Zéphyr, l’ouest et le printemps

« De belles histoires, mon frère, je le reconnais, peut-être même trop belles ? Ne se passe-t-il rien de terrible à l’Ouest ? Tu habites des pays aux mœurs trop douces pour être vraisemblables. »
Zéphyr tressaille. L’oiseau sur son épaule, effrayé de ce sursaut, se réfugie dans les replis de la grotte. Borée fixe son frère de ses yeux clairs, cristallins, scintillants, puis il baisse le regard vers la bière chaude qu’il serre entre ses mains que rien ne peut réchauffer. Le sang perle à ses lèvres gercées qui essayent un sourire.
« Ne le prends pas mal, mais je n’y crois pas à tes contrées enchantées. Rien ne va mal là-bas ?
– Si, si, il y a de la souffrance aussi, de la peine, je l’ai dit.
– Mais des histoires qui finissent mal ?
– Oui, il y en a.
– Racontes-en une. J’aimerais savoir comment va le malheur de ton côté du monde.
– Comme du tien.
– Pas sûr. Raconte voir.
– Je ne peux pas.
– Et pourquoi ?
– Je ne m’en souviens pas.
– Le malheur, tu l’oublies ?
– Oui.
– C’est facile comme ça… Moi, c’est la seule chose qui me reste en mémoire.
– Avant de revenir, je trie mes histoires, je laisse les tristes, je garde celles qui font du bien.
– Ça explique beaucoup de choses.
– Comme quoi ?
– Que tu sois le plus simple d’entre nous.
– Borée ! »
La voix grave de Crépuscule ajoute de la nuit à la nuit. Les étoiles s’éloignent, la lune se creuse. Ses fils revivent un instant la terreur de l’enfance, lorsque la colère de leur père épaississait l’obscurité au point qu’ils pouvaient presque la toucher. Elle résistait contre les paupières qui voulaient s’ouvrir, elle remplissait la bouche qui voulait crier. Aurore pose la main sur le bras de son mari, et voici que la lune s’arrondit, les étoiles se rapprochent, l’on respire de nouveau. Borée soupire :
« Il n’est pas en sucre, votre petit. C’est un vent comme nous autres. Puissant, impétueux. Il fait plier un quart de la planète sous sa volonté. S’il ne peut pas supporter une critique…
– Laisse-le raconter ce qu’il veut, intervient Notos qui crache dans son poing le noyau d’une datte séchée. Ton tour viendra et tu pourras nous raconter toutes les tortures et les lamentations du Nord.
– Je n’y manquerai pas. »
Euros fouille dans ses poches et trouve quelques feuilles à mâcher. Il en a de toutes sortes qui lui procurent de la détente, de l’euphorie, de la lucidité ou des rêves éveillés. Notos l’aperçoit et arrête sa main, en chuchotant : « Pas tout de suite, essaye d’être attentif, tu ne peux pas t’échapper à la moindre contrariété. »
Zéphyr cherche le regard de sa mère pour reprendre confiance. Borée remarque le geste et lève les yeux au ciel. Il ouvre déjà la bouche pour se moquer, quand il reçoit le pied de Notos dans le tibia. Tout en nerfs et en os, ce Notos, mais il sait se battre et parler franc, Borée le respecte davantage que Zéphyr qui revient avec des brassées de fleurs comme s’il courtisait leur mère. Bref, il se renverse sur sa chaise, décidé à savourer sa bière sans plus se soucier de leurs simagrées.
« Raconte-nous ta plus belle histoire, Zéphyr, conclut Aurore, avec sa voix nette et claire qui fait tout oublier et recommencer. Nous t’écoutons. »
Les mains de Zéphyr tremblent, mais pas sa voix.
« Là-bas, à l’Ouest, les vergers donnent des fruits dont vous n’avez pas idée. Ils ont encore le velouté des fleurs dont ils sont nés. Selon l’époque, ce sont des poires, des noix, des pommes, ou des prunes, des cerises et des pêches. Les pêches les plus fondantes et parfumées se trouvent dans le jardin d’un roi. Je vais souvent en dérober une ou deux au printemps. Le jardinier les récolte alors dans de grands paniers en osier et les entrepose chez lui avant de les porter au palais avec les autres fruits.
Un jour, une grande envie de pêches envahit sa femme après le dîner. Elle est enceinte. Son mari est déjà couché. Elle en prend une, deux, trois, une dizaine, plus, elle ne compte pas. Pendant la nuit, elle donne jour à une fille. Elle la nomme Pêche, évidemment. D’ailleurs, la petite a les joues roses et rondes comme des pêches, et le lendemain matin, le jardinier comprend pourquoi. Pris de panique devant le panier à moitié vide, il glisse sa fille à la place des pêches manquantes et la recouvre de celles qui restent. Le panier a l’air plein et il a le bon poids.
Ainsi, Pêche est introduite dans la maison du roi. La cuisinière la découvre en rangeant les fruits dans la réserve. Dès que l’enfant sait tenir une cuillère, elle lui montre comment monter la crème et dès qu’elle sait tenir sur deux jambes, elle l’envoie chercher les herbes. Le temps passant, Pêche surpasse les autres assistantes et sa maîtresse. Le roi remarque ses prouesses et lui demande des mets de plus en plus complexes. Devenue jeune fille, elle est prise entre les exigences de son seigneur, qui souhaite rivaliser de richesse et de raffinement avec ses voisins, et le ressentiment des serviteurs qui lui reprochent ses succès comme une trahison, y compris la cuisinière, qui ne pensait pas être remplacée de sitôt.
Pour échapper à la vie de cour et de couloir, aux commérages et aux conspirations, à ces hiérarchies qui la broient en prétendant l’élever, elle va se reposer dans un pêcher. C’est lui qui a donné les pêches que sa mère a mangées avant sa naissance. Les branches l’enveloppent comme un berceau. Personne ne l’aperçoit, si ce n’est le jardinier. Il ne lui reproche jamais de paresser ou d’abîmer l’écorce. Parfois, sa femme vient s’assoir dans l’ombre du feuillage et elles se mettent à discuter. Mais Pêche préfère être seule pour réfléchir et rêver. Suspendue dans le ciel, elle se laisse traverser par les nuages. La terre disparaît, lointaine senteur d’herbe, vague rumeur de voix.
On a chuchoté au roi qu’elle se vantait d’avoir tout pouvoir sur lui. « Elle prétend, mon seigneur, qu’elle n’est pas seulement votre cuisinière, mais votre conseillère. Elle raconte que lorsqu’on a le ventre d’un homme, on a son oreille et sa tête et son cœur. » Le roi décide de lui montrer qui commande en lui demandant l’impossible.
« Tu me prépareras un sablé, dit-il à Pêche. Mais pas n’importe lequel. Il me rappellera mon enfance. Il m’apportera toutes les sensations que j’ai oubliées : la lumière, les bruits, les voix de cette époque-là. J’y sentirai le corps de l’enfance et l’espace autour de ce corps. Je retrouverai la première joie, la première peur, ceux que j’aimais alors. Le passé sera présent, autant que cet instant que nous partageons. Avec ce sablé, je veux que tu me donnes la réalité du passé, que tu me prouves que le passé est une réalité, encore aujourd’hui, alors qu’il n’en reste plus rien. »
Vous aurez remarqué que le roi est philosophe à ses heures. Pêche n’est même pas sûre de le comprendre et elle n’a aucune idée de comment confectionner un tel sablé. Elle monte dans le pêcher, réfléchit, réfléchit, commence à pleurer, très doucement, sans un bruit. J’agite le feuillage pour donner la parole à l’arbre. Il chuchote : « Demande de l’aide à tes amies d’enfance. »
« Mes amies d’enfance ? Mais je n’ai eu aucune amie, pense Pêche. J’étais la seule enfant dans le palais, à part le fils du roi, mais quel nigaud celui-là. Il ne sait rien faire de ses mains ni de sa tête d’ailleurs. » Puis elle se rappelle.
« Fourmis, belles fourmis, souvenez-vous de toutes les miettes que je vous laisse et de nos cache-cache dans le labyrinthe des failles. Allez me chercher une farine dorée et croustillante comme la croissance. »
« Abeilles, belles abeilles, souvenez-vous de nos attaques contre les voleurs et de nos chasses aux fleurs. Prenez le suc des fleurs qui ne poussent qu’à la cime des montagnes, dans un air presque irrespirable. Préparez-moi le miel de l’éternel. »
« Vaches, belles vaches, souvenez-vous de mes caresses, de ma chaleur, de nos colères. Vous êtes lourdes de peine, on vous a retiré vos petits. Donnez-moi le lait du manque, j’en ferai un beurre de nostalgie. »
« Poules, belles poules, il me faut un œuf. En souvenir de nos bavardages dans la cour, de toutes les matinées à partager nos tâches, chères collègues, donnez-moi un œuf aussi rond qu’une bille, avec rien que du jaune, un œuf comme un soleil, l’œuf de la plénitude. »
Elle mélange les ingrédients, y ajoute une pincée de sel, étale la pâte, la découpe en rondelles et l’enfourne à plein feu. Vingt minutes plus tard, l’affaire est faite. Les sablés sont servis au roi. Il en goûte un et en reste bouleversé. Il se tient à la table pour ne pas tomber. « Zut, pense Pêche. Peut-être qu’il va mourir et l’on va me pendre pour l’avoir tué. Quelle idée aussi de revivre son enfance ! L’enfance est faite pour qu’on la fuie, à toutes jambes, sans regard en arrière. C’est pour ça qu’elle laisse si peu de souvenirs. »
Mais le roi s’est repris. Il semble comblé. « Merci, Pêche. Dis-moi ce que tu souhaites. Je te donnerai ce que tu veux, ce palais, mon royaume, mon fils, mes trésors ou mes titres. Tu m’as donné ce que je cherchais depuis longtemps, depuis toujours sans doute. Et toi, que désires-tu ? »
Pêche pense au palais, au royaume, au fils, aux trésors et aux titres et un grand vide l’envahit, un vide aussi grand que l’envie qui l’entoure, un vertige d’insignifiance. Puis elle pense au pêcher.
« Je voudrais un pêcher dans votre jardin.
– Comme ça ? Tu veux le déraciner et l’emporter avec toi ?
– Non, non, je le veux là où il est.
– Très bien. Ce sera ton territoire. Tu en seras la reine.
– C’est plutôt lui qui sera mon roi. »
Votre commentaire