, la rugosité, la résistance qui a plus de prise sur les choses et surtout sur la peine.
Pizarnik est incomparable quand sa cruauté est une forme de courage : une manière de dire le pire, sans peur et sans réplique, l’audace de regarder dans l’œil de l’ouragan avant d’être emportée afin d’y dérober l’image fatale ou la promptitude à planter les dents dans la douleur qui nous dévore pour se mettre à la dévorer. Mais elle s’égare quand sa cruauté devient une complaisance envers soi, un jeu malsain avec le lecteur, du sadomasochisme rebattu, sans intérêt, vide de sens – sans doute cherche-t-elle ce vide de sens, comme s’il recélait une vérité. Autrement dit, sa violence est une force quand elle fait le tri entre ce qui doit vivre et ce qui doit mourir, dans l’espoir d’une vie plus pure, élevée, intense, elle devient une faiblesse, une facilité quand elle ne désire et ne célèbre que la mort.

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