La pensée se distingue de ce qui la précède ou domine son époque. Elle se construit par la critique. Nous prenons longuement la parole ou plume pour exprimer notre désaccord, un désaccord qui est déjà pensée et nous oblige à penser davantage, à articuler notre argumentation. De même, la science avance par des découvertes qui remettent en question les précédentes. Le chercheur doit ajouter à sa discipline, si ce n’est une contradiction, au moins une différence. La raison éclairée se définit contre l’opinion commune et le bon sens borné. Il paraît même que l’enfant apprend à dire « non » avant « oui ».
La pensée est donc distinction. Elle voit, pas si loin en vérité, mais un ou deux pas plus avant que les autres, que la majorité. Sa dynamique la rend élitiste. Si tous partageaient sa clairvoyance, celle-ci ne serait plus que vue moyenne. Elle s’aventure en éclaireur, sans forcément mépriser la troupe qui lui fait suite – tout dépend du tempérament de l’éclaireur.
Je n’ai rien contre l’élitisme de la vertu. Au contraire, je suis reconnaissante envers ceux qui me devancent et me guident. L’essentiel, c’est de savoir qu’une vertu n’est l’exclusive d’aucun, c’est-à-dire que chacun peut la pratiquer comme la perdre. Une vertu est un idéal et non un acquis. L’élitisme, dans ce cas, désigne un dépassement de soi et non une hiérarchie établie.
Malheureusement, parfois, il ne reste que la volonté de se distinguer, sans la pensée. Le penseur est pris d’une coquetterie d’intellectuel : il ne faut pas, surtout pas, qu’il pense comme tout le monde, il doit se distinguer à tout prix, sinon il se fondera dans la masse informe des autres (évidemment haïssables, opprimant sa singularité). Plus profondément, s’il est d’accord, il perdra sa position d’élection et sa possibilité de parole. Élitisme non plus de la vertu, mais d’une classe. L’éclaireur devient sa propre caricature, une sorte d’illuminé de la protestation. Ce désir de se distinguer l’amène à formuler des absurdités complètes, qui vont non seulement contre le sens commun, mais comme son propre sentiment.
Une autre dérive de la distinction porte des penseurs sans coquetterie ni mépris à se fourvoyer en ne prenant pas en compte le fait que la vie n’a pas le même rythme que la pensée. Ce qui est évident et déjà acquis depuis longtemps dans le domaine de la pensée peut ne pas l’être encore dans la société. Cela a donc du sens, c’est même une nécessité de le répéter, encore et encore, sous différentes formes et médiums. Cela ne revient pas à faire le lit du lieu commun, de la pensée creuse et consensuelle. La société n’est pas un essai de philosophie.
Non seulement la vie n’a pas le même rythme, mais elle n’a pas la même durée que la pensée. La vie n’est pas nouvelle, et certainement moins nouvelle que la pensée. Ses vérités sont toujours les mêmes, mais chacun doit les revivre en soi, pour soi, les découvrir à travers ses propres épreuves, les formuler en ses propres termes. La mort, l’amour, comment vivre ensemble ou faire ce qui est juste, toujours les mêmes énigmes. Sans doute que les formules individuelles qui résument la solution que chacun leur trouve sont répétitives, naïves, évidentes, mais sont-elles pour autant fausses ou bêtes ? Je ne le crois pas ; et à se vouloir toujours plus malin que son prochain, on finit par devenir aigri, parce qu’en fait, face à ces questions, on ne l’est pas et autant l’accepter, en toute humilité.
Pour illustrer ces dérives, je pourrais donner des exemples, mais je ne souhaite pas personnaliser la dispute, plutôt inviter à une prise de conscience et réfléchir plus abstraitement à une tendance qui menace toute pensée exigeante. La distinction n’est une vertu, comme toute vertu, que dans une certaine mesure.
Certes, en me distinguant de la distinction, je suis prise à mon propre piège, mais je m’en échappe par cette pirouette finale qui consiste à s’en apercevoir.
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