Zéphyr, l’ouest et le printemps

« Il y a deux frères là-bas, à l’Ouest.
Leur père a disparu. Un matin, il n’était plus. Ses fils se sont mis en chemin pour le retrouver. Ce sont deux frères très différents. L’aîné est bavard et rude, il a besoin d’épreuves pour se sentir vivant. Le cadet est timide et délicat, le passage des nuages suffit à le combler. L’aîné aime les tours, d’où il découvre le monde qui attend sa venue. Le cadet préfère les cloîtres, le charme du minime et de l’anonyme. Chez l’un, les impressions passent aussi vite qu’elles viennent, il faut les renouveler sans cesse. Chez l’autre, elles durent si longtemps qu’elles semblent indélébiles, s’y trouvent encore les impressions de ses vies antérieures. Il prête attention à ce que le monde imprime en lui, alors que l’aîné ne songe qu’à l’empreinte qu’il laissera sur le monde.
Mais physiquement, c’est du pareil au même. On les croirait jumeaux. Bruns avec des yeux verts. Ils se sont battus à tout sujet et de toutes les manières – coups, pièges, injures –, mais ils s’aiment éperdument et se restent fidèles envers et contre tout, surtout contre leur père et même quand ils savent avoir tort. Cependant, à présent, leur père leur manque beaucoup. À la croisée des chemins, ils décident de se séparer pour couvrir plus de pays. Aîné emporte du pain et du vin, de la lumière, une épée et des cordes. Cadet rien que sa tête pleine de rêves. Aîné soupire : « Encore une fois, c’est moi qui vais faire tout le boulot ». Il donne tout de même une accolade à son frère et les voilà partis.
Leur père boit plus que de raison. Il se sera égaré, une bande de brigands l’aura laissé roué de coups dans un fourré, ou il se sera attardé dans le lit d’une femme, oubliant ses enfants. Dans un puits, Aîné trouve une de ses jambes et il l’attache à sa ceinture, du côté gauche. Dans l’âtre d’une taverne, il trouve le buste et il l’emporte sur son dos. En traversant la rivière, il ramasse un bras sur le pont et l’autre sur la rive et les noue à ses propres épaules. Dans un champ, la jambe droite sert d’épouvantail. Il l’emporte comme la précédente, en l’attachant au côté droit. Enfin, la tête se trouve chez une femme, qui en a fait une théière. « Peut-être qu’elle rendrait mieux en vase ? propose-t-elle. » Aîné la décapite et porte la tête de son père sur la sienne.
Quelques semaines sont passées, il revient à la croisée des chemins. Cadet l’attend en sifflotant, assis sur la borne. Il a les mains vides, comme l’aîné les a pleines. Des graines parsèment ses cheveux et s’accrochent à sa veste, son pantalon est vert de s’être frotté au printemps. L’aîné, fier de ses prouesses, dispose sur le sol les membres de son père et reconstitue son corps, qui reste inerte.
« – Pourtant, il ne manque aucun morceau, commente-t-il, perplexe.
– Il manque l’âme, rétorque le cadet.
– Je n’y crois pas à l’âme.
– C’est bien ton problème.
– Eh bien, montre-la-moi.
– Je ne peux pas, ça ne se voit pas. Tu la verras quand notre père vivra. »
Pendant qu’Aîné courrait le pays, Cadet n’est pas allé bien loin. Il est resté presque sur place. L’âme revient hanter les lieux qui lui sont chers et familiers. Cadet semblait oisif aux gens du voisinage ou de passage, comme s’il se contentait de regarder le ciel, profiter du soleil. En vérité, il était attentif, guettant les bribes d’âme dans la brise, les saisissant avec vivacité et reconstituant l’ensemble bout à bout comme Aîné avait recréé le corps. L’âme se trouvait dans le poli des outils et l’usure des souliers, dans le pin planté par le père du père du père et qui ne mourrait jamais si aucun des fils des fils des fils n’en décidait. Elle était dans l’odeur du mimosa et les reflets du vin. Le chien en avait une part généreuse, qu’il avait défendue griffes et crocs. Cadet avait dû le convaincre de la lui céder en lui promettant, sur la mémoire de sa mère, de ramener son maître en entier et en chair et en os. Mais il avait eu un mal fou à trouver les derniers grammes de l’âme. Une partie s’était réfugiée en lui-même, près de l’oreille, et une autre chez son frère, il la voit à présent, dans le vert des yeux, miroirs des siens.
Il s’en saisit et insuffle l’âme au complet au corps qui s’anime. Leur père se redresse, s’étire, se frotte les yeux et les salue avec bonne humeur, comme si c’était lui qui leur souhaitait la bienvenue dans la vie. J’ai soif, dit-il, et il prend la gourde d’eau à la ceinture du cadet. Jamais ses fils ne l’avaient vu boire de l’eau. »
Zéphyr a fini son histoire. Autour de la table, les convives préfèrent ne pas commenter, pas tout de suite. Ils font durer le charme. Nous sommes dans la grotte des vents. Aurore a préparé un dîner somptueux à ses quatre fils, avec son fameux toucher qui sait métamorphoser les éléments. Borée, l’aîné, le vent du nord et de l’hiver, longue barbe et longs cheveux, se régale de viande crue. Viennent ensuite les cadets, Euros et Notos. Le premier, vent de l’est et de l’automne, mange pain et fromage, avec un air songeur. Le second, vent du sud et de l’été, s’est servi un poisson écarquillé, mais il garde la fourchette levée pour écouter la pluie imprévue et torrentielle qui résonne dans son crâne. Enfin le benjamin, Zéphyr, le vent de l’ouest et du printemps, celui qui vient d’achever l’un des récits qu’il a rapportés de ses voyages, croque maintenant dans un fruit dur et acidulé, à peine mûr, comme il les aime. Un oiseau gazouille et sautille sur ses épaules.
Leur ordre de naissance fait sens. Les dieux ont remonté le temps, de l’hiver au printemps, pour qu’il puisse se dérouler, du printemps à l’hiver. Les vents reviennent une fois par an chez leurs parents, dans la grotte de l’enfance, dont les prolongements ouvrent une autre terre dans la terre, un pays avec ses rivières, ses collines, ses bosquets, ses sentiers, univers fantasque, dangereux, inimaginable, comme une autre planète à l’envers de celle-ci, toute d’ombre, de pierre et d’eau. La grotte se situe entre mer et montagne, dans une contrée désertée depuis que les vents, encore enfants, y ont déchaîné la puissance de leurs jeux, tandis qu’une végétation folle, ensemencée par les graines qu’ils amassaient dans leurs virées et malmenée par le corps à corps de leurs luttes, a crevé la roche, envahi les pentes abruptes et tourmenté les cimes.
La nuit est tombée, la table resplendit, entre les bougies, les baies, les bouquets. Crépuscule, leur père, l’a dressée avec son talent pour le spectaculaire. Aurore lui sourit, elle a les lèvres mauves d’avoir embrassé son mari. L’histoire de Zéphyr est une belle entrée en matière, elle célèbre leurs retrouvailles entre frères. On ne sait si elle est vraie ou fausse. Personne ne se le demande. C’est une histoire de marin, qui illustre la vie, même si elle ne vient d’aucune.
à suivre
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