Puisque nous parlons de thérapie, mentionnons la plus courante : la haine. La thérapie de ceux qui ne peuvent ou ne veulent pas en suivre, pourrais-je dire par boutade. Refusant à tout prix de se connaître, ils méconnaîtront l’autre autant qu’eux-mêmes. La haine peut porter sur toutes sortes d’objets. Cependant, cet objet se distingue ici en ce qu’il n’est pas singulier (telle personne), mais généralisé (toutes les personnes de ce type). Cela peut être les étrangers, la famille, l’adversaire politique, les gens en général, l’espèce humaine, l’autre sexe, ou même des motifs mythiques comme le diable, le démon, et la figure de l’autre n’est au fond qu’une figure de soi. Ce que Jung appelle l’ombre. L’ombre représente notre part faible, infantile et négative, que nous ne reconnaissons pas comme nôtre et projetons sur l’autre. Elle renvoie au côté négligé, abandonné de la personnalité, parce qu’il ne répond pas aux attentes de l’entourage et de la société ou qu’il n’a pas eu l’occasion et le temps de se développer – ce que j’ai appelé la fonction inférieure lorsque j’ai traité de la typologie jungienne. Pourtant, elle n’est pas foncièrement et entièrement mauvaise, elle demande seulement à être exercée, raffinée, à entrer dans la conscience et recèle des richesses inexploitées, ainsi qu’un caractère intempestif et sacrilège porteur de renouveau. Face obscure, double maléfique, jumeau inversé, elle ne manque pas d’illustrations artistiques et littéraires.
Lorsqu’elle commence à sortir dans la lumière, nous ne pouvons pas la supporter. Nous avons honte ou peur de son visage et nous voulons la ramener dans l’ombre, ce qui signifie, lorsque nous projetons l’ombre sur l’autre : l’abolir. C’est exactement le geste de la haine. Elle tente de néantiser son opposé, à tout prix, et non de l’intégrer, peu à peu. Le Sorcier de Terremer d’Ursula Le Guin raconte l’intégration indispensable de l’ombre par le héros : il reconnaît le mal comme une part de lui-même. C’est le premier tome de la série, la première étape de l’individuation jungienne. Autant dire que certains n’accèdent même pas à ce stade.
Bien sûr, dans une situation d’iniquité, il est juste de ressentir de la colère, de réparer les torts, de lutter coûte que coûte, juste et courageux et nécessaire. Quand cette lutte devient-elle de la haine ? Je dirais : quand elle touche à l’essence, aux personnes dans leur chair et non à l’institution qui leur accorde privilège, quand elle devient absolue, renonce à la conscience, cherche à détruire son adversaire, rêvant d’un monde où il n’existerait pas. La haine est très thérapeutique, à court terme. Elle donne à foison de la force facile, elle est accessible, jouissive, galvanisante, elle fait de soi un héros comme on en voit dans les histoires : entier, de seule lumière, sans ombre justement. On semble ainsi guérir des souffrances infligées par quelques personnes, en haïssant le type auquel elles appartiennent. Mais à long terme, elle ne résout rien, elle aggrave la scission de la personnalité et la haine s’approfondit d’autant, comme seule manière de la réduire, mais sans y parvenir. Je l’ai déjà dit : seule la vérité guérit.
Je prendrai comme exemple le féminisme qui devient misandrie. Pourquoi ? Parce que, malheureusement, seule une femme semble être légitime pour aborder le sujet. Mais surtout parce que le féminisme m’a sauvée et je veux le lui rendre, je veux le sauver de son ombre, le garder de sa haine. Je lui dois tant. Non seulement grâce à lui, je peux lire et écrire, me consacrer à ce qui m’anime, mais il m’a mise en vacances perpétuelles des attentes de la société. Il m’a libérée des hommes comme des femmes. Libérée du regard des hommes, ce qu’on appelle le male gaze, du devoir d’incarner leur désir. Toutes les petites filles, du moins encore dans ma génération, ont grandi sous ce précepte : il faut plaire, il faut être aimable, le but de l’existence, c’est d’être aimée. Voici la finalité, jamais clairement formulée, mais partout affichée, dans l’ensemble de la culture, comme si la femme était le tournesol et l’homme le soleil. Quand un film ou un livre ne suit pas ce schéma, il en présentera un autre tout aussi aliénant : la femme y sera fascinante par sa fragilité, sa folie, son angélisme, bref, par son âme brisée ou absente et le véritable sujet, ce sera la fascination de l’homme. Malgré la prise de conscience récente, combien d’hommes continuent à croire que leur plaire ou leur déplaire a pour nous une quelconque importance : ils ressentent le besoin de nous arrêter dans la rue pour nous en informer. Messieurs, soyons clairs, vos goûts et vos dégoûts nous indiffèrent. Me vient aussi cet étonnement : ces hommes qui ne cessent de nous juger, jauger, aborder, quels que soient leur apparence, leur âge et leurs manières, se sont-ils jamais regardés ? Apparemment non, pour beaucoup, être un homme suffit à être désirable. À la différence de tant de femmes qui pensent par naissance être indignes d’exister et consacrent toute leur vie à prouver leur valeur et mériter d’être aimées.
Mais le féminisme m’a aussi libérée des femmes, de la haine de la femme pour la femme, qui est abyssale – et le fait du patriarcat, je n’en doute pas, mais prenons nos responsabilités : de toute haine transmise, nous portons la faute de la transmettre à nouveau. Dans ma famille, dans celle de mes amies, ce sont les mères qui apprennent aux filles à se haïr, avec précision et exhaustivité, à haïr leur corps dans le détail : poils, gras, peau, nez, cheveux, que sais-je, et parfois s’y ajoute la rivalité, une rivalité qui se rejouera avec les autres femmes pour savoir qui mieux répond au désir des hommes, hommes dont finalement elles se préoccupent peu, puisque la compétition l’emporte sur le prix. Mais cette haine existe aussi entre hommes, cette rivalité, cette volonté de prouver qui sera le plus homme parmi les hommes, comme la plus femme parmi les femmes, et surtout les relations entre femmes ne se réduisent pas à cette haine. Le male gaze veut nous le faire croire. Dans notre culture, les femmes entre elles sont représentées en harpies, qui se jalousent, se disputent, médisent les unes des autres, sans aucune camaraderie. Nous n’y trouvons pas trace de nos amitiés. Seule reste l’amitié sobre et virile des hommes taciturnes. Celle des femmes ne serait qu’envie et bavardage. On ne saura presque rien de la sororité des temps anciens qui devait ressembler à celle d’aujourd’hui : solidarité à notre image, sincère et passionnée, tout l’inverse de la superficialité qu’imaginent les hommes, un élan qui va au fond des choses et droit au cœur.
Car à la haine qu’ils nous inculquent, il faut répondre par l’amour. Il faut beaucoup aimer les hommes, disait Duras aux femmes, je leur intime le contraire : il faut beaucoup aimer les femmes, il faut les aimer au point de les défaire de leur haine, aimer précisément celles qui détestent ou ont détesté la femme en nous, il faut les aimer au point de les désarmer, de les surprendre à leur propre haine ou du moins de les pardonner, parce qu’il n’a jamais été aussi clair que dans leur cas que toute haine est d’abord haine de soi.
Le féminisme, je l’ai connu justement par des amies. Je n’ai pas lu d’essais, mais j’ai discuté tant de soirées, écouté des podcasts et regardé des films avec ma sœur, lu des romans et des recueils de femmes, toujours plus de livres de femmes, étonnée d’en avoir lu si peu, qu’on m’en ait comme refusé l’accès, et découvrant à l’étranger, par contraste, l’acuité toute particulière de la misogynie française. C’est pourquoi, aujourd’hui, je suis si déçue quand une amie, celle précisément qui avait amorcé ma révolution, commence à parler de « mâle blanc », et lorsque je relève le racisme et le sexisme de l’expression (sans parler du spécisme, puisqu’ici la référence à l’animalité reviendrait à abaisser l’adversaire), elle me rétorque qu’elle en a le droit parce qu’elle est la dominée. Donc, subir la domination nous absout de tout ce que nous disons ou faisons. Le statut de dominé nous place dans le bien absolu et celui de dominant dans le mal absolu. Bien sûr qu’il faut critiquer et détruire un système qui autorise la perpétration des violences et leur impunité, mais là, c’est autre chose : c’est participer à la violence même qu’on combat sous prétexte de prendre les mêmes armes.
Puis, une autre amie se montre incapable de m’entendre si je parle des abus commis par les mères ou des garçons victimes d’agression sexuelle. Les hommes seraient par essence des bourreaux, et s’il leur arrive d’être victimes, c’est tout de même bien moins souvent que les femmes. Je ne comprends pas : et donc, ça ne compterait pas ? Quand on vit un tel trauma, la statistique importe ? Il faudrait faire partie de la majorité des victimes pour être reconnu comme tel ? Elle en est arrivée là, notre société comptable…
Enfin, des féministes que je suivais avec intérêt se mettent à proclamer ouvertement leur misandrie. Les hommes n’auraient pas besoin de notre amour, ils s’aiment déjà assez, et vivre dans leur haine nous libérerait de leur regard, de leur désir, etc. Pourquoi je m’arrête à de telles sottises ? Parce qu’elles ont du succès. En les découvrant, je les ai trouvées graves. On n’a pas le droit d’être bête. Pas avec l’éducation qu’on a reçue – ces femmes ont fait des études supérieures. On peut faire des erreurs, mais non s’y complaire. La bêtise est une faute morale. Simone Weil, Hanna Arendt me viennent à l’esprit – tiens, des femmes, seront-elles entendues ? L’intelligence sauve des vies, disait Simone Weil, ce qui revient à dire que la bêtise en sacrifie.
J’essaye de comprendre, sans y parvenir : comment peut-on méconnaître sa propre nature, falsifier toute son expérience au point d’affirmer que le mal serait dans l’homme ou le patriarcat ? Ces femmes croient-elles vraiment qu’elles sont meilleures ? Qu’ayant eu le même pouvoir, elles auraient agi mieux ? Ont-elles fréquenté des femmes ? Ont-elles regardé dans leur âme ? Comment font-elles à être si convaincues de leur inaltérable bonté ? Il est flagrant qu’elles projettent le mal qu’elles portent sur l’homme : tous leurs travers, si elles les reconnaissent, leur viennent selon elles du patriarcat ou de leurs relations avec des hommes. Le mécanisme de l’ombre se perçoit ici à traits si grossiers qu’il ne sert à rien de le décrire plus avant. Je pourrais citer l’histoire (le zèle des infirmières nazies), la fiction (La Servante écarlate) ou ma propre vie (les femmes s’y distinguent rarement par la douceur). Mais à quoi bon argumenter ? Ces théories sont barbares. Elles marchent par l’intimidation parce qu’elles ne peuvent dérouler aucune argumentation. Elles se contentent d’affirmations gratuites et satisfaites ; et ceux qui les critiquent seront qualifiés d’oppresseurs, offerts à la vindicte populaire, au point de ne plus oser s’exprimer. La terreur n’est finalement qu’une forme de lâcheté, l’expression du droit du plus fort, qu’ici on ne combat pas, qu’on veut juste s’arroger.
La misandrie est l’exact reflet de la misogynie : faire d’un sexe le porteur universel de la faute, l’origine du mal, le détester dans sa chair. Il est facile de voir que, dans l’un et l’autre cas, cette accusation sert à résoudre les déboires amoureux ou sexuels. Les épancher plus que les résoudre, car je ne vois pas comment on peut établir une relation saine avec l’autre sexe en partant de telles prémisses. Il faudrait que l’autre, homme ou femme, se reconnaisse comme intrinsèquement mauvais, et il ne manque pas d’âmes en peine qui pensent cela d’elles-mêmes, mais alors la relation devient abusive : on exploite la mésestime de soi de son partenaire, et celui qui abuse est précisément celui qui critique l’abus. J’en viens alors à cette affirmation que bien des féministes ne comprendront pas : aucun homme ne doit s’excuser d’être un homme. Parce que personne ne doit s’excuser d’être né. On est responsable non de sa naissance, mais de ce qu’on en fait. Et là, il y a du travail à faire, on est tous d’accord.
Il est étonnant de voir ce nouveau féminisme se décrire comme un contre-pouvoir alors qu’il est l’expression du pouvoir le plus répandu et écrasant dans notre culture : celui des États-Unis. Il reprend ses théories, son vocabulaire, son communautarisme. C’est une énième colonisation de notre territoire par le royaume du discours incomplexe. Il y a du bon dans ce manque de complexité : il apporte à l’Europe une efficacité de l’image, une performativité du langage, il ne va pas chercher les raisons, mais l’application immédiate et se soumet à l’épreuve de l’expérience, sans se perdre dans la spéculation ; mais il arrive souvent à des conclusions d’une stupidité confondante, en littéralisant tout rapport métaphorique au réel, en multipliant les tautologies et en réduisant toute singularité à la catégorisation (par classes, genres, origines) : comme si penser signifiait mettre des formes dans des cases de même forme ou faire une pirouette sur soi-même pour voir, ô surprise, qu’on arrive au même point. C’est prendre le pire des États-Unis, qui ne se réduisent pas à ce type de discours – voir Ursula Le Guin, que je citais plus haut. La réalité est complexe. Un discours qui se veut incomplexe dans l’espoir de la rendre plus compréhensible la manque tout simplement. Il est impropre à l’embrasser en son entier comme à l’atteindre ponctuellement. Pour moi, tous ces discours ne parlent de rien, ils tournent à vide, ils ne servent qu’à se réconforter : on pense pareil et ça fait du bien, c’est comme un câlin. Ils essayent de circonscrire un mystère égal au ciel étoilé avec un mètre couturier.
Même rapport refoulé avec le capitalisme. Si le féminisme est apparu précisément dans les pays capitalistes, comme une exception au règne presque universel de la misogynie, c’est que le capitalisme, par son éloge de la liberté d’entreprendre ou l’importance accordée à l’individu ou quelque autre dynamique, l’a permis. Il n’est pas le seul à le faire, mes connaissances ne me permettent pas de traiter le sujet, mais il faudrait aborder la différence entre sédentaires et nomades, l’égalité entre les sexes ayant perduré chez ces derniers après la révolution néolithique qui, elle, a instauré l’esclavage des femmes, et sans doute que la préhistoire était bien moins misogyne que notre histoire, etc. Par ailleurs, le féminisme peut être né du capitalisme et devenir anticapitaliste. Ici aussi, on n’est pas responsable de sa naissance, mais de ce qu’on en fait.
Je ressens d’autant plus la nécessité de me distinguer de la misandrie que je suis féministe. Je sais comme toutes les femmes ce que signifie grandir dans la haine de soi et je ne le souhaite à personne. En tant que femmes, nous manquons de lien, de filiation, de transmission, en un mot de culture. Notre matrimoine n’a pas été conservé. Il n’était qu’oralité maintes fois interrompue par les manigances pour nous réduire à la rivalité. Nous parlons sans ancêtres. Il nous revient de reconstituer cet héritage, de reformer cette communauté, mais qu’elle ne soit pas soudée par la haine de ceux qu’on exclut, qu’au contraire, l’amour y soit si vrai qu’il déborde au-delà de ces frontières. Pour cela, il faut faire entrer notre ombre dans le cercle et la regarder en face. Nous ne sommes pas l’origine du mal, mais nous n’en sommes pas non plus exemptes. Ne répétons pas l’erreur des hommes. Soyons plus intelligentes. Ils ne sont pas notre ombre, nous ne sommes pas la leur.
Pour moi, la féminité ne désigne aucun attribut, aucune essence, elle ne renvoie ni à la nature ni à la culture. La féminité est un idéal, qui m’a redonné mon corps, mon âme, ma vie, un idéal qui a pour nom liberté, d’une liberté si puissante qu’elle n’a besoin de poser aucune chaîne pour s’élancer.
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