Bien que j’aie critiqué la distinction et montré ses limites, je la préfère infiniment à l’indistinction, au déjà dit, déjà pensé, à la banalité.
Je me suis souvent demandé ce qui plaisait tant dans la banalité, car elle plaît, cela ne fait aucun doute. En prenant l’exemple de la littérature, les livres les plus consensuels rencontrent le plus de succès, et il ne s’agit pas d’une masse ignorante, même des lecteurs réguliers et aguerris l’apprécient.
Ce goût du banal est si opposé au mien que je peine à le comprendre. Je suis touchée par ce besoin de communion, de retrouvailles entre humains autour de lieux communs, sans dispute possible, ce besoin de croire aussi que nous pensons et sentons tous pareil. Mais je suis aussi irritée par ce manque de courage et de curiosité, par cette ressemblance si facile qu’elle semble falsifiée, par ce refus de tout exercice de la pensée critique.
Ce goût révèle, assez banalement, le désir d’être pareil et la crainte d’être différent. Rien de plus naturel. Il y a quelque chose de profondément mimétique en nous. La parole, les expressions, les gestes, les pensées, tout nous vient par imitation. En nous modelant sur des modèles, nous apprenons, grandissons et consolidons la communauté qui nous accueille. En retour, celle-ci considérera toute différence comme une menace de dissolution en son sein et tentera de la réprimer par la pression de tous les autres, qui obligera à l’autocensure. La communauté ici ne renvoie pas forcément à l’ensemble de la société, elle peut aussi désigner la famille où l’on est né ou le cercle qu’on s’est choisi.
Même dans le plus intime de notre être, nous sommes mimétiques : dans notre désir, érotique ou non. Ce qui est désirable l’est parce qu’il est désiré par un ou des autres. L’objet du désir ne le devient que par la médiation d’un autre sujet. Le mimétisme exerce donc partout une force d’attraction considérable.
Si je regarde la politique et le succès récent du fascisme, outre les raisons socio-économiques évidentes, je suis frappée par le fonctionnement simplement mimétique (me vient qui sait pourquoi le terme « épidémique ») de ces opinions : on pense comme son parent, son voisin, son ami, on ne va pas plus loin. Penser comme, c’est la meilleure manière d’être en paix parmi les siens. Cela vaut en vérité pour toutes les tendances politiques et pour tous les domaines. Et qui n’aime pas la paix ? Mais jusqu’à quelle lâcheté peut nous mener notre amour de la paix ?
L’indistinction représente le choix de la sécurité – on est protégé par les autres – et de la facilité – le chemin est tout tracé. Dans ce contexte, se distinguer ne signifie pas affirmer sa singularité en tant que sujet, de manière individualiste, mais sentir la nécessité d’une voie différente pour accéder à la réalité, dont l’opinion courante et dominante s’écarte toujours davantage. En effet, son contenu se dégrade par mimétisme, ses répétitions entraînent de plus en plus d’approximations. Malgré la faiblesse de sa pensée, ou précisément pour cette raison, elle renforce sa pression et n’hésite pas à recourir à la violence – plus symbolique que physique, mais violence tout de même.
Une brève remarque pour nuancer mon dernier article et rappeler que, malgré sa tendance égotiste ou élitiste, je préférerai toujours la distinction au mimétisme. À moins qu’il ne faille les deux. Question, comme toujours, d’équilibre et non de choix. Puisqu’en suivant ceux qui se distinguent, je fais moi-même preuve de mimétisme. La singularité ne fait pas exception à l’esprit grégaire. Même à contre-courant, surtout à contre-courant, on cherche sa bande pour tenir le cap. Impossible de tenir seul contre tous, à moins d’une grande force d’âme et au risque de sombrer dans la folie, mais on peut former l’alliance de quelques-uns contre beaucoup, rejoindre les minorités éclairées (pluriel essentiel), trouver l’essaim des lucioles dans la nuit immense.
Note : je trouve cet article d’une confondante banalité. Comme quoi, l’objet d’une pensée la contamine.
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