
Heather Heying et Bret Weinstein sont des biologistes spécialisés dans l’histoire de l’évolution, qui leur sert de clef d’interprétation pour comprendre l’humanité. Dans leur ouvrage commun, Le Guide du chasseur-cueilleur au 21ème siècle, ils montrent comment notre histoire ancestrale, depuis l’apparition de la vie sur terre, permet de répondre à la question existentielle la plus basique : comment faire avec la vie ? C’est-à-dire : comment manger, dormir, faire l’amour, élever ses enfants, entretenir une relation ?
L’approche rappelle celle d’un self help book, mais les réponses se distinguent par l’originalité de leur source. Elles ne se fondent pas sur la psychologie ni la spiritualité mais sur la biologie et plus spécifiquement sur l’évolution. Je pourrais facilement mépriser ce type de livres, ce qu’on appelle le développement personnel, comme le font de nombreux intellectuels, mais en vérité, tout le monde se pose ces questions, aussi simples qu’insolubles, celles de la vie la plus urgente et matérielle, et souvent les intellectuels ne savent pas y répondre mieux que les autres.
L’être humain est apparu il y a environ deux cent mille ans, le produit de 3,5 milliards d’années d’évolution, c’est-à-dire de sélection en fonction de l’adaptation à l’environnement. Notre espèce se distingue par son adaptabilité : elle s’adapte à toutes sortes de milieux, grâce à sa plasticité cérébrale (elle-même due à une longue enfance, entourée par plusieurs générations et les deux sexes), à son modèle de société (généraliste en ce qu’elle est composée de spécialistes) et à la capacité de ses membres à adopter les points de vue des autres membres (à comprendre leurs conceptions/perceptions et à les comparer aux leurs, ce qui s’appelle la théorie de l’esprit). Tous ces traits se retrouvent dans d’autres espèces, mais pas à ce degré.
Cependant, aujourd’hui, nous traversons une crise de la culture : notre milieu change de manière trop rapide et répétée, notre capacité d’adaptation s’épuise. Ce qui nous a été transmis par les générations précédentes ne fonctionne pas ni ce qu’a retenu notre propre et courte expérience. D’autre part, nous sommes devenus trop spécialisés et manquons de généralistes capables de faire le pont entre les disciplines et de proposer une vue d’ensemble qui fasse sens. Nous nous trouvons dans un monde morcelé d’hyper-nouveauté, de renouveau accéléré et de fragmentation incessante, où des problèmes inédits se présentent sans trêve sans que nous ayons le temps d’élaborer des solutions et de les tester. Cette situation amène à un dysfonctionnement physique, psychologique, social et environnemental. Nous n’arrivons plus à nous adapter à l’inconnu, alors même que nous sommes l’espèce la plus douée pour cela. Nous avons cherché la nouveauté au point de la générer malgré nous et de nous laisser égarer par elle.
La culture est le savoir (surtout entendu ici comme savoir-faire : talent ou technique) accumulé par les générations, transmis entre elles, devenu tradition. Ce savoir reste stable si l’environnement l’est aussi. Il a passé l’épreuve du temps, été soumis à des expériences répétées sur des centaines parfois des milliers d’années et se révèle plus valable que toute invention individuelle. La conscience s’éveille quand la culture échoue : elle ne parvient plus à rendre compte de l’environnement. Celui-ci a changé et la nouvelle situation appelle une nouvelle solution. Les anciennes ne servent plus à rien. La culture évolue donc, comme notre nature, dans une adaptation toujours plus rigoureuse au milieu qui lui-même évolue.
Elle est aussi fonctionnelle que les yeux ou les feuilles, répondant à une situation donnée : un lieu et un temps. L’acquis qu’elle représente ne décide pas de l’inné que nous portons mais de son expression. Pas d’opposition entre nature et culture, puisque la culture est la manière dont la nature s’exprime pour que le vivant s’adapte avec plus de flexibilité et d’efficacité à son environnement. L’alternance entre culture et conscience, soit entre transmission et constitution du savoir-faire, a permis notre adaptation à presque tous les milieux qu’offre la terre. Mais aujourd’hui, la culture se fracture en positions antagonistes et la conscience est désorientée de devoir à chaque instant tout réinventer.
Revenons sur notre généalogie. Nous sommes des hétérotrophes. À la différence des plantes qui sont autotrophes, nous ne produisons pas notre propre énergie et devons nous nourrir d’autres êtres vivants pour survivre. Nous sommes des animaux, vertébrés et craniés, descendants, comme tous les animaux de cette terre, des poissons, puis des reptiles, formant la famille des mammifères, sœur de celle des dinosaures, dont sont issus les oiseaux. Les deux familles développent, par une évolution parallèle mais non partagée, de gros cerveaux hyperconnectés, une température autorégulée, une vulnérabilité durable après la naissance, l’apprentissage d’une culture localisée, propre à un milieu, une sociabilité étendue et complexe constituée, surtout dans le cas des oiseaux, par la fidélité des liens, en particulier la monogamie, et ce mode de vie plus évolué requiert aussi plus d’énergie.
Les mammifères se caractérisent par leurs glandes mammaires. Le premier lien social, indispensable à la perpétuation de l’espèce, se noue entre la mère et ses petits. Se développent l’ouïe et l’odorat, deux hémisphères cérébraux (permettant la spécialisation comme l’intégration des parties, la mémoire et la projection), la fourrure et le système cardiovasculaire, qui produisent et préservent une chaleur propre. Les oiseaux arrivent aux mêmes effets sous différentes formes (par exemple, les plumes au lieu de la fourrure). Tandis que les reptiles avancent par à-coups, sur les côtés, sans respirer, puis s’arrêtent et respirent à grandes gorgées, les mammifères ont privilégié un mouvement de haut en bas qui ne comprime pas les poumons et formé le diaphragme afin réguler la respiration. Ils vont ainsi plus vite et sans interruption.
À l’époque des dinosaures, les primates apparaissent et ils survivent à l’extinction de masse qui fut fatale à leurs prédécesseurs. Eux développent le pouce opposé et le gros orteil, des doigts pulpeux où les ongles remplacent les griffes. Leurs gestes gagnent en souplesse et en précision. Les os des jambes, moins soudés, laissant plus de jeu, facilitent l’escalade des arbres, mais donnent moins de stabilité au sol. Là-haut, ils gagnent en vision et perdent en odorat. Le nez se réduit tandis que les yeux grandissent. Le cerveau continue de se complexifier, l’enfance de s’allonger. Les singes ne vivent presque que le jour. Ils dépendent de plus en plus de la vue. Ils ont de moins en moins de petits par portée et donc de moins en moins de mamelles, ainsi qu’une relation de plus en plus individuelle entre mère et enfant.
Les hominoïdes, grands singes sans queue, ne montrent plus de saisons de reproduction : ils valorisent les relations personnelles, la monogamie et le soin parental. Leur grande invention est la brachiation, le balancement par les bras de branche en branche. Les plus proches de nous sont les chimpanzés ou les bonobos. Les premiers, plus agressifs, donnent raison aux penseurs qui conçoivent notre nature comme mauvaise et la culture comme civilisatrice de notre sauvagerie. Les seconds offrent un argument en faveur de ceux qui estiment que notre nature est bonne et que la culture la pervertit. En vérité, les deux positions sont vraies si on les conçoit de manière complémentaire : notre nature est bonne et mauvaise, de même notre culture, bien que dans des mesures et des termes différents ; et nous sommes aussi proches que distants des chimpanzés et des bonobos et ne connaissons pas notre ancêtre commun.
Notre position debout nous permet de voir plus loin au sol, de respirer en nageant, de porter des charges sur une longue distance. Elle libère les mains qui peuvent utiliser un outil dans n’importe quelle situation, y compris en se déplaçant et se l’approprier définitivement (on peut l’emporter avec soi, comme sa proie, plutôt que de le laisser sur place). Repositionnant tout le corps, elle réorganise entre autres le système vocal, capable désormais de former une grande variété de sons. Le langage apparaît, donnant corps aux deux fonctions fondamentales de l’esprit humain : la fable et la métaphore, raconter et imaginer, mettre en récit et en images. Cependant, nos forces sont nos faiblesses. Nos gros cerveaux aux multiples connexions entretiennent la confusion autant qu’ils favorisent la perspicacité. Notre longue vulnérabilité dans l’enfance permet un apprentissage complexe mais aussi toutes sortes d’abus de la part des adultes, notamment sexuels, une des spécificités de notre espèce. Notre position debout nous affranchit, mais elle met en danger la femme enceinte et l’enfant qu’elle porte, qui vient au monde presque prématuré.
Les humains se montrent si doués dans leur adaptation à divers milieux que leur plus grand compétiteur devient eux-mêmes. Coopération et compétition constituent les deux versants de leur comportement, au sein de leur propre groupe et envers les autres groupes. Ils enterrent leurs morts, portent divers ornements, peignent des grottes et font sûrement bien d’autres choses dont ils restent trop peu de traces. Il y a dix ou douze mille ans, certains inventent l’agriculture ; il y a neuf mille ans, ils deviennent sédentaires.
Cette histoire considérablement longue s’est accélérée ces derniers siècles, mais nous restons ce spécimen ancien, d’une évolution multimillénaire. Tandis que notre culture s’est profondément métamorphosée et a profondément impacté notre environnement, nous avons peu changé et il faut se rappeler ce que nous furent pour comprendre ce que nous sommes. Heying et Weinstein, eux-mêmes états-uniens, ne s’adressent pas ici aux cultures traditionnelles, mais à celles de ce qu’ils appellent les WEIRD countries, littéralement les pays étranges, mais l’adjectif fait office d’acronyme pour Western Educated Industrialized Rich and Democratic, soit les nations occidentales, caractérisées par une vaste éducation de la population, une économie fondée sur l’industrialisation et qui sont relativement prospères et démocratiques.
Leur première mise en garde concerne le progrès. Ils appellent à la précaution, mais avec nuance : ses succès ne doivent pas faire oublier ses échecs. Il faut douter des solutions nouvelles aux problèmes anciens. Ces problèmes ont déjà trouvé des solutions depuis longtemps, testées et validées par plus d’individus qu’on ne peut en compter à travers les siècles. Ne nous croyons pas trop vite plus intelligents que toutes ces intelligences réunies. Il ne faut pas non plus oublier que toute avancée vient avec une contrepartie. Tout positif a son revers négatif.
Leur deuxième mise en garde dénonce les dérives de l’approche scientifique. Le scientisme qui consiste, d’après leur définition, à donner l’apparence de la science à ce qui ne l’est pas, par l’emprunt de son vocabulaire ou un semblant de méthode. Le réductionnisme qui réduit chaque organe à sa fonction sans comprendre sa signification et définit l’organisme par le mesurable et surtout le chiffrable, préférant le quantitatif au qualitatif et escamotant la variation individuelle, considérable au sein de chaque espèce. Ainsi, on oublie que l’ensemble est plus que la somme des parties. Réductionnisme systématique et généralisation abusive expliquent pour eux une grande partie des erreurs médicales. La médecine est certes fondée sur la biologie, mais Heying et Weinstein lui reprochent d’être une biologie plus fonctionnelle qu’évolutionniste qui se pose la question du comment (comment tel gène ou tel organe fonctionne) et non du pourquoi (pourquoi est-il arrivé là et a-t-il persisté ?).
Les auteurs passent ensuite aux conseils pratiques concernant l’alimentation, le sommeil, le sexe ou l’éducation. Conseils parfois d’une surprenante banalité, mais j’imagine que le monde a tellement perdu le sens commun qu’il faut revenir à l’évidence.
Hétérotrophes, nous nous nourrissons d’êtres qui ne veulent pas être mangés, à part des minéraux comme le sel et quelques éléments destinés à l’alimentation, mais pas forcément à notre alimentation : le lait et les fruits. S’il est évident que les animaux ne veulent pas être mangés, les végétaux aussi préféreraient éviter, qu’ils soient graines, racines ou feuilles, et ils développent pour cela des épines ou une certaine toxicité. Par l’élevage et l’agriculture, les humains ont donné un sort commun à la proie et au prédateur : ils offrent la prospérité à la lignée qui subvient à leurs besoins. Au début, d’un point de vue évolutif, il n’y avait pas de meilleur marché pour une espèce que d’être élevée ou cultivée par les humains pour se répandre et perdurer. On s’est longtemps étonné de la dépense excessive des ressources accumulées les années fastes, sous forme de festins ou de sacrifices, dans les sociétés traditionnelles aux économies au bord de la survivance. Peut-être permet-elle d’investir dans la cohésion de la communauté et d’éviter un boom des naissances qui entraînera ensuite l’épuisement des ressources et la misère lors des années frugales. Exemple parmi d’autres de régulation de la nature par la culture. Dans le domaine de l’alimentation, il n’existe pas un meilleur régime alimentaire universel. Le plus adéquat dépend de l’âge, du sexe et de l’origine. Il vaut mieux ne pas forcer ses goûts et ses dégoûts, suivre les indications que nous donnent nos sensations (de faim et de satiété, d’envie et d’ennui) et chercher quelle était la cuisine traditionnelle de nos ancêtres. Les produits de l’environnement auquel ils étaient adaptés et auquel nous sommes encore adaptés ont toutes les chances de mieux correspondre à nos besoins. Cependant, pas la peine de remonter au paléolithique, et les régimes crudiste et paléo n’ont aucune vraisemblance quand on connaît cette période. Personnellement, comme ma généalogie va de l’Écosse à l’Espagne, en passant par la Suisse, l’Italie et la France, je ne sais que conclure de ce conseil, les cuisines de ces pays étant fort différentes.
Un œil peut être diurne, nocturne ou crépusculaire, le nôtre est diurne et notre sommeil est donc nocturne. Il permet d’économiser et d’emmagasiner de l’énergie, entre réparation du passé et préparation de l’avenir. Il peut se découper en deux types : celui profond, à ondes lentes, le plus ancien dans l’histoire de l’évolution, le premier à survenir lorsqu’on s’endort et celui du rêve, plus récent dans notre histoire (présent chez les oiseaux, les mammifères et certains reptiles), survenant plus tard dans notre nuit, s’accompagnant de mouvements rapides des yeux, d’une atonie musculaire et d’une respiration irrégulière. Le sommeil profond fixe les souvenirs, repasse les apprentissages du jour, trie l’information reçue. Le rêve régule les émotions, élabore des scénarios possibles, réfléchit sur ce qui s’est passé et ce qui viendra. Il nous fait grandir entre les jours, poursuit de notre croissance de manière sous-jacente, contextualisent notre existence dès le réveil. La modernité perturbe les cycles du sommeil par l’électricité : cette lumière bleue à pleine intensité toujours disponible alors que nos cerveaux ne sont accoutumés qu’à une lumière rouge une fois le soir tombé : celle du feu qui nous a si longtemps réunis autour de lui. Les auteurs recommandent, sans grande originalité, de respecter l’alternance du jour et de la nuit, de se coucher assez tôt pour se réveiller sans réveil, d’utiliser des lumières rouges plutôt que bleues l’obscurité venue et de passer du temps au soleil, de se promener à l’aube et au crépuscule pour être sensibles aux variations de la lumière.
Concernant le sexe et le genre, ils distinguent les deux, appelant genre le rôle attribué au sexe. Ces rôles ont été distincts pendant la majorité de l’histoire humaine et de l’histoire évolutive. Ils sont moins régressifs qu’adaptatifs.
Nous sommes des êtres sexués depuis cinq cents millions d’années, bien avant d’être des humains, probablement depuis que nous sommes eucaryotes. La reproduction sexuée se retrouve chez les plantes comme chez les animaux, elle est une opération coûteuse et compliquée : il faut trouver un partenaire, le rencontrer au bon moment, que les deux parents soient fertiles et que leurs enfants arrivent à terme. Pourquoi ne pas préférer une reproduction asexuée, comme la réplication de soi ? Parce que le brassage génétique ne cesse de créer du nouveau et ce renouvellement est indispensable dans un environnement qui lui aussi ne cesse de changer. Les propositions toujours inédites de la reproduction sexuée permettent l’adaptation par la sélection. Ceux qui restent identiques à eux-mêmes n’ont d’avenir que dans un environnement également identique à lui-même. Dans un monde changeant, ils sont condamnés à disparaître. C’est donc la temporalité, l’altération, la mortalité que prend en compte la reproduction sexuée. Mais pourquoi deux partenaires et pas trois ou trente-six ? Il est plus facile et efficace d’en rester à deux partenaires, dotés respectivement d’un gamète gros et stable, contenant le matériel où constituer l’être à venir, et un autre petit et mobile, qui permet la rencontre. Cette dualité porte plus de fruits qu’une solution entre-deux (deux gamètes moyens et moyennement mobiles).
Le sexe est déterminé par les chromosomes chez les mammifères et les oiseaux. Ils affectent quantité de traits, de la perception de la douleur à l’anatomie des neurones. Les deux sexes ne souffrent pas des mêmes maladies et une maladie ne se manifeste pas de la même manière selon le sexe. Il existe des différences d’ensemble, relevées par la statistique, qui décrivent les tendances générales d’une population (ici les deux sexes), mais ne se manifeste pas pour autant dans tous les membres de cette population (chaque homme et chaque femme). Par exemple, en général, les femmes préfèrent les métiers de soin et d’éducation et dans un même secteur, comme la médecine, les femmes choisissent plus souvent la pédiatrie et les hommes la chirurgie. Dans tous les domaines, hommes et femmes ne font pas les mêmes choix, et quand ils font les mêmes, pas pour les mêmes raisons. De même, dans la personnalité, différents traits dominent et dominent encore plus dans les pays plus riches et plus égalitaires : l’amabilité ou neurotisme chez les femmes, c’est-à-dire qu’elles sont plus compatissantes, obéissantes et confiantes, mais aussi plus susceptibles à l’angoisse et à la dépression. Mais il reste difficile de savoir la part de culture ou de nature.
Selon les rôles classiques du règne animal, le mâle se montre et la femelle choisit. Il fournit plus d’effort avant le sexe (séduction) et elle après (charge des enfants). En conséquence, les mâles sont plus forts, agressifs, bruyants, voyants. Parfois, les rôles sont inversés : quand le mâle se charge des petits, c’est lui qui choisit et la femelle qui le séduit. Nous humains sommes les plus labiles dans ce domaine : les deux sexes séduisent et choisissent et prennent en charge les enfants, bien que différemment. Ce renversement partiel des rôles, à mi-chemin entre les deux modèles de partage des sexes, peut entraîner de la confusion. Notre époque croit que le genre détermine le sexe alors que le sexe détermine le genre. Il n’est pas vrai que le genre équivaut au sexe, mais le genre n’a pas non plus rien à voir avec le sexe.
La division du travail améliore la productivité de la société. En spécialisant chacun, elle dégage du temps de loisir commun. De même, dans le couple, chacun privilégie certaines tâches, mais cette division peut se durcir avec le temps, rigidifiant les rôles, empêchant le moindre échange entre eux. Chez les chasseurs-cueilleurs, les hommes s’occupent de la chasse, les femmes font la cueillette, posent des pièges, s’occupent des enfants. La longue période d’allaitement permet la régulation du nombre des enfants – une femme ne peut retomber enceinte tant qu’elle allaite. Chez les agriculteurs-éleveurs, la réserve d’aliments permet de sevrer les enfants plus tôt, les femmes tombent enceintes plus souvent, ont davantage d’enfants dont elles doivent s’occuper, ce qui les assigne de plus en plus au foyer, et les éloigne d’autres domaines, artistique, religieux, politique.
Même lorsqu’il n’est pas nécessaire de diviser le travail selon le sexe, quand les deux sexes se montrent aussi aptes et disponibles l’un que l’autre à exercer une tâche, celle-ci se trouve assignée, selon les cultures, à l’un des deux. C’est le cas du tissage ou du tannage. Il semble que réserver des domaines à l’un ou l’autre des sexes exprime une profonde nécessité psychologique et symbolique. Ainsi, dans les pays scandinaves, à la politique la plus égalitaire au monde, les différences d’orientation professionnelle ont tendance dernièrement à s’agrandir plutôt qu’à se réduire, comme si c’était la différence qu’il fallait maintenir. Attendons de voir ce qui viendra avant de se prononcer. Il faut garantir l’égalité des opportunités, mais ne pas contraindre à l’égalité des résultats.
Une différence fondamentale entre les sexes réside dans le rôle parental : les mères sont indispensables aux enfants, les pères plus optionnels, cependant leur présence optimise largement les chances de survie de la descendance. Alors, pourquoi l’évolution ne l’a pas favorisée ? Chez les mammifères, à cause du long temps de gestation et, dans le cas des humains, de la période de fertilité impossible à identifier, les pères ne peuvent pas être certains d’être les pères. À l’inverse, les oiseaux sont principalement monogames, parce que le père sait l’être : la mère pond les œufs fécondés par lui peu après leur accouplement et s’il est resté auprès d’elle, il sait qu’ils sont de lui. Dans les sociétés humaines, cette incertitude a entraîné les diverses stratégies d’appropriation des femmes : elles sont surveillées et asservies pour s’assurer de leur fidélité et de la continuité de la lignée. Ces pratiques vont jusqu’à la mutilation génitale visant à éradiquer le plaisir féminin ou à l’isolement des femmes lors de leurs règles qui permet de connaître leur cycle et contrôler leur reproduction. Le nom de famille donné par le père s’inscrit sans doute dans la même conception : la filiation maternelle est toujours certaine, celle du père, il la faut certifier. Il est intéressant de remarquer que la sexualité des femmes est beaucoup plus libre dans des sociétés matrilinéaires : comme leur frère (l’oncle maternel) joue le rôle du père, il est assuré de sa filiation génétique avec ses neveux, quel que soit le partenaire de sa sœur.
Le sexe suit trois types de stratégie : il est un engagement, une violence ou un instant éphémère sans conséquence. Plus ou moins ce que j’appelais tantôt le sexe fait par amour, exerçant la haine ou propageant l’indifférence. Jusqu’à récemment, les femmes n’avaient accès qu’à la première stratégie. D’après les auteurs, elle reste la meilleure pour les femmes, les enfants, la majorité des hommes et la société dans son ensemble. Un certain féminisme, issu de la libération sexuelle permise par la technologie, encourage les femmes à adopter la dernière. En même temps, la pornographie fait du sexe un marché. Elle répond rarement au désir des femmes et entraîne chez les spectateurs des dysfonctionnements (panne, éjaculation précoce, conduite répétitive, voire obsessive, fétichismes variés, volonté de contrôle, fixation sur l’orgasme, indifférence au partenaire, ce que les auteurs appellent un autisme sexuel).
Viennent ensuite les enfants. Dans notre espèce, l’enfance se distingue par la durée de notre dépendance aux adultes. Ce phénomène a pour nom altricialité (par opposition à précocité). Autrement dit, nous continuons à nous développer en grande partie hors du ventre maternel. Cette caractéristique nous procure une plasticité inégalée, l’acquis (l’environnement, les événements, l’expérience et l’apprentissage) nous modèle autant que l’inné. Entourés par plusieurs générations et les deux sexes, nous devenons des êtres hyper sociaux et hyper culturels. Plus l’enfance est longue, plus la relation est étroite entre les deux parents, tandis que la rivalité entre frères et sœurs se réduit : sur le long terme, ils préfèrent la coopération à la compétition. La ménopause est aussi un phénomène propre aux humains. Elle n’est pas encore entièrement comprise, dans ses manifestations, sa fonction, sa signification. En tout cas, elle permet aux femmes de ne plus enfanter et d’avoir une seconde vie, démarquant plus nettement que chez les hommes les rôles de mère, puis de grand-mère. Un autre de nos traits saillants, que nous partageons avec d’autres espèces, est le deuil. Contrepartie de notre interdépendance, notre sociabilité, notre capacité à aimer, le deuil se retrouve dans toutes les espèces où les parents s’occupent des enfants.
La monogamie favorise le partage de la charge des enfants entre les sexes. Le dimorphisme sexuel se réduit alors, comme dans notre espèce. Plus monogamiques que les autres singes, nous sommes moins dimorphiques. La polygamie s’accompagne d’une hausse de la violence entre mâles (un mâle monopolise plusieurs ou toutes les femelles et les laisse s’occuper des petits) et envers les femelles (les mâles lésés obtiennent des femelles par le viol). La morphologie s’adapte à cette violence accrue et devient plus dimorphique. La monogamie est donc plus pacifique et égalitaire. Chez les humains, elle se caractérise par un âge rapproché entre les conjoints, un nombre moindre d’enfants et une humanisation des femmes (à l’opposé de leur marchandisation). Elle se trouve dans des sociétés plus prospères où le partage est possible, tandis que la polygamie s’accompagne souvent d’une monopolisation des ressources ainsi que des partenaires par des hommes puissants et plus âgés, dans des sociétés pauvres et inégalitaires.
La libération des mœurs semble rendre toutes ces structures obsolètes. Elle a eu des effets positifs comme négatifs. Tous y ont gagné en liberté. Mais les femmes y ont perdu en stabilité et en sécurité, nombreuses mères célibataires sombrant dans la pauvreté ou la précarité. Souvent, les femmes doivent aussi refouler leur désir que serait contraire à leur émancipation : une sexualité plus sentimentale, ou leur désir d’enfants. Les hommes également sont obligés de contredire leurs aspirations : responsabilité et surpassement de soi, ces qualités qui donnent signification à l’existence et étaient autrefois des valeurs viriles positives sont discréditées comme des formes de domination masculine ou ridiculisées parce que démodées. De même pour la monogamie et le mariage : on leur préfère l’amour sans engagement aux partenaires changeants. J’entends souvent dire que le mariage est une institution patriarcale et/ou bourgeoise. Représentation simpliste : la fragilisation du mariage a desservi les classes précaires et populaires et joue un rôle décisif dans la paupérisation des femmes. Comme le résume le personnage d’un beau film sur le sujet, Gli equilibristi : « il divorzio è per quelli richi » (« le divorce, c’est pour les riches »).
Ces dérives expliquent le succès de penseurs qui reviennent aux valeurs traditionnelles : respect des limites, éloge de la responsabilité, retour à notre destin naturel, prise en compte de l’adversité propre à la condition humaine qui peut être l’occasion de nous élever. Ils critiquent le tournant pris par la société depuis les années 1950 : Jordan Peterson (canadien) pour les hommes et Mary Harrington (britannique) pour les femmes. Quant à moi, je trouve de la vérité dans leur discours (qui ne sont pas équivalents, loin de là), mais leur reprocherais leur systématisation abusive à partir de quelques observations justes. En tout cas, en les entendant, on constate qu’aujourd’hui, la révolution, c’est la réaction. La contre-culture, c’est la culture des devoirs et des obligations, et non plus la permissivité à tout prix. Contrecoup du pendule qui cherche un juste milieu.
Revenons à Heying et Weinstein. Les humains sont antifragiles, disent-ils : ils grandissent et s’accomplissent en repoussant peu à peu leurs limites, en acceptant l’inconfort et l’incertitude, en cherchant de nouveaux défis, de nouvelles frontières. Les os et les muscles se renforcent par usage, de même le cerveau. Le mouvement du corps est essentiel à celui de l’esprit, l’habilité des mains à celle du langage. L’enfance est un long processus où l’on devient, par confrontation aux difficultés, de moins en moins fragile, de moins en moins en besoin de protection, mais seulement si nous avons la protection nécessaire pour ne pas être submergés et brisés par des difficultés insurmontables à notre âge. Les auteurs remarquent que photos, vidéos et réseaux sociaux troublent ce développement : nous sommes faits pour oublier qui nous avons été, il n’est pas naturel d’être confrontés à tant de traces et de témoignages, souvent trompeurs, de notre passé. Notre monde de l’hypernouveauté empêche aussi de devenir l’adulte. Nos apprentissages se révèlent vite inadéquats et le marché encourage l’immaturité : le plaisir immédiat est préféré au bénéfice lointain, l’insatisfaction est entretenue par comparaison avec autrui.
Ce monde est également morcelé par sa globalisation. Pour la première fois, nous pouvons parler un même langage sans partager les mêmes valeurs, convictions et croyances. Fables et métaphores, dons miraculeux de la parole, sont détournées pour vendre des produits, inciter à la consommation. Nous formons une agrégation d’individus plus qu’une société et la force de cohésion n’y est plus que le conformisme. L’anonymat, la grégarité, le marché font perdre le sens d’un destin commun et permettent plus que jamais la corruption et la manipulation, puisque le coupable risque peu ou pas de discrédit, il ne sera pas exclu du groupe et n’a souvent pas à rendre de comptes. Quant à l’honneur, qui en a encore le souci. On glorifie la tribalité par manque d’identité. Le groupe nous définit : classe, race, genre, ou nation, religion, peuple, ou droite contre gauche, libéraux contre conservateurs. Tribalité magnifiée par les algorithmes qui confinent dans une même communauté de pensée où toute divergence nous exclut d’office.
Pour faire face à la crise actuelle de la culture, Heying et Weinstein conseillent d’interagir avec le monde physique (jardinage, surf, escalade, bricolage, etc.), avec la réalité brute qu’on ne peut tromper et manipuler par le discours, où les résultats ne dépendent pas de notre rhétorique mais de nos gestes et où les erreurs nous obligent à prendre nos responsabilités. En politique, ils recommandent de ne pas valoriser uniquement une valeur (progrès ou conservation, justice ou liberté). Ils jugent immature ce rêve d’une utopie fondée sur la maximalisation d’une seule valeur : l’adulte, lui, comprend les compromis, les contreparties, c’est-à-dire l’équilibre des contraires et la responsabilité où il est de le maintenir. Ils reprochent à la gauche (liberals) de ne pas réfléchir assez aux conséquences imprévues et aux rendements décroissants et à la droite (conservatives) d’ignorer la nature finie des ressources et les externalités négatives.
Leur observation la plus intéressante concerne la croissance. Le désir de croissance est dans notre nature, il exprime notre instinct le plus primordial. Nous voulons, comme tout vivant, nous étendre et nous multiplier, mais le vivant ne manque pas d’intelligence dans son expansion. Sa croissance a pour contrepartie la régulation, qui maintient les équilibres. Il est impossible de perpétuer la croissance en continu, elle devient un contresens évolutif, en détruisant le monde destiné à notre descendance. De plus, celle que nous connaissons n’est pas une croissance authentique : mesurée à la consommation, à la production ininterrompue de produits et de services, entretenue par l’obsolescence programmée, les addictions de toutes sortes et l’aliénation aux écrans, créant un univers où tout est massifié et appauvri, elle alimente le ressentiment et n’encourage pas l’épanouissement.
Quelques réserves pour finir. L’ouvrage repose largement sur les découvertes d’autres penseurs : Jared Diamond, Joseph Henrich, Jonathan Haidt. Si le point de vue évolutionniste a son intérêt, il me semble réducteur, y compris pour rendre compte de la nature : la théorie de l’évolution n’est qu’une des dimensions pour la comprendre et je ne doute pas qu’elle sera complétée par d’autres, qui ne l’invalideront pas mais adopteront d’autres champs, échelles, perspectives. Enfin, les auteurs sont mariés depuis leur jeunesse, ils ont deux fils et étaient professeurs à l’université d’Evergreen (je les ai découverts grâce au scandale d’Evergreen, à l’origine de la folie woke et maintenant antiwoke). Ils font l’éloge de leur propre mode de vie, de leur goût pour le voyage et l’aventure, de leur tempérament extraverti et de leur éducation libérale, ils promeuvent une vision américaine (mythe de la frontière, culture limitée à la technicité, matérialisme à peine tempéré par un côté hippie, etc.) avec une suffisance invraisemblable et inconsciente d’elle-même, une sorte de naïveté dans l’arrogance. Ainsi, ils généralisent la condition américaine à la condition occidentale – ce que les États-Unis nous imposent devrait venir de nous et les dérives énumérées se manifester autant chez nous que chez eux, ce qui n’est pas du tout le cas. Avec ce mot magique, l’Occident, entité aussi fantasmée que l’Orient, l’Amérique du Nord se permet de parler au nom de l’Europe, dont elle ignore la différence et la diversité. Je me méfie enfin de l’argument de l’homme des origines, mythe moderne, topos philosophique depuis au moins Hobbes et Rousseau, qui se résume ainsi : voici l’homme à l’état sauvage, il dévoile l’essence de notre humanité, mais le portrait qu’on lui tire se révèle vite un autoportrait.
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