Tandis que les autres demeuraient silencieux, il se mit à aller et venir, fouillant dans tous les tiroirs. Il en dégagea des liasses d’angoisse, les télégrammes de la joie pure, une dentelle toute brodée de rêves reclus. Il feuilleta l’herbier des passions, renifla les épices du risque, soupesa trois galets polis par les revifs de la réminiscence. De chaque brassée de sentiment qu’il déplaçait s’échappaient quelques bribes qui voletaient un instant dans la chambre avant de retomber çà et là sur le parquet. L’assemblée des anges se réfugiait dans le bruissement de ses plumes, ses plis et ses chuchotis, l’observant sans intervenir. Dieu l’avait bien dit : « Soyez patients avec votre frère, il est le plus vulnérable d’entre vous. Sachez être tendres avec cette part de vous qui ne sait pas grandir. Elle a gardé le pire, mais aussi le meilleur. »
« Il ne peut pas prendre en charge une âme, remarqua l’un des anges.
On devrait lui confier la garde des nuages, répondit un autre.
Oh même pas, celle des bulles de savon. »
Pourtant, ils aimaient Raphaël. On ne pouvait que l’aimer. Ce n’était pas simple d’être un ange, encore moins un ange gardien, il vous le rappelait et il vous rassurait : même sous l’égide de l’ange le plus inapte du ciel, l’âme sur terre trouvait son chemin de lumière. Mais peut-être que Raphaël s’y connaissait en lumière. Sa maladresse était une forme de grâce.
Il sortit du dernier tiroir des mains tachées de sang. Tous les anges savaient qu’il ne fallait jamais, jamais l’ouvrir. D’ailleurs, ils n’en avaient même pas la clef. Comment avait-il fait pour le desceller ? Ses triples verrous renfermaient les incitations au suicide. En essuyant ses larmes avec ses mains et ses mains sur sa tunique, Raphaël se couvrait de plus en plus de sang. Ne sachant que faire, il s’approcha de ses frères, qui s’écartèrent de lui, quand une petite fille pressée dispersa l’assemblée, en traversant la chambre d’une traite. Elle traînait derrière elle, par son ressort, un ancien téléphone au cadran circulaire.
« J’attends un appel de la charité. Vous êtes encore là, vous ? L’assemblée n’est pas terminée ?
Raphaël a oublié quelque chose. »
La fillette s’arrêta devant l’ange en détresse. Il s’empêtrait dans le sang qui abondait. Elle lui prit la main, balaya son vêtement de la paume et toucha sa joue du bout des doigts. À son contact, le sang disparaissait.
« Que cherches-tu, Raphaël ?
Je ne sais pas, je ne sais pas.
C’est pour l’âme que tu gardes ?
Il lui manque quelque chose, quelque chose d’essentiel, mais je ne sais pas quoi.
C’est le cas de tous les humains. Ils ont un trou ici. »
Elle désigna la place du cœur sur le torse de l’ange, au corps aussi vide qu’une cloche.
« Et on ne peut pas le recoudre ?
Même si tu recouds, il reste le trou. Il manque un morceau trop gros.
Alors comment font-ils les autres anges ?
Oh, ils mettent plein de trucs pour boucher le trou.
Mais les trucs ne marchent pas.
Non, ils ne marchent pas. Alors ils en mettent d’autres. Ils les remplacent sans cesse.
Pourquoi ça ne marche pas ?
Parce qu’on ne peut pas remplacer un morceau de cœur avec un truc.
Alors on fait quoi avec le trou ? »
La petite fille s’aperçut que les autres anges s’approchaient pour entendre sa réponse. Par espièglerie, elle se pencha à l’oreille de Raphaël et chuchota rien que pour lui : « Il faut l’agrandir. » Mais le silence était si complet autour d’eux que tous entendirent leur secret. Les anges, stupéfaits, sentirent trembler les cordes qui les rattachaient au ciel. Quelques-unes se rompirent et ceux qu’elles retenaient se retrouvèrent bossus ou boiteux.
« Vraiment ? interrogea Raphaël. Mais le cœur pourrait disparaître.
Non, non, le cœur s’agrandit lui aussi.
Tu es sûre, Espérance ? Je ne veux pas lui faire de mal.
Tu sais pourquoi le cœur a un trou ? »
Raphaël secoua sa tête, l’auréole glissa sur son front, Espérance la releva.
« Pour respirer. Et pour qu’il respire, il faut lui donner de l’air. Il ne faut surtout pas le remplir.
Mon homme veut le remplir. Ce trou lui fait terriblement mal.
Parce qu’il étouffe. Le problème, ce n’est pas le trou, c’est l’air qui manque.
Et où trouve-t-on de l’air pour le cœur ?
L’air du cœur, c’est le ravissement. Qu’est-ce qui ravit ton homme ?
C’est quoi, ravir ?
C’est une grande, très grande beauté. Une beauté telle qu’on se dit : quoi qu’il arrive, aussi terrible ou misérable que soit l’existence, rien que pour cette beauté-là, ça valait le coup d’endurer toutes les peines. Cette beauté-là, je ne la comprends pas, pas encore, peut-être que je ne la comprendrai jamais, mais le sens de la vie, il est là, je le sais. »
Raphaël réfléchit.
« La nuit. Son ravissement, c’est la nuit. La vraie nuit, avec toutes ses étoiles. »
Espérance monta à l’échelle de la bibliothèque, jusqu’à une vitrine en hauteur, où se reflétait le bleu du ciel. Elle redescendit les bras chargés d’astres qu’elle répandit au sol et choisit parmi la myriade de billes une céphéide, étoile dense qui pulse comme un cœur, avec une célérité douce.
« C’est l’étoile du nord. Donne-la-lui dans un rêve, pour que son ravissement ne soit plus un moment d’évasion, mais son sens de l’orientation. Il croit sans doute que son émerveillement n’est rien qu’un effet de son imagination, montre-lui que rien n’est plus réel. C’est là-dessus qu’il doit bâtir sa vie. C’est le seul fondement qui ne s’effondrera pas. »
L’étoile brille, l’ange sourit. Espérance est déjà partie.

Participation à l’agenda ironique de janvier, initié par Carnets paresseux et organisé ce mois-ci par Lyssamara. La consigne : commencer par « Tandis que les autres demeuraient silencieux, il se mit à aller et venir, fouillant dans tous les tiroirs », y glisser la phrase : « Je m’attache très facilement » (c’est raté) et introduire quelques-uns de ces mots : étendre, galet, sicaire, céphéide, ange, se revancher et revif.
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